"La Reine des neiges" : quel modèle les deux héroïnes Elsa et Anna donnent-elles aux enfants ?
Le caractère moderne ou rétrograde, féministe ou non, des deux héroïnes du dessin animé a fait l'objet de nombreuses discussions depuis la sortie du premier épisode en 2013. Le deuxième volet est sortie en salle mercredi.
Vos enfants l'ont vu 50, 100, peut-être 200 fois en DVD, depuis sa sortie en 2013. Vous avez dû acheter la robe, le cartable, la parure de lit à l'effigie d'Anne, Elsa, Sven et Olaf… Vous estimez avoir parcouru 6 000 km en voiture au son de la bande originale. Il vous arrive même de fredonner "Libérée, délivrée". Impossible de vous en débarrasser. Bref, votre famille n'a pas échappé au phénomène La Reine des neiges, devenu le plus grand succès d'un film d'animation de l'histoire en termes de recettes, selon Disney (avant d'être dépassé cette année par le remake du Roi Lion). La suite, sortie mercredi 20 novembre, a l'air d'emprunter le même chemin puisqu'elle a réalisé le deuxième démarrage de l'année en France après Avengers: Endgame.
Parfois, vous vous demandez si vos enfants, impatients d'aller découvrir le deuxième volet, ne passent pas plus de temps avec Elsa et Anna qu'avec vous. Mais quel genre de modèles sont-elles ?
Les moins de 3 ans plus sensibles aux émotions
Pas de doute, même les plus jeunes sont capables d'apprendre par cœur les paroles des chansons du film. Mais vont-ils jusqu'à saisir les enjeux du scénario ? "Pour cela, il faut attendre l'âge de 4 ou 5 ans", explique Claude Allard, pédopsychiatre et auteur de plusieurs ouvrages sur la relation aux écrans, dont Les Désarrois de l'enfant numérique (éd. Hermann, 2016). "Avant 3 ans, si on choisit de montrer un dessin animé à un enfant, on préconise des séquences courtes et des choses simples", explique-t-il. Un jeune enfant peut être saisi par une image, une séquence, mais aura du mal à maintenir une attention constante pendant une heure et demie. Rappelons d'ailleurs que l'usage des écrans par les très jeunes enfants est généralement déconseillé : l'OMS recommande de les interdire avant 2 ans, et d'en limiter l'utilisation à une heure entre 2 et 4 ans.
Cela ne veut pas dire qu'il ne comprendra rien. "Ce que le petit enfant voit en premier, ce sont les émotions", d'autant plus lisibles sur les visages d'héroïnes de dessins animés, explique Claude Allard. "L'angoisse, le suspense, le soulagement lors du dénouement" sont des sensations qui ne lui échapperont pas. "L'identification d'une petite fille au personnage passe par ce qu'elle ressent", poursuit le pédopsychiatre. Pas besoin, pour un enfant, de lancer de la glace avec ses doigts pour ressentir l'envie d'être "libéré, délivré".
Elsa "n'est pas toujours en train de s'occuper des autres"
A la sortie du film en 2013, beaucoup ont d'ailleurs mis à son crédit l'indépendance des personnages d'Elsa, la reine des neiges du titre, et de sa sœur Anna. "Disney n'a toujours pas sa princesse féministe", mais "a compris la leçon" et n'a plus besoin que d'un "tout petit effort", écrivions-nous alors. Il serait exagéré d'y voir une rupture, estime Mélanie Lallet, sociologue des médias et maître de conférences en sciences de l'information, spécialiste des représentations de genre dans les dessins animés : "Depuis les années 1990, il y a une progression douce vers des figures féminines plus émancipées", comme Pocahontas ou Mulan, "qui ne se contentent plus d'attendre un prince et ne s'épanouissent plus uniquement dans les relations amoureuses". En 1989, dans La Petite Sirène, "Ariel est proactive et s'oppose à son père", fuguant chez les humains, abonde Sébastien Roffat, historien spécialiste du cinéma d'animation.
