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"On vit au jour le jour" : un an après le duel Le Pen-Macron, on est retourné voir les "Whirlpool" d'Amiens

Article rédigé par Fabien Magnenou - Envoyé spécial à Amiens,
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
L'entrée de l'usine Whirlpool d'Amiens (Somme). D'autres salariés travaillent également sur le site, pour d'autres entreprises. (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

En avril 2017, entre les deux tours de la présidentielle, Marine Le Pen et Emmanuel Macron s'étaient rendus en même temps sur le site Whirlpool d'Amiens. L'usine va bien fermer, mais un repreneur s'installera cet été. Un an après jour pour jour, franceinfo est allé rencontrer les salariés.

Drôle d'ambiance à Whirlpool Amiens (Somme), mardi 24 avril. Les 286 salariés doivent recevoir leur lettre de licenciement dans un mois. Parmi eux, 180 troqueront début juin la casquette du fabricant américain de sèche-linge pour celle de WN, une société créée par un entrepreneur local. "Continuer avec le nouveau ? La question ne se pose même pas. De toute façon, il n’y a plus de boulot à Amiens", résume un salarié sur le parking, au moment d'embaucher. "On est soulagés parce qu’on a un emploi, mais on verra bien. On vit au jour le jour." Seuls vestiges de la lutte des Whirlpool : des drapeaux défraîchis et quelques autocollants aux abords de l'usine.

Les salariés de Whirlpool n'ont pas pu empêcher la fermeture de l'usine d'Amiens (Somme).  (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

"On savait déjà que l'usine allait fermer"

Il y a un an, pourtant, la France entière avait les yeux rivés sur ce parking. Ce 26 avril 2017, Marine Le Pen et Emmanuel Macron s'y livrent à une improbable joute médiatique, en plein cœur de l'entre-deux-tours de la présidentielle. Leur terrain ? L'usine de sèche-linge, dont la fermeture a été annoncée quelques mois plus tôt, fin janvier 2017, par le groupe américain, qui souhaite alors délocaliser sa production à Lodz (Pologne). Les salariés entament une grève le 24 avril pour négocier au mieux le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) avec la direction.

En organisant une visite surprise deux jours plus tard, la présidente du FN prend de court son rival : elle s'affiche au milieu des salariés pendant que son adversaire est en réunion en centre-ville avec l'intersyndicale. "On a vu un petit papier circuler à la table jusqu'à Emmanuel Macron, se souvient François Gorlia, délégué CGT. Et nous, on recevait des MMS avec des photos de Marine Le Pen sur le parking." Le candidat d'En marche ! revoit ses plans et décide de se rendre sur place illico, pendant près d'une heure.

Emmanuel Macron arrive à l'usine Whirlpool d'Amiens (Somme), le 26 avril 2017. (MAXPPP)

Dans ce contexte tendu, l'opération de communication est périlleuse. A son arrivée, Emmanuel Macron est accueilli par une cohue monstre et des journalistes survoltés. Il essuie des sifflets nourris et d'âpres échanges. Marine Le Pen s'était engagée à ce que l'usine ne ferme pas. Le jeune candidat, lui, est venu sans "promesse" mais avec un objectif : "Défendre un plan social à la hauteur d[es] intérêts" des salariés. Ces derniers ne sont pas dupes et accusent déjà les deux adversaires d'opportunisme politique. "On avait dit à Emmanuel Macron qu'il pouvait rencontrer les salariés dans une salle ici, à l'abri des caméras. Mais au départ, il ne voulait pas venir", se souvient Antonio, délégué CGT.

Marine Le Pen, c’est David Copperfield, elle est arrivée et hop, elle a disparu. Emmanuel Macron, lui, c’est le magicien d’Oz. Il est arrivé par la grille bleue et il s’est fait huer. Mais s'il n'était pas venu, il aurait perdu l’élection. On a profité de l’aubaine médiatique pour faire parler de nous. Il fallait que Whirlpool voie ça.

Frédéric Chantrelle, délégué CFDT

à franceinfo

"Ce jour-là, de toute façon, on savait déjà que l’usine allait fermer. Emmanuel Macron a été élu par la presse et les journalistes n'en avaient rien à foutre de nous", assène Frédéric, vingt-cinq ans d'ancienneté. "La seule chose qui intéressait les médias, c'était de savoir pour qui on votait", ajoute Antonio. Après la séquence médiatique, un syndicaliste CFDT a été pris en grippe par sa fédération, pour avoir révélé son vote pour Marine Le Pen. Afin de lui éviter une exclusion, Frédéric Chantrelle a dû "menacer la fédération de brûler une cinquantaine de cartes d’adhérents devant les caméras".

"S'il y a un repreneur, ce n'est pas le fruit du hasard"

Les salariés n'attendaient pas grand-chose des candidats, mais certains estiment avoir bénéficié de cette exposition médiatique. "Nous, on était simplement venus exprimer notre mécontentement, résume Emmanuel, ouvrier depuis vingt et un ans chez Whirlpool. Mais cette histoire a sans doute joué en notre faveur." L'objectif semble plus ou moins atteint avec la négociation du PSE, dans une entreprise où la moyenne d'âge est de 48 ans. "On perd un quart de notre vie mais, en principe, tout le monde va repartir avec quelque chose", philosophe Frédéric.

