Cet article date de plus de huit ans.

Dans un couvoir breton infiltré par L214, le scandale a été "la goutte d'eau de trop"

Grâce à une vidéo choc, l'association de défense des animaux a obtenu la condamnation pour mauvais traitements d'un couvoir industriel breton. Un scandale qui a bouleversé la vie de cette petite entreprise agroalimentaire.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Les poulaillers industriels de l'élevage avicole, le 1er avril 2016. (BENOIT ZAGDOUN / FRANCETV INFO)

Seuls les caquètements qui s’échappent des poulaillers industriels trahissent la présence des poules. Elles sont 80 000 réparties dans douze bâtiments entre Finistère et Côtes-d'Armor. Mais le couvoir dans lequel naissaient chaque année une dizaine de millions de poussins destinés à des élevages, lui, est désaffecté. Les incubateurs, les éclosoirs, les tapis roulants de la machine de tri ont été démontés et vendus. Le lieu ne sert plus qu’au conditionnement des 18 millions d’œufs à couver expédiés annuellement à l'étranger. Et seuls neuf des vingt-deux salariés ont conservé leur emploi.

Dans ce couvoir de Bretagne, le scandale provoqué par la vidéo choc filmée en 2014 par l’association de protection des animaux L214 a laissé des traces. Et un profond traumatisme. Début mars, le tribunal correctionnel de Brest a condamné la société à 15 500 euros d'amende et son patron à 3 500 euros d'amende. Le couvoir, reconnu coupable de mauvais traitements envers un animal, est la première entreprise agroalimentaire dont L214 a obtenu la condamnation. Claire*, la directrice, a accepté de témoigner, à condition que ni son nom ni celui de son entreprise ne soient mentionnés. Et parce qu'elle entend dénoncer "les procédés inadmissibles" et "les méthodes d'extrémistes" de L214. 

Poussins étouffés et broyés

Tout commence en juillet 2014, par une annonce passée via Pôle emploi. Le couvoir recherche des intérimaires pour l’été. Parmi les réponses, celle d'un jeune homme originaire de Lyon. Sur son CV, l'ancien étudiant en musicologie dit avoir travaillé comme saisonnier dans les vendanges et la cueillette de fruits. Sa lettre de motivation achève de convaincre le responsable des recrutements. Il est embauché. Trois semaines après son arrivée, il part pourtant sans prévenir.

Dans les locaux du couvoir, en février 2016. (DR)

Le scandale éclate en novembre, avec la diffusion de la vidéo. Le jeune ouvrier était en réalité un militant de L214. Il a commencé à filmer dès ses premiers jours de travail. Et quand il rentrait le soir au camping où il dormait, il montait les images avec l'aide d'un des fondateurs de l'association. Claire apprend l’existence de la vidéo "par hasard", lorsqu’une journaliste appelle depuis Paris pour avoir sa réaction. "J'ai cru que c'était une blague", s'étonne-t-elle encore. Sur ses conseils, Claire se rend sur le site internet de L214 et découvre les images filmées dans son couvoir. "J’ai été choquée."

Des poussins sont déchiquetés à la broyeuse plutôt que d'être envoyés à l'équarrissage, d’autres sont enfermés dans des sacs-poubelle où ils meurent asphyxiés, d’autres encore agonisent dans une benne à ordures au milieu de cartons écrasés et d’œufs brisés, ou sont ramassés à la pelle sur le sol carrelé et jetés dans un seau.

"Le vilain petit canard" de l'aviculture

"Ça a été le déferlement médiatique, se désole Claire. C'était repris sur toutes les chaînes. Ça tournait en boucle. On était désemparés. Pour une petite entreprise, ce n'est pas quelque chose de facile à vivre." Un jour, les salariés du couvoir mettent dehors une équipe de télévision entrée sans autorisation. Puis tout retombe au bout de quelques jours. Claire garde aussi le souvenir de deux lettres anonymes et d'appels téléphoniques. "Tortionnaires de poussins", "Un poussin tué, un appel anonyme", disait la voix, avant de raccrocher.

"Très vite, on s'est retrouvés isolés. On était devenus le vilain petit canard", déplore Claire, en regrettant que le syndicat avicole auquel elle adhère n'ait pas davantage soutenu sa PME. Après l'affaire, apprenant que le militant de L214 tente de se faire engager dans d'autres entreprises, elle transmet son CV et sa photo aux autres sociétés françaises de l'accouvage, afin qu'elles ne se fassent pas piéger.

Des œufs à couver sur le point d'être expédiés, en février 2016. (DR)

L214 ayant porté plainte pour cruauté envers des animaux, la justice enquête. Les gendarmes, accompagnés des inspecteurs des services vétérinaires, perquisitionnent le couvoir. Dirigeants et employés sont interrogés. Puis vient le procès. "Quand on n'a jamais assisté à ça, c'est une épreuve très difficile", assure Claire. La plainte du couvoir contre L214 et ses méthodes n'est pas retenue. L'association, elle, est partie civile.

Claire assiste "impuissante" à l'interrogatoire de son associé et aux plaidoiries accusatrices. A l'audience, le patron se défend, affirme ne pas être au courant des pratiques non conformes à la législation de ses salariés, et explique qu'il a donné de tout autres consignes. Le parquet requiert six mois de prison avec sursis et 30 000 euros d’amende, dont la moitié avec sursis. Ce sera finalement seulement 19 000 euros.

