Ordre des dentistes : ces cadeaux, indemnités et avantages en nature qui intéressent la justice
Après le rapport de la Cour des comptes sur des dépenses et cadeaux peu justifiés, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire sur l’Ordre des chirurgiens-dentistes. Une plainte a été déposée.
Sale temps pour l’Ordre national des chirurgiens-dentistes. Après le rapport accablant de la Cour des comptes, dévoilé le 8 février 2017, une enquête préliminaire a été ouverte par le parquet de Paris. La Cour pointe de très nombreux abus dans l’instance censée garantir la déontologie des dentistes. Le rapport est très sévère : gestion opaque, favoritisme, cadeaux de luxe offerts aux membres des Ordres, à leurs familles et, parfois, à des salariés. Parmi ces cadeaux, on trouve des accessoires de haute couture, des bijoux, des grands vins, des coffrets Relais et Châteaux d’une valeur de plusieurs milliers d’euros. Le tout payé avec les cotisations des 44 000 dentistes de France.
Parallèlement, un collectif de dentistes vient de porter plainte contre X pour escroquerie et détournement de fonds publics. Leur avocat, Me Philippe Bessis, qui s’oppose depuis plusieurs années au Conseil de l’Ordre des chirurgiens-dentistes (et lui-même ancien dentiste radié du Conseil) est déterminé à aboutir. "J'ai déposé une plainte pénale contre X pour abus de confiance et détournement d'argent public. S'il n'y a pas de poursuites, on saisira le doyen des juges d'instruction, affirme-t-il. L'Ordre représente la morale, l'éthique, la responsabilité, la déontologie. Ceux qui nous donnent des leçons de morale matin, midi et soir sont eux-mêmes défaillants !".
Les missions de l’Ordre national des chirurgiens-dentistes sont fixées par le Code de la santé publique. L'Ordre est censé veiller "au maintien des principes de moralité, de probité, de compétence et de dévouement indispensables à l'exercice de (...) de l'art dentaire (...) et à l'observation, par tous leurs membres, des devoirs professionnels, ainsi que des règles édictées par le code de déontologie". L'Ordre contrôle l’accès des dentistes à la profession (44 000 dentistes en activité aujourd'hui) et fixe le montant de leur cotisation obligatoire (422 euros par an). Il y a ensuite trois niveaux de contrôle : le conseil national de l'Ordre, les conseils en régions et les conseils départementaux.
Des indemnités versées pour assister à des pots de départ ou des goûters de Noël
Les cotisations versĂ©s par les dentistes et rĂ©coltĂ©s par l’Ordre servent notamment Ă rĂ©gler les indemnitĂ©s allouĂ©es aux diffĂ©rents Ă©lus de l’Ordre pour leur travail. Ce travail est thĂ©oriquement bĂ©nĂ©vole, mais une loi de 2009 autorise une indemnitĂ© pour les Ă©lus. Le montant annuel maximum de cette indemnitĂ© est de 115 000 euros par an et par personne. Mais cet argent sert parfois Ă payer des cadeaux. Pour Me Bessis, l'absence de transparence sur les activitĂ©s des membres de l'Ordre ne permet aucun vĂ©ritable contrĂ´le. "Il n'y a aucune vĂ©rification possible, ni interne, ni externe. Chaque vacation au sein du conseil est rĂ©munĂ©rĂ©e entre 400 et 500 euros, c'est un forfait par jour. Je ne sais pas si ce forfait correspond Ă un dĂ©jeuner entre amis, Ă une visite au sein d'un conseil dĂ©partemental, ou Ă une vraie rĂ©union de travail qui nĂ©cessite un effort intellectuel. On ne sait pas ce qu'ils font", estime-t-il.Â
Certes, les activités sont officiellement justifiées, mais la Cour des comptes pointe certaines d'entre elles : en 2014, un conseiller de l’Ordre des Pays de la Loire est indemnisé pour avoir assisté au pot de départ d’un salarié de l’Agence régionale de santé ; un autre membre est indemnisé pour avoir participé à une cérémonie du 14 Juillet ; un membre du Conseil national est indemnisé pour avoir participé à une manifestation, organisée par des syndicats de la profession.