Dans La Reine des neiges, Anna, qui part à cheval retrouver sa sœur et se bat contre les loups, s'inscrit dans ce mouvement, sans pour autant révolutionner le genre. Elsa, elle, offre aux enfants un modèle moins courant. "Elle contrevient assez clairement à certaines attentes. Elle n'est pas toujours en train de s'occuper des autres", poursuit Mélanie Lallet. Isolée dans son château de glace de peur que son pouvoir ne mette les autres en danger, elle montre "un côté solitaire, décalé, hypersensible" rarement valorisé dans ce genre de films. Au point qu'aux Etats-Unis, le personnage "est par exemple utilisé pour parler d'autisme à des personnes Asperger", note la sociologue.
Le coup de foudre ? "Un danger"
Mais la vraie surprise du film est ailleurs, dans sa rupture avec un principe fondamental des films de princesses Disney : jamais Elsa n'est mise en scène dans une situation amoureuse. Et quand sa sœur Anna rencontre un prince tout ce qu'il y a de plus charmant, qui lui propose immédiatement de se marier, elle pointe sans détour l'absurdité d'épouser un inconnu. Le film lui donne raison, puisque Hans va s'avérer motivé non par l'amour, mais par la soif de pouvoir.
Disney fait un peu son autocritique et met en scène sa réflexion sur le mythe du prince charmant.
Mélanie Lallet, sociologue des médiasà franceinfo
Dans un essai sur les films Disney, Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d'heureux (éd. Des équateurs, 2017), la professeure de philosophie Marianne Chaillan est inspirée par cette originalité, qu'elle rapproche des idées de Lucrèce et Stendhal sur les dangers du désir amoureux : "Quand on est amoureux, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce que l'on aime", résume-t-elle. "Le coup de foudre est présenté comme un danger", inversant un principe fondateur des films Disney. "Montrer des princesses qui ne sont pas dupes et qui contrôlent leur situation, c'est un modèle positif", acquiesce le pédopsychiatre Claude Allard. D'autant que cette leçon de vie ne se limite pas aux relations amoureuses : La Reine des neiges apprend, plus généralement, que "ce qui brille n'est qu'une illusion, souvent dangereuse", ajoute Marianne Chaillan.
"Une masculinité un peu transgressive"
Cela n'empêche pas le film de proposer également, à travers le personnage d'Anna, "une féminité beaucoup plus classique", ajoute la sociologue Mélanie Lallet. Si Elsa n'a pas de prince, Anna en a deux pour le prix d'un, puisqu'elle rencontre Kristoff, un tailleur de glace un peu bourru avec qui elle connaîtra le véritable amour, cette fois-ci. Son hésitation entre deux garçons (qui a, certes, des implications pour l'avenir de sa sœur et du royaume) occupe d'ailleurs une part plus importante du film que les aventures d'Elsa.
L'idéal de beauté féminine mis en avant par Disney n'est pas non plus franchement remis en cause. Si Anna nous est d'abord présentée en princesse qui ronfle, un filet de bave coulant des lèvres, il lui suffit d'une pirouette pour que ses cheveux décoiffés se transforment en une tresse impeccable. Quant à Elsa, sa "libération" au milieu du film s'accompagne d'un relooking drastique, sa tenue austère est remplacée par une robe plus conforme à l'image d'une princesse.
Le modèle proposé aux garçons est aussi dans cet entre-deux. Car, même si "ce sont les filles qui sont ciblées" par ce film, "tout le monde regarde les Disney", rappelle Mélanie Lallet. "Les personnages masculins sont très peu creusés" dans les films de princesses, note la sociologue. Ici, le seul garçon présenté sous un jour positif est Kristoff, qui coche toutes les cases du héros : il est grand, costaud, aventurier et protecteur envers Anna. Mais quand les trolls, sa famille adoptive, font son éloge, ils insistent plutôt sur son caractère "tendre et attentionné". En cela, concède Mélanie Lallet, il représente "une masculinité un peu transgressive".
