"Il faut accepter de produire moins" : comment deux Normands ont évité la crise grâce à l'agriculture bio
Dans le département de la Manche, les frères Gosselin ont fait le pari d'une agriculture biologique, et de l'autonomie. En pleine crise agricole, ils ne le regrettent pas.
Au bord de son bureau encombré, casquette sur le crâne et lunettes sur le nez, Vincent est plongé dans la facturation des commandes qui défilent sur son écran d'ordinateur. Derrière sa barbe de trois jours, Christophe, lui aussi, s'affaire : il a de la viande à livrer dans des restaurants de la région, et doit encore préparer le départ pour la vente directe sur Paris. Les deux frères sont pourtant sereins et souriants.
Dans leur ferme de Fervaches, à quelques minutes de Saint-Lô, dans la Manche, les Gosselin ont misé sur l'agriculture biologique, dans une région encore dominée par le système intensif. Un choix payant. Alors que des milliers d'agriculteurs continuent de mener des actions partout en France pour dénoncer la chute des prix et la crise agricole qui les prend à la gorge, leur petit élevage normand de vaches laitières et de cochons se porte bien.
"On travaillait énormément et on ne gagnait pas un rond"
Il n'en a pas toujours été ainsi. Lorsque les deux frères ont repris l'exploitation familiale au début des années 1990, ils ont fait comme les voisins. "On a investi et intensifié encore plus, parce que c'est ce qu'on nous avait appris à l'école. On travaillait énormément et on ne gagnait pas un rond", se souvient le cadet, Christophe, 48 ans, qui s'occupe des cochons, tandis que Vincent, l'aîné, 51 ans, prend soin des vaches.
Au début des années 2000, c'est la révélation.
On a rencontré des paysans qui avaient des fermes deux fois moins grandes, qui produisaient deux fois moins, mais qui dégageaient deux fois plus de revenu !
Les Gosselin décident de changer de modèle. "Ça nous a demandé un effort d'adaptation." Les deux frères commencent par réduire la taille de leur cheptel de vaches à lait, diminuent la part de fourrage – "le maïs ensilage qui coûte un bras" –, et augmentent celle de pâture dans l'alimentation de leurs animaux. Peu à peu, leurs charges se mettent à diminuer quand leur revenu, lui, reprend des couleurs. "Surtout, on réduisait notre déficit de trésorerie. On avait entre 30 et 40 000 euros de découvert autorisé, on vivait avec ça depuis des années. Quand on a fermé cette ligne de crédit à la banque, on s'est senti plus légers", se souvient Christophe. Mais ils traînaient toujours comme un boulet leur élevage intensif de porcs. A l'orée des années 2010, ils ont franchi le pas : ils ont fermé leur porcherie et passé leur ferme en bio. La conversion réussie, ils ont pu reprendre l'élevage porcin.
"Ça nous permet de vivre notre métier autrement"
"L'agriculture durable est basée sur trois piliers : le social, l'économique et l'environnemental. Chacune de nos décisions doit correspondre à ces trois critères et n'en dégrader aucun", explique Christophe. Avec son frère, ils ont aussi pu embaucher deux employés qui les aident à s'occuper de leurs 80 hectares, 70 vaches et 55 truies.
"Ça nous permet de dégager du temps et de vivre notre métier autrement", vante Christophe. Les deux frères ne travaillent plus "que" 60 heures par semaine et un week-end sur trois, et peuvent même prendre trois à quatre semaines de vacances par an. Le cadet part ainsi dans quinze jours randonner en raquettes à la montagne. "En agriculture conventionnelle, une ferme comme la nôtre parvient tout juste à faire vivre un couple", avance l'éleveur.
L'équation exposée par Christophe est simple : "On a moins de charges, donc on a besoin de moins de production pour dégager un même revenu ; et pour générer un même volume de production, il faut donc plus d'actifs." C'est le discours qu'il tient aux élus locaux, alors que "la Manche perd depuis plus d'une décennie 650 actifs agricoles par an". "Si vous voulez plus d'emplois dans le secteur agricole, il faut le réorienter vers une agriculture durable", plaide-t-il.
C'est un modèle qui protège l'environnement, qui crée de l'emploi et qui permet de vivre décemment.
Leur choix n'a cependant pas été compris par tous et leur a valu bien des moqueries. "Ils vont peut-être s'en mordre les doigts", prédit Christophe. "Quand je regarde les agriculteurs manifester, je vois le poids de leur déficit de trésorerie dans leurs yeux. Ça me rend triste de voir des paysans qui ne sont pas heureux dans leur métier, qui ne gagnent pas leur vie et qui se mettent la corde au cou. C'est une catastrophe sociale."
Christophe, lui aussi, a participé à des manifestations, mais aux côtés des écologistes, contre la future centrale nucléaire de Flamanville et la ligne électrique à très haute tension. Les lettres EPR et THT sont encore peintes sur le mur de l'étable. Un souvenir des banderoles qu'ils avaient préparées là.
"Il faut accepter de produire moins"
"Je ne leur jette pas la pierre. C'est aussi un problème philosophique : il faut accepter de produire moins", souligne l'éleveur, alors qu'avec la fin des quotas laitiers qui limitaient la production depuis plus de trente ans, les producteurs de lait ont vu l'opportunité de produire encore et toujours plus, noyant le marché. "Certains arrivent à tirer leur épingle du jeu, parce qu'ils sont de très bons éleveurs", reconnaît toutefois l'agriculteur, quand d'autres fermes vivent sous perfusion des aides européennes de la PAC.