Patrick Lefas, le président de Chambre de la Cour des comptes qui a coordonné le rapport, s’étonne d’une indemnité versée pour une participation au goûter de Noël des enfants du personnel de l’Ordre national en 2011. "Payer des indemnités pour ce type de manifestation, ça parait tout à fait curieux", dit-il. Gilbert Bouteille, le président de l’Ordre national depuis 2015, ne dément pas l’existence de ce goûter mais il assure qu’il n’y a pas eu d’indemnités spécialement versées pour cet évènement. "L'arbre de Noël pour les enfants du personnel dure trois ou quatre heures. Un conseiller y passe une heure au cours d’une journée où il travaille bel et bien pour l'Ordre", argue-t-il. Pourtant, selon nos sources, une indemnité spécifique aurait bien été versée pour ce goûter de Noël.
Des indemnités très variables, selon les départements
Les cotisations des dentistes représentent une cagnotte de 20 millions d’euros en 2016. A cela s'ajoute une réserve financière de 30 millions d’euros. Problème : les cotisations ne sont pas utilisées de la même façon partout. Chaque conseil départemental décide du montant des indemnités qu’il verse à ses membres.
Ainsi, certains conseils départementaux estiment que le travail d’un élu est avant tout bénévole : les indemnités sont réduites au minimum, elles représentent 3% des cotisations. C’est le cas dans le Val-de-Marne, en Seine-Saint-Denis et en Gironde. Le Dr Manseau, président du conseil départemental de la Gironde, n'est lui-même défrayé que lorsque cette activité empiète sur son travail de dentiste. "Je consacre tous les lundis après-midi bénévolement au conseil de l'Ordre. Je ne suis pas indemnisé, ni pour cette demi-journée, ni pour les quelques heures que je passe le reste de la semaine. L'indemnité a été votée dans le cas où l'on est obligé de quitter notre cabinet sur des horaires habituels de travail. Reste également bénévole l'activité que je peux avoir entre deux patients, un coup de téléphone, par exemple. Je n'ai pas de pointeuse dans mon cabinet pour mesurer ce temps de travail", témoigne-t-il.
Bien différentes sont les pratiques dans d’autres conseils départementaux. En Isère, en Haute-Garonne et dans le Nord, les indemnités représentent 30% du montant total des cotisations des dentistes. Dans les Alpes-Maritimes, 36% des cotisations étaient dédiées aux indemnités en 2014. Un record. Pour le président du conseil départemental des Alpes-Maritimes, Olivier Comte, ce n’est pas une dérive. "On a estimé que le bénévolat n'était plus possible parce qu'on avait des cabinets qu'on était obligé de lâcher pour continuer à exercer au conseil de l'Ordre, où la charge de travail était de plus en plus importante dans notre département", explique-t-il
Depuis 2015, le conseil départemental de l'Ordre des Alpes-Maritimes affirme avoir diminué de moitié ses indemnités pour financer l’achat d’un nouveau siège, un superbe appartement de 180m² dans une résidence de luxe à Nice.
Dans les départements, 1 200 conseillers interviennent dans des procédures de conciliation, c’est le cœur de l’action des Ordres, pour régler des litiges notamment entre patients et praticiens. Le Dr Philippe Denoyelle, président du syndicat l’Union dentaire, l’un des trois syndicats majoritaires de dentistes, ne veut pas généraliser les abus. "Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La grande majorité des conseils départementaux font un travail important pour la profession, mais aussi pour les patients. Cela demande beaucoup de temps. Les indemnités ne sont pas importantes et ne compensent pas tout le temps passé à cette activité. Je pense qu'au niveau national il en va de même. Mais s'il y a eu des dérives, elles sont condamnables", estime Philippe Denoyelle.