"Je ne pense pas qu'il y ait de réel message"
Alors quelles sont les valeurs que Disney veut porter ? Le studio défend-il les bienfaits d'être une femme indépendante qui assume son pouvoir, ou l'importance de trouver l'amour et de soigner sa coiffure ? "C'est peut-être malheureux, mais je ne pense pas qu'il y ait de réel message", ou du moins pas de réelle volonté de défendre le progressisme ou le conservatisme, estime Alexandre Bohas, professeur d'affaires internationales à l'Essca School of Management d'Angers, et notamment auteur de Disney : Un capitalisme mondial du rêve (L'Harmattan, 2010). Le film, avec ses deux protagonistes incarnant deux idées de la princesse, illustre "la volonté de toucher plusieurs publics, des plus jeunes aux pré-ados, qui ont envie de caractères plus affirmés". Selon lui, chez Disney, c'est même Anna qui était vue comme l'héroïne à laquelle les jeunes spectatrices s'identifieraient le plus, et le succès d'Elsa a surpris.
Il faut dire que les préoccupations du géant américain dépassent le cinéma : il s'agit "de lancer des imageries, à décliner sous toutes sortes de formats, des films aux tasses de thé", et ce depuis le temps de Walt Disney, explique Alexandre Bohas. S'il n'existe pas de formule du succès garanti et qu'il faut bien "créer du merveilleux" pour qu'un film trouve son public, "le département des produits dérivés est mis au courant dès qu'un scénario est validé", et étroitement associé à la préparation du film.
Libérée, délivrée n'a pas seulement nourri les rêves d'indépendance de millions de jeunes enfants : le succès de la chanson a fait vendre des DVD, des CD de la bande-originale et des robes de princesses, et tant pis pour les contradictions. Le succès du film a ainsi relancé l'attrait pour la gamme Princesses Disney, sorte de marque interne à l'univers Disney qui réunit une dizaine d'héroïnes emblématiques, de Cendrillon à Jasmine, explique l'historien Sébastien Roffat.
Les Princesses Disney sont aujourd'hui ce qui marche le mieux, notamment dans les parcs d'attractions. Les fillettes y apprennent à se maquiller et à s'habiller comme une princesse.
Sébastien Roffat, historien du cinéma d'animationà franceinfo
Les princesses plus anciennes ont même été redessinées, dans une 3D très proche du style La Reine des neiges : "Pour certaines, le graphisme n'a plus rien à voir", pointe Sébastien Roffat. Mélanie Lallet se souvient d'ailleurs de la controverse qui avait accompagné, en 2013, l'intronisation dans cette gamme de Mérida, l'héroïne du film Pixar Rebelle, autre exemple de princesse "hors des codes". La guerrière écossaise aux cheveux en bataille avait été relookée et amincie, perdant son arc mais gagnant des yeux en amande.
Des valeurs qui doivent surtout plaire aux parents
Une problématique qui n'est "pas le propre de Disney", rappelle la spécialiste des représentations de genre dans les dessins animés. "Les productions grand public sont rarement pionnières" sur les évolutions de la société. "Ce sont les parents qui sont prescripteurs de ce que voient leurs enfants", rappelle Sébastien Roffat, et Disney a donc besoin qu'ils "acceptent les valeurs véhiculées dans le film". Le pédopsychiatre Claude Allard conseille d'ailleurs aux parents "de regarder ce qu'ils vont montrer aux enfants". Mais tous ne le feront pas, et Disney a tout intérêt à apparaître comme une valeur sûre : "Le succès est qu'on se dise qu'en achetant Disney, on ne prend pas de risques et qu'il y aura une belle morale", résume l'économiste Alexandre Bohas.
Une logique qui explique peut-être pourquoi La Reine des neiges 2 décevra probablement ces fans qui encourageaient Disney à faire d'Elsa sa première princesse lesbienne. "Ils font du 'mainstream', estime Alexandre Bohas. Il ne faut pas s'attendre à ce que les questions LGBT apparaissent explicitement dans un film avec de tels enjeux économiques", prévient-il, du moins pas avant quelques années encore.
En revanche, les interrogations de certains sur Elsa ne viennent pas de nulle part. Les réalisateurs "savent ce qu'ils font" et jouent consciemment avec certains codes LGBT, assure Mélanie Lallet, pour qui "la métaphore du placard" et du coming out est une lecture possible du parcours d'Elsa et de sa chanson Libérée, délivrée. Interrogée à ce sujet, la coréalisatrice des deux opus de La Reine des neiges, Jennifer Lee, s'était bien gardée de trancher, estimant que son film "appartient à tout le monde". Preuve que les leçons à tirer de ce dessin animé restent assez ouvertes.
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