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"C’est un miracle qu’ils aient réussi à le sortir" : la folle histoire de "The Other Side of the Wind", le film maudit d'Orson Welles

Netflix diffuse à partir de vendredi 2 novembre la version finale du film du cinéaste américain Orson Welles, plus de 40 ans après la fin du tournage. Retour sur l’histoire d’un long-métrage qui a failli ne jamais voir le jour.

Article rédigé par franceinfo - Céline Delbecque
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 14min
L'équipe du film "The Other Side of the Wind" sur le tournage, entre 1970 et 1976, à Carefree, en Arizona (Etats-Unis). (DR)

C’est l’histoire d’un film inachevé qui, 33 ans après la mort de son mythique réalisateur, est finalement diffusé sur les écrans. Quatre décennies de problèmes de production, de difficultés financières et d’imbroglios judiciaires plus tard, The Other Side of the Wind d'Orson Welles est enfin disponible sur Netflix depuis vendredi 2 novembre. 

Le clap de fin pour un film maudit qui aura marqué la fin de la carrière du réalisateur de Citizen Kane par ses rebondissements incessants.

Un "grand film" sur l'univers du cinéma

"C’était une sorte de bazar permanent, mais tous les gens qui ont travaillé sur le film vous diront la même chose : nous avions la sensation de participer au plus important projet de nos vies, à ce que l’on pouvait faire de meilleur dans le monde du cinéma." A 71 ans, Joseph McBride est l’un des derniers survivants du casting de The Other Side of the Wind. Témoin direct de l’histoire mouvementée du film, il a assisté à sa production chaotique, aux problèmes de financement qui ont menacé à de multiples reprises le tournage, au montage qui ne se terminait jamais et aux batailles juridiques complexes concernant les droits d’auteur. "C’est un miracle qu’ils aient finalement réussi à le sortir", confie-t-il à franceinfo.

L'équipe de "The Other Side of the Wind" sur le tournage du film, en 1971, à Hollywood. Orson Welles tient la caméra et Joseph McBride (à droite) regarde la scène sous le porche.  (DR)

Car si The Other Side of the Wind sort en 2018, c’est bien au début des années 1960 que l’idée de ce long-métrage a germé dans l’esprit de son réalisateur. "On peut situer le point de départ en 1962, lorsqu’Orson Welles imagine le scénario d’un film sur la tauromachie, dont l’un des personnages principaux serait un toréador, détaille François Thomas, coauteur du livre Orson Welles au travail. Quelques années plus tard, il change finalement d’avis et décide de placer l’action dans l’univers du cinéma."

Joseph McBride durant le premier jour du tournage du film "The Other Side of the Wind", le 23 août 1970. (DR)

Le scénario prend forme. Orson Welles y raconte l’histoire de Jake Hannaford (interprété par John Huston), un réalisateur sur le déclin qui revient aux Etats-Unis après des années d’exil. "Le film raconte ainsi la cérémonie du 70e anniversaire d’Hannaford dans son ranch californien, où il est confronté à la crème de la crème d’Hollywood, à des gens des médias, du cinéma… C’est une sorte de grande satire, à la fois sur l’ancien et le 'nouveau' Hollywood. L’histoire d’un homme qui s’effondre petit à petit, de manière physique et psychologique", résume Joseph McBride. Si Orson Welles a toujours refusé d’y voir des références autobiographiques, il glisse dans le scénario quelques clins d’œil. "Welles était un grand ami d'Ernest Hemingway, qui l’a beaucoup inspiré pour ce film. Il y a ainsi des similitudes entre Jake Hannaford, le personnage principal, et l’auteur, comme le fait qu’ils reviennent tous les deux aux Etats-Unis après un long exil. Le film se déroule également un 2 juillet, date du suicide d’Hemingway… Tout ceci n’est pas une coïncidence."

Pour ce long-métrage, Orson Welles dégaine un scénario rythmé, décousu, basé sur deux histoires montées ensemble : des flash-backs sur la dernière journée de Jake Hannaford, le personnage principal, avant sa mort, et la nouvelle production de ce dernier, qu'il présente au gratin d'Hollywood.