Des cadeaux payés sur les fonds des conseils de l'Ordre
Outre ces indemnités parfois généreuses, certains cadeaux reçus par les membres des différents conseils de l'Ordre, retiennent particulièrement l'attention. En 2014, une salariée du conseil départemental de l’Ordre des Alpes-Maritimes a reçu une montre d’une valeur de 2 200 euros. Selon la notice de cette montre de femme de la marque Longines (modèle Prima Luna), on dénombre 48 diamants autour du cadran, et 11 à l’intérieur.
Le prĂ©sident du conseil dĂ©partemental de l’Ordre des Alpes-Maritimes, Olivier Comte, minimise la valeur de l’objet. "Pour 2 200 euros, s'il y a des diamants ils ne doivent pas ĂŞtre très gros", estime-t-il. Il explique que la montre a Ă©tĂ© offerte Ă une secrĂ©taire administrative de l’Ordre pour 30 ans de bons et loyaux services. La somme a en partie Ă©tĂ© payĂ©e par l’Ordre, et en partie par les dix conseillers de l’Ordre. "Sur une facture de 2 200 euros, le conseil a payĂ© 1 200 euros et les dix conseillers du dĂ©partement ont payĂ© chacun 100 euros de leur poche. (…) C’est une gestion 'en bon père de famille' des fonds du conseil de l'Ordre. Il n'y a rien Ă nous reprocher", affirme-t-il. La Cour des comptes n’est semble-t-il pas du mĂŞme avis.Â
Des "déplacements professionnels" en cure thermale
La Cour des comptes s'intéresse également aux voyages dont ont profité certains conseillers de l’Ordre et leurs proches, sous couvert de déplacements professionnels. Le magistrat Patrick Lefas les qualifie de "voyages d’agrément". "Un voyage d'agrément, c'est l'habillage d'un déplacement, avec le conjoint, pour aller voir le membre d’un ordre départemental dans un endroit agréable", précise-t-il.
Par exemple, le conseil départemental de l'Ordre du Loiret a organisé deux séjours de cure thermale, un à Vichy avec certains conjoints, l’autre à La Baule. Ces pratiques concernent une petite minorité de conseils départementaux et régionaux. Mais certains départements sont particulièrement scrutés par la Cour des comptes. Ainsi le conseil départemental de l’Ordre de l’Isère est pointé pour un déplacement de quatre jours en Corse en 2012. Ce voyage a concerné dix conseillers, certains venus avec leurs conjoints. Selon la vice-présidente du Conseil départemental de l’Isère, le Dr Marie-Hélène Fahy, il s'agit bel et bien d'un déplacement professionnel, une rencontre "confraternelle" sur l’invitation du conseil départemental de la Corse-du-Sud. Le Dr Fahy affirme que le coût du séjour a été financé en partie par le fait que les membres de l’Ordre de l’Isère ont renoncé à leur cotisation annuelle. "Quatre chambres ont été réservées à Porto-Vecchio, confie-t-elle. Un conseiller a une maison là -bas, il a logé la moitié des membres, sinon on n'y serait pas arrivé. Je pense que ça a été monté en épingle pour faire du sensationnel, ça été sorti de son contexte. Le président d'honneur s'arrêtait définitivement après 30 ans de bénévolat. Cela dit, ça serait à refaire, on ne le referait pas !"
Des appartements à Paris attribués de façon "opaque" et "non déclarée"
Le rapport de la Cour des comptes relève d'autres dysfonctionnements, au sujet cette fois du patrimoine immobilier de l'Ordre des dentistes, estimé à 50 millions d'euros à Paris et 16 millions dans le reste de la France. Ce patrimoine est notamment composé d'un hôtel particulier, siège du conseil national de l’Ordre à Paris, ainsi que de neuf logements dans les quartiers chics de la capitale, près de l’avenue Foch. Parmi ces logements, il y a des studios, mais aussi des appartements deux-pièces plus confortables, comme en témoigne cet ancien membre du bureau de l’Ordre national, qui tient à rester anonyme : "Ce sont de beaux immeubles haussmanniens ou des appartements de type moderne avec grands balcons et terrasses. Ils sont en général meublés au frais de l’Ordre national. Quand il y a un changement de poste, il y a des travaux de remise en état. Je me souviens très bien d'un magnifique lit Roche Bobois à 3 500 euros qui a été acheté dans les années 2000 pour meubler une de ces chambres", raconte-t-il.