Frédéric Chantrelle, délégué CFDT, et François Gorlia, délégué CGT, sur le site Whirlpool d'Amiens (Somme), le 24 avril 2018.  (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

"Le dossier Whirlpool était évidemment un sujet névralgique de la campagne, analyse aujourd'hui le député de la Somme François Ruffin (LFI), bon connaisseur du dossier. L’Etat a mis du pognon sur la table. S'il y a eu un repreneur derrière, ce n'est pas le fruit du hasard. C’était au centre des débats dans un moment clé." L'offre de WN (pour "Whirlpool Nicolas", prénom du repreneur Decayeux) reçoit d'abord l'assentiment des élus du comité d'entreprise et l'appui du président de la région, Xavier Bertrand (LR). Pour un euro symbolique, il s'offre le site de 155 000 m² et empoche, selon les syndicats, 45 000 euros par employé conservé, versés par Whirlpool. L'Etat met également la main à la poche, avec une prime d'aménagement de 4 millions d'euros.

En attendant, la situation est plutôt étrange dans les locaux. Désabusés par la fermeture prochaine de l'usine, les titulaires ont levé le pied, expliquent les syndicats. "La production est presque entièrement assurée par les intérimaires, avance même Antonio. Et il manque des pièces pour la production des appareils, parce que les fournisseurs veulent des garanties de paiement, à un mois de la fermeture." Whirlpool a pourtant besoin de stocks. Après un démarrage en début d'année, le site polonais de Lodz devait progressivement produire autant qu'Amiens. Mais il est encore loin du compte, selon les syndicats.

Antonio, délégué syndical CGT, n'a pas été conservé dans le projet de reprise de WN.  (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

Pré-retraite, projet personnel… Une cinquantaine de Whirlpool ont dit non pour la suite. Plusieurs salariés, eux, n'ont pas été conservés par le nouveau repreneur. Antonio est l'un d'eux. "Avant l'été, Nicolas Decayeux a pourtant dit qu'il avait besoin de tout le monde. J’étais mécano-soudeur et prototypiste et, justement, ils recherchent des soudeurs." Aujourd'hui, cet élu CGT estime qu'il paie les frais de sa mobilisation en avril 2017. François Ruffin et les syndicats ont écrit à Emmanuel Macron pour dénoncer le sort de 19 salariés, inscrits selon eux sur une "liste noire" de la future direction.

Comment le repreneur a-t-il fait son choix ? (...) Cette mission fut confiée à l'encadrement de Whirlpool, devenu l'encadrement de WN, et qui en ont profité pour régler leurs comptes. Notamment, mais pas seulement, à l'égard des grévistes de l'an dernier, contre les "grandes gueules".

François Ruffin, député LFI

dans un courrier à Emmanuel Macron

La nouvelle direction, elle, comptabilise neuf candidatures rejetées. Leur profil n'était pas "adapté aux postes proposés", assure-t-elle.

Qu'ils poursuivent ou s'arrêtent, les salariés ont encore plusieurs points à finaliser. Lors des négociations annuelles obligatoires, les syndicats ont demandé à Whirlpool une augmentation salariale de 4%, mais la direction a préféré proposer un sèche-linge aux salariés, ce qui a été vécu comme une insulte. Nouvelle offre : une prime de 100 euros pour le mois d'avril et de 300 euros pour le mois de mai, à condition d'atteindre des objectifs de production. "Du coup, on travaille pour payer la prime des titulaires ? grince un intérimaire. Nous sommes des pions, de toute façon." 

Un projet et des salaires encore flous

La situation est d'autant plus difficile que leur avenir proche est en suspens. La reprise du site, signée le 12 septembre 2017, a soulagé de nombreux salariés et la curiosité des médias est un peu retombée. Pourtant, la feuille de route de WN est encore floue. Alors que leur nouveau contrat débute le 1er juin, les salariés sont bien en peine de décrire en quoi consistera leur activité.

Moi je ne continue pas, je vais me diriger vers les travaux publics. Je pars à cause du comité de direction, car les cadres, ce sont ceux de Whirlpool. Et le repreneur, je ne le connais pas. Il a peut-être des idées, Nicolas Decayeux, mais il n'a pas [encore] de contrats.

Frédéric

Salarié de Whirlpool depuis vingt-cinq ans

"La reprise nous a sauvés du chômage, mais je ne sais pas comment Nicolas Decayeux va occuper 200 personnes", résume un futur WN. Le projet de reprise évoque la fabrication de casiers réfrigérés connectés – l'un d'eux trône devant un bâtiment –, mais des voiturettes devraient également sortir de l'usine à compter de septembre, en partenariat avec l'entreprise nordiste Secma. Le projet prévoit également un "incubateur", dit "Open Factory". Il pourrait opérer en partenariat avec l'entreprise amiénoise Ageco, qui sous-traite actuellement en Pologne et en Roumanie. Le site pourrait aussi reprendre des salariés de Prima France, un sous-traitant de Whirlpool.

Dans les environs de l'usine Whirlpool d'Amiens (Somme), le 24 avril 2018.   (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

Les futures conditions salariales sont également à définir. "Avec vingt-trois ans d’ancienneté, je suis à un peu plus de 1 400 euros par mois et je devrais passer à 1 300." Un gilet "Whirlpool" sur le dos, un autre ouvrier est davantage optimiste. "De quoi sera fait l'avenir maintenant ? Je peux point dire, mais je suis serein."

Comme promis lors de la campagne présidentielle, Emmanuel Macron est revenu après son élection, début octobre. "Il a respecté son engagement, convient Frédéric Chantrelle. Cela a permis de faire de la pub pour le repreneur." Reste désormais à dissiper les inconnues et à écrire l'avenir du site, avec le concours des salariés. "Faudrait pas que Nicolas Decayeux dise aux salariés de se mettre en congé de reclassement quelques mois, dans l'attente de contrats, réagit François Gorlia, délégué CGT. Nous, on souhaite que son projet fonctionne." "Qui sait, se marre Frédéric Chantrelle, la chocolaterie Trogneux [propriété de la famille de Brigitte Macron] d'Amiens nous achètera peut-être un casier réfrigéré connecté ?"

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