"Ça part d'une bonne action"

Claire reconnaît les "erreurs" commises et avance des explications. Si les employés mettaient des poussins dans des sacs-poubelle, c’était à la demande d'associations qui recueillaient et soignaient des animaux blessés et venaient récupérer au couvoir les oisillons non commercialisables. "Ça part d'une bonne action et on se retrouve sur le banc des accusés", dit Claire.

Les couvoirs en cours de démontage, en février 2016. (DR)

Les poussins jetés à la benne comme de simples déchets ? "C'était une mise en scène filmée par l'activiste pendant la pause déjeuner des salariés, dénonce Claire. Avec le personnel habituel, cela ne se serait jamais produit." 

Les poussins n'ont pas été détruits par plaisir.

Claire, directrice du couvoir

francetv info

Claire fustige L214, qui a utilisé la vidéo tournée dans son couvoir, où les poussins étaient vendus à des élevages, pour dénoncer les pratiques des couvoirs de poules pondeuses, où seules les femelles sont gardées et les mâles éliminés. "Dans une entreprise comme la nôtre, les poussins détruits sont ceux qui ne sont pas viables, mal formés. Cela ne représente que 2% de la production", argue la dirigeante.

"Il est déjà arrivé que nous subissions les conséquences des grèves de compagnies aériennes et que des vols soient annulés, reconnaît également la directrice. Dans ce cas, on cherche d'autres débouchés en urgence. Mais si on n'en trouve pas vite, on n'a pas d'autre choix que d'envoyer notre production à la destruction."

Le procès de l'élevage intensif

A travers le couvoir breton, L214 entend faire le procès de l'élevage intensif. "C’est vrai qu'il y a des destructions inutiles d'un pourcentage d'animaux. Mais s'il y a surproduction, c'est parce qu'il y a trop d'importations de poulets", accuse Claire, qui blâme des normes toujours plus nombreuses et la concurrence déloyale des pays où le coût de la main-d’œuvre est inférieur.

Quand on commence à entrer dans une entreprise agroalimentaire, il y a toujours des choses dérangeantes.

Claire, directrice du couvoir

francetv info

Claire a regardé les vidéos filmées par L214 dans les abattoirs du sud de la France et les élevages pratiquant le gavage des canards pour le foie gras. "Ces images sont produites et diffusées dans le but de choquer, et c'est réussi", confirme-t-elle. "L214 s'attaque à la production de viande, à sa commercialisation, à la haute couture qui utilise le cuir et la fourrure... Vous imaginez les conséquences sur notre économie ? s'interroge-t-elle. Où commence la maltraitance animale ? Et où s'arrête-t-elle ? La ménagère qui ébouillante ses langoustines vivantes, le chasseur qui abat son gibier, le pêcheur qui laisse les poissons agoniser... Il y a tant d'exemples."

La machine de tri des poussins en cours de démontage, en février 2016. (DR)

"Je comprends que cela dérange", rétorque Brigitte Gothière, cofondatrice de L214, qui défend le mode d'action de son association : "Cela permet de montrer la réalité qu'on ne veut pas nous laisser voir." "Si on n'avait pas diffusé ces images, il ne se serait rien passé", dénonce-t-elle, déplorant qu'il faille "absolument provoquer un scandale pour qu'il y ait une prise de position politique". L214 a certes obtenu la condamnation du couvoir ainsi que des annonces du gouvernement sur le bien-être animal, mais, pour la militante, cela ne suffit pas. "On pourra vraiment parler de victoire quand il y aura de réelles avancées pour les animaux." A ses yeux, cela passe par la fermeture des abattoirs et l'arrêt de l'élevage. "Il faut changer notre modèle alimentaire", plaide-t-elle, espérant une prise de conscience collective.

"Cela a fini par nous briser"

Sur la terre des "bonnets rouges" bretons, le contexte économique est morose. Et le secteur de l’élevage sinistré. Le souvenir des plans sociaux de Doux et Tilly Sabco est encore frais. Quant à l’épidémie d'influenza aviaire, elle a poussé de nombreux pays à fermer leurs frontières aux poulets et aux œufs français. L'entreprise familiale, lancée par le grand-père à son retour de captivité à la fin de la seconde guerre mondiale, sur le modèle allemand, a compté jusqu’à 80 salariés et trois couvoirs, mais elle a aussi connu ses plans sociaux. 

L'affaire a été "la goutte d'eau de trop". "Les conséquences de la vidéo de L214 ont fini par nous briser. J’ai dit : 'C'est fini, je ne veux plus entendre parler du couvoir'." Claire et son associé ont décidé de le fermer. Ils étaient en redressement judiciaire depuis plus d'un an. Le tribunal de commerce a accepté le changement d'activité. Il a fallu licencier. "L’ambiance était très mauvaise. Les ouvriers avaient peur de perdre leur travail. (…) Ce n'était pas une décision facile à prendre." L'entreprise s'est tournée vers l'exportation à 100%.

"Notre avocat nous a conseillé de tourner la page. Mais j'ai du mal", dit Claire. Son associé, lui, refuse de regarder vers le passé. "Quand je tape le nom de notre couvoir sur internet, tout ressurgit. J'aimerais bien pouvoir effacer ça", confie la directrice. L'enseigne à l'entrée de l'entreprise a été démontée, remisée dans un coin de son bureau. Le couvoir tente de se faire oublier.

* Le prénom a été changé.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.