"Il a dû commencer avec son propre argent"

Le 23 août 1970, le tournage de ce scénario innovant débute. Il ne se terminera que six ans plus tard. Très vite, un immense fossé sépare la vision stricte des sociétés de production et le désir de liberté d’Orson Welles. "Il était très attaché au principe de liberté totale de création", souligne François Thomas. Il souhaite donc tourner son film sans programme défini, sans budget pré-établi... "Welles voulait tourner à son rythme, sans se soumettre aux producteurs ou aux horaires de studio", explique l'historien du cinéma. Des contraintes qui limitent ses choix parmi les producteurs, ralentissent le tournage et refroidissent les investisseurs. "Il s’est vite heurté à la question du financement : il a dû commencer avec son propre argent, et sa société de production. Plusieurs autres sociétés ont travaillé avec lui en coproduction, avant de se retirer en cours de route."

Orson Welles et son ami Gary Graver, le chef opérateur, sur le tournage de "The Other Side of the Wind". (DR)

Peu à peu, Welles se retrouve isolé. "Cela a créé un immense turn-over chez les techniciens, ainsi que chez les acteurs. Lorsque Welles décidait de remplacer un comédien par un autre, il fallait retourner tous les plans, sourit François Thomas. Welles voulait également que toutes les phases soient simultanées : il tournait, puis il montait, et cela lui donnait d’autres idées de plans… C’était un puits sans fond."

Ce n’est pas Hollywood qui ne voulait plus d'Orson Welles, c’est lui qui ne voulait plus d’Hollywood.

François Thomas, coauteur de "Orson Welles au travail"

à franceinfo

En plus de modifier sans cesse son scénario et de déplacer le tournage entre les Etats-Unis, la France et l'Espagne, Welles n’hésite pas à prendre son temps. “Un jour, il a fait venir sur le plateau Paul Mazursky et Henry Jaglom, deux réalisateurs qui avaient la réputation de ne pas vraiment s’apprécier. Il les a fait jouer une scène de confrontation, les a fait boire abondamment pour que l’hostilité entre eux soit renforcée, et les a filmés pendant trois heures. Au final, la scène a été réduite au montage, et ne faisait plus que quelques secondes", s'amuse François Thomas. Malgé tout, rien ne décourage les acteurs : "Il faut savoir qu’Orson ne voulait jamais se répéter, soulève Joseph McBride. Il voulait essayer de nouvelles choses tout le temps, et c’est à ça que l’on reconnaît les grands artistes."

"Il lui aurait fallu des années pour monter ce film"

En 1976, Orson Welles termine enfin le tournage du film. "En 1975, il avait même réussi à mixer trois scènes, qu’il a diffusées à la soirée d’hommage en son honneur de l’American Film Institute, en espérant que cela lui permettrait d’attirer des financiers. Ça n’a pas été le cas, confie François Thomas. Le problème, c’est qu’il lui aurait fallu des années pour monter ce film. Il avait tellement de matériaux, de rushs et d’idées, que cela représentait un travail de titan." Mais Orson Welles travaille lentement, et se concentre longtemps sur ce qu’il juge comme une étape essentielle de la création. "La formule de Simon Callow, l’un des biographes de Welles, résume parfaitement ce que ce dernier pensait de ce processus : 'Le tournage est une activité humaine, le montage une activité divine'", rappelle François Thomas.

Le travail passe entre les mains de différents monteurs, dans plusieurs pays, rallongeant encore le temps de production. A nouveau, Orson Welles se retrouve à court de financement, et s’allie à d’autres investisseurs, dont la société de production franco-iranienne Les Films de l’Astrophore, détenue notamment par Mehdi Bushehri, le beau-frère du Shah d’Iran. Mauvaise pioche. En 1979, la révolution iranienne éclate, transformant l'Iran en république islamique. Le film, qui comporte certaines scènes de nus explicites, ne convient pas vraiment à la philosophie religieuse du pouvoir en marche. Le long-métrage se retrouve potentiellement menacé. "Lorsque, en février 1979, les mollahs ont pris le pouvoir à Téhéran, ils ont voulu saisir l’entreprise, et Mehdi m’a alors confié la gérance de la société. Peu après la révolution, un émissaire iranien, très courtois, s’est rendu à Paris pour tenter de saisir la boîte. Mais, comme il a cru que celle-ci était criblée de dettes, il est reparti, toujours aimablement, faire la révolution dans son pays", confiait Françoise Widhoff, ex-collaboratrice d'Orson Welles, à l’hebdomadaire L'Express, en 2014.