Rien d’illĂ©gal. Ce qui pose particulièrement problème, c’est la gestion de ce patrimoine. "Les conditions d'attribution sont opaques et n'ont jamais Ă©tĂ© soumises Ă l'approbation de l'assemblĂ©e plĂ©nière. Toutes les charges sont payĂ©es par l'Ordre, jusqu'aux factures de blanchisserie du linge de maison, pour un total de plus de 100 000 euros par an. L'avantage en nature que constitue ces logements n'est ni dĂ©clarĂ©, ni rĂ©intĂ©grĂ© dans les rĂ©munĂ©rations des conseillers [de l’Ordre]", souligne le rapport de la Cour des comptes.Â
Ces logements parisiens sont attribués gratuitement aux huit membres du bureau, c’est-à -dire à l’exécutif de l’Ordre national des dentistes. Ces appartements sont censés être réservés aux conseillers qui viennent de région, et qui n’ont donc pas de logement sur Paris. Or, la Cour des comptes a constaté que de nombreux conseillers de Paris ou de la région parisienne en ont aussi profité. Ce que justifie Gilbert Bouteille, président de l’Ordre des chirurgiens-dentistes. "Quelques fois, les membres de l’Ordre ont besoin de ces appartements parce qu'ils repartent le lendemain à 7h du matin pour aller ailleurs, donc ça peut se justifier. Tout calcul confondu, ça revient moins cher que d'aller à l'hôtel", affirme-t-il.
Des proches de conseillers recrutés et rémunérés "au bon vouloir du président"
Les avantages dénoncés par la Cour des comptes ne concernent pas seulement certains membres de l’Ordre mais aussi leurs proches. Il est ainsi fréquent que des personnes de la même famille que des conseillers soient embauchées, et ce, sans appel à candidature. Rien d’illégal, mais peuvent s’ajouter d'importantes différences de salaires. Par exemple, une secrétaire administrative et comptable proche d’un dirigeant d’un Ordre départemental gagne 4 600 euros net par mois, contre 2 000 euros net mensuel pour une personne occupant le même poste avec la même ancienneté. Un ancien membre du conseil de l’Ordre confirme ces pratiques de népotisme. "Ça se fait au bon vouloir du président, qui estime que sa salariée mérite un salaire plus élevé que les autres. C'est soumis à l'approbation de l’Ordre départemental, mais qui va s'y opposer ?", témoigne-t-il. Interrogé sur ce sujet, le président du conseil national de l’Ordre affirme avoir commencé à mettre fin à ces pratiques depuis son arrivée en juin 2015.
De "mauvaises habitudes" de gouvernance
L'Ordre des médecins a déjà connu des dysfonctionnements comparables en 2007. Michel Degoff, professeur de droit public à l’université Paris-Descartes, spécialiste des Ordres professionnels, explique que c’est notamment la conséquence d’un trop faible renouvellement des membres qui siègent au sein de ces institutions. "Quand les gens restent très longtemps en fonction, peut-être que des mauvaises habitudes sont prises. (…) Il existe encore une certaine opacité car la Cour des comptes ne peut exercer un contrôle sur la gestion de ces différents Ordres que depuis une dizaine d'années", dit-il.
Le président du conseil national de l’Ordre, Gilbert Bouteille, ne partage pas tous les constats de la Cour des comptes, mais il reconnaît qu’une réforme de la gouvernance est à l’étude. En juin prochain, il organise des Assises nationales où il compte mettre tous les problèmes sur la table. Selon nos informations, le responsable du conseil départemental de l’Ordre en Isère – l’un des deux départements les plus critiqués – a été poussé à la démission.
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