"Mais ce qui me dérange encore plus, c'est que notre agriculture laisse un environnement dégradé aux générations futures." Dans l'élevage intensif voisin, la montagne de fumier déborde et l'éleveur a sorti son épandeur. Les champs gorgés d'eau des pluies des jours passés ne risquent pas de retenir les nitrates qui vont rouler jusqu'à la rivière en crue. Christophe dénonce "ce système qui marche en dépit du bon sens". "Il faut changer nos modes de consommation. On consomme beaucoup trop de protéines animales. Les paysans doivent l'accepter."
"Si l'agriculture intensive était capable de nourrir l'humanité, depuis cinquante ans qu'elle existe, elle y serait arrivée. Seule l'agro-écologie peut le faire."
Un maître-mot : l'autonomie
Chez les Gosselin, l'autonomie est le maître-mot. "Une agriculture durable, c'est une agriculture autonome et économe", formule Christophe. Il cite les préceptes d'André Pochon, ce paysan breton chantre de l'agriculture durable, le scénario Afterres2050 bâti par l'association Solagro, et se désole de devoir encore acheter des céréales pour ses porcs. Le bois des haies sert à chauffer la maison. Les toits seront bientôt couverts de panneaux solaires pour alimenter la ferme en électricité. "C'est un investissement un peu militant" mais les deux frères "assument". Et suivent des formations pour répondre à tous leurs besoins : comptabilité, médecine vétérinaire, boucherie...
Ils vendent leur viande à la coopérative d'éleveurs bio Unebio et se sont lancés dans la vente directe pour "ne pas mettre tous les œufs dans le même panier". C'est Vincent qui cuisine. L'aîné a mis au point ses recettes de pâtés, terrines et rillettes.
Avec une quinzaine de producteurs bio de Normandie réunis au sein du groupement Bio Divers Cités, ils viennent tous les week-ends en région parisienne. Une solution qui leur permet de fixer eux-mêmes leurs prix en fonction de leurs coûts de production et non de la loi du marché. Et s'il le faut, ils sont prêts à réduire leur production, quitte à se séparer de quelques bêtes pour maintenir les prix.
A Fervaches, toutes les vaches ont un nom. "Quand on ne gère plus que des numéros, ça n'a rien d'intéressant", commente Vincent, qui mène le troupeau au pré. Le sol est encore boueux et les sabots glissent et s'enfoncent. La chienne de berger, Ibra, se charge de faire presser le pas aux retardataires.
Chaque vache a son carnet de santé pour un meilleur suivi. Vincent stocke dans une grande boîte en carton les flacons d'huiles essentielles. Antidouleur, anti-inflammatoire... Il y en a une pour chaque pathologie. Cinq gouttes sur l'encolure suffisent. Pas besoin d'antibiotiques. "Le lendemain, à la traite, le lait est parfumé", assure l'éleveur qui n'utilise pas de robot de traite pour "ne pas perdre le contact avec les animaux".
Pour faire ses fourrages, Vincent fauche en fonction du calendrier lunaire. "Ça se ressent sur les bêtes qui mangent mieux", affirme-t-il. "Des animaux qui vivent dehors sont en meilleure santé et coûtent moins cher. Ils produisent peut-être moins, mais la qualité est meilleure. De toute façon, tout ce qui est performance, je laisse ça de côté."
Dans la porcherie, il n'y a plus que 40 cochons, là où Christophe en entassait 100 auparavant. Les courettes ont été agrandies et les caillebotis remplacés par de la paille. "Le cahier des charges de l'agriculture biologique est complètement logique, commente l'éleveur. Il est interdit de laisser un animal seul, sauf en cas de pathologie grave et de risque de contagion, parce que les animaux ont besoin de vivre ensemble. Et les cochons doivent avoir de la paille avec laquelle jouer, sinon ils s'ennuient."
"Notre ferme a de l'avenir"
Si Vincent et Christophe comptent encore travailler une bonne quinzaine d'années, cela ne les empêche pas de préparer le futur. L'aîné a trois enfants, le cadet deux, "mais ils ne sont visiblement pas intéressés par le métier de paysan", glisse le cadet. Pourtant, la ferme des Gosselin "a de l'avenir". "A partir du moment où on a une certification bio, les portes ne se ferment plus, elles s'ouvrent." Mieux, l'exploitation est "transmissible", avancent-ils. Les deux frères ont fait réaliser une étude pour s'en assurer.
Les fermes intensives de leurs voisins sont souvent trop grandes et donc trop chères pour être reprises. La leur étant plus modeste, le coût d'installation sera limité. "Et notre système humainement soutenable permet aussi à des jeunes de s'installer", estime Christophe, qui ajoute : "Des jeunes qui fondent des familles entretiennent le milieu rural. La transmissibilité, c'est un autre facteur important d'une agriculture durable." Les Gosselin sont membres d'un réseau de fermes de démonstration, ils reçoivent les élèves du collège voisin et surtout ceux des lycées agricoles de la région. Ils leur montrent qu'une autre agriculture est possible. Un modèle qui séduit de plus en plus d'agriculteurs en pleine crise agricole.
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