L'acteur John Huston, Orson Welles et Peter Bogdanovich, dans un studio à Carefree, Arizona, en 1974. (DR)

Après cette frayeur, Orson Welles aurait décidé de voler, “un dimanche matin, sa copie de travail – les fameuses 42 minutes déjà montées – afin de la mettre à l’abri à Los Angeles”, précise le magazine. Le réalisateur passe ensuite de nombreuses années à tenter de monter The Other Side of the Wind, tout en recherchant des financements, sans qu’Hollywood n’accorde le moindre intérêt pour le film. Le 10 octobre 1985, il décède d’une crise cardiaque, à l’âge de 70 ans.

"Nous voulions absolument le sortir"

A sa mort, tous les éléments qui composent le film se retrouvent dispersés : des scènes déjà montées sont entre les mains des proches d’Orson Welles, les négatifs sont coincés dans le laboratoire d’origine en France… "Le film s’est retrouvé à la fois non terminé et disséminé entre différents interlocuteurs. Sans compter que les droits étaient répartis entre une multitude de personnes", commente Hervé Pichard, responsable des enrichissements et des restaurations de films à la Cinémathèque française. Dans les années 1990, certains proches d’Orson Welles tentent de sauver le film, comme Joseph McBride. "J’ai essayé de finir son film, avec Gary Graver, le chef opérateur, se souvient-il. Nous voulions absolument le sortir."

Nous l’avons montré partout à Hollywood, à Steven Spielberg, George Lucas, Clint Eastwood, Robert Stone… Personne n’en a voulu.

Joseph McBride, scénariste américain

à franceinfo

Peter Bogdanovich, ami intime d’Orson Welles, tente avec eux de sauver le projet, en vain. Après de longs travers judiciaires, qui opposent notamment Oja Kodar, la dernière compagne d’Orson Welles, Beatrice Welles, la fille du cinéaste, et d’autres ayants droit du projet, Oja Kodar confie finalement au producteur allemand Jens Koethner Kaul et son collaborateur polonais Filip Jan Rymsza la lourde tâche de se charger du montage. Françoise Widhoff, dépositaire du négatif du film via la société des Films de l’Astrophore, cède toutes les pellicules à Koethner Kaul en échange d’un "apfelstrudel", une pâtisserie traditionnelle allemande que le producteur lui cuisine chez elle, relate L'Express. "Cette anecdote est vraie", assure Hervé Pichard, qui a servi d’intermédiaire entre les interlocuteurs qui voulaient restaurer le film.

Pour elle, cela faisait partie du passé, et elle ne voulait surtout pas y trouver un intérêt financier. Pourtant, j’ai vu passer certains devis, et je peux vous dire qu’elle aurait pu céder ses droits pour très cher.

Hervé Pichard, responsable des enrichissements et des restaurations de films à la Cinémathèque française

à franceinfo

"Les ingrédients du film culte sont là"

Le 14 octobre 2014, les 1 083 pellicules quittent finalement la France pour Los Angeles, où doit se terminer le montage du film. Une campagne de financement participatif est lancée par les producteurs, mais échoue très rapidement, loin des 2 millions de dollars espérés. Malgré un objectif divisé par deux en cours de route, la campagne se termine sur un compteur figé à 406 605 dollars. "J’avais pensé, une fois levée l’hypothèque des droits, que les studios hollywoodiens s'intéresseraient au projet. Ils n’ont pas bougé, explique au Monde Filip Jan Rymsza, l'un des producteurs. Ils voulaient voir le film fini. Mais nous avions précisément besoin d’argent pour le finir." C’est finalement Netflix qui vient sauver la production. "Le voyage a été long pour faire renaître le film. Aucun studio n’a voulu se jeter dans l’aventure jusqu’à ce que Netflix, qui a déboursé 5 millions d’euros, se propose en sauveur. Nous avons eu carte blanche", détaille Filip Jan Rymsza lors du dernier festival des Lumières de Lyon, au cours duquel le film a été présenté.

Pour enfin boucler le long-métrage, la production fait notamment appel au monteur Bob Murawski, qui s’est appuyé sur la quarantaine de minutes de scènes montées par Welles avant sa mort, mais également sur ses notes d’intention et plusieurs autres versions du scénario. "Ce qui est sûr, c’est qu’il y a une mythologie autour de ce film, qui donne envie de le voir, conclut Hervé Pichard. Tous les ingrédients du film culte sont là : le charisme des acteurs, des scènes filmées d’une manière inédite, et l’histoire de ce fameux film qui ne se termine jamais vraiment, qui entre en résonance avec la réalité de la vie d'Orson Welles et ce long-métrage qu'il n'a jamais eu le temps de terminer."

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