Pression du chronomètre, pénurie de personnel... Les aides à domicile, premières victimes des accidents du travail
Le domaine d'activités de l'aide à domicile affiche un taux d'accidents trois fois supérieur à la moyenne. Même les maçons, les menuisiers et les mécaniciens s'en sortent mieux.
Villeneuve-la-Guyard, ses 3 500 habitants, sa foire aux oignons et, pour Sylvie Guillemot, la fin des haricots. La carrière de cette aide à domicile de 54 ans a basculé, le 26 mai 2017, dans cette petite commune du nord de l'Yonne, aux confins de la région parisienne. Ce jour-là, dans le cadre de sa tournée à domicile, la quinquagénaire s'apprête à servir le petit déjeuner à une personne âgée. "Son fauteuil est mal incliné, la dame risque de glisser, alors je commence à la remonter, raconte Sylvie Guillemot. J'ai beau l'avoir rassurée, elle prend peur. Elle s'agrippe au siège et c'est là que je me fais mal à l'épaule gauche."
Le diagnostic tombe aux urgences de Sens, 30 kilomètres plus loin : tendinite chronique. Le mal est ancien et tenace. Deux ans plus tard, Sylvie Guillemot n'a toujours pas repris le travail. Les séances de thalassothérapie et de kinésithérapie n'y ont rien changé. "Je ne pourrai plus soulever de charges et je vais devoir me reconvertir", confie-t-elle. Après quinze ans de labeur, déjà ponctués d'arrêts de travail pour des douleurs au dos, cette auxiliaire de vie sociale (AVS) rejoint la longue liste des petites mains du quotidien qui ont sacrifié leur santé au service des personnes dépendantes.
Chaque année, le nombre d'accidents du travail dans le secteur de l'aide à domicile bat des records. En 2017, 18 566 événements ont été signalés, pour un total de 188 316 professionnels, selon les derniers chiffres de l'assurance-maladie (document PDF). Il y a donc eu 98,6 accidents pour 1 000 salariés, soit trois fois plus que la moyenne nationale tous secteurs confondus. De tous les domaines d'activités de plus de 50 000 salariés recensés par l'assurance-maladie, l'aide à domicile est le plus touché par les accidents du travail. Même les maçons, les menuisiers ou encore les mécaniciens industriels s'en tirent mieux.
Trente minutes chrono
Les aides à domicile, qui sont quasi intégralement des femmes, sont exposées à une multitude de risques professionnels. Elles se blessent en levant ou en couchant les personnes qu'elles assistent, pendant la toilette, le ménage ou la cuisine, en portant les courses ou en se faisant mordre par le chien qui veille au grain. Elles doivent parfois travailler dans des maisons en mauvais état, encombrées, avec un matériel inadapté. Un fil électrique qui dépasse, un escabeau qui flanche, une dalle de carrelage mal fixée, une marche cassée, le danger est partout. Sur le podium des blessures, le dos est premier, devant les membres supérieurs (coudes, épaules…).
Facteur aggravant : la pression du chronomètre. "Les temps d'intervention sont souvent trop courts, souligne Nathalie Delzongle, aide-soignante et secrétaire nationale de la CGT Aide à domicile. Quand une fille n'a que 30 minutes pour un lever, une toilette et un petit déjeuner, elle se dépêche et fait moins attention à sa posture." Cette dictature de la pendule se retrouve jusque dans les smartphones des salariées, qui émettent parfois une sonnerie cinq minutes avant la fin de chaque intervention, en guise de compte à rebours, comme le montre cet extrait de "Pièces à conviction".
La tension ne baisse pas durant les trajets entre chaque domicile visité. "Des filles ont des accidents de voiture car elles se pressent et roulent comme des folles, avec parfois un œil sur le téléphone, à guetter les changements de planning", affirme Sylvie Guillemot, présidente de l'Association pour les professionnels du maintien à domicile.
Cette pression du chronomètre, Chantal*, 47 ans, en a fait les frais en 2017. Cette AVS a chuté dans les escaliers en quittant la maison d'une personne alitée. "J'avais très peu de temps pour rejoindre la maison suivante, j'étais stressée, ça s'est fini par une entorse et près de deux mois d'arrêt", raconte-t-elle. Rebelote il y a quelques semaines, sous une autre forme : "Je suis en arrêt maladie pour burn out depuis la fin mars."
Le matin, vous ne savez pas à quelle heure vous allez rentrer. On vous rajoute des interventions au dernier moment, vous avez la boule au ventre quand le téléphone sonne et, si vous ne répondez pas, on vous appelle chez le bénéficiaire.
Chantalà franceinfo
Victime d'hypertension et de carences nutritionnelles, en manque de sommeil, elle peste contre ce système où "on en vient à redouter qu'une bénéficiaire ait envie de faire pipi en plein repas". Car un besoin imprévu, ce sont de précieuses minutes en plus pour lever la personne, l'accompagner aux toilettes et la raccompagner à table.
Une situation qui empire
Les chiffres noirs de l'aide à domicile s'assombrissent un peu plus chaque année. La fréquence des accidents du travail a presque doublé en dix ans, selon l'assurance-maladie. Une évolution qui contraste avec les autres secteurs, dont la situation s'améliore légèrement.
"Il faut être prudent dans l'analyse de ces évolutions, prévient un inspecteur du travail, sous couvert d'anonymat. Elles reflètent, en partie, un effort plus important, de la part des employeurs, de déclaration des accidents du travail. Pour autant, il est évident que ces chiffres disent quelque chose, et qu'ils pourraient même être plus élevés."
Par exemple, le traumatisme causé par la mort d'une personne qu'on accompagne constitue un accident du travail. Or, c'est rarement déclaré.
Un inspecteur du travailà franceinfo
Tous les acteurs du secteur contactés par franceinfo partagent le constat de difficultés croissantes. "Les enveloppes budgétaires publiques n'ont pas augmenté à la même vitesse que les besoins d'une population vieillissante, avance Hélène Godin, directrice des ressources humaines de l'UNA, la principale fédération d'associations de l'aide, du soin et du service à domicile. Les aides perçues par les personnes dépendantes ne correspondent pas au nombre d'heures d'intervention qu'il leur faudrait, donc les salariées se retrouvent à tout faire plus vite, parfois au détriment des bonnes postures."
"Jusqu'à 51 heures de travail par semaine"
La hausse des accidents s'inscrit dans un cercle vicieux : dans 93% des cas, ces faits donnent lieu à un arrêt de travail d'au moins quatre jours. En 2017, ce sont plus d'1,5 million de journées de travail qui ont ainsi été "perdues", selon l'assurance-maladie. Chaque absence oblige les employeurs à réorganiser les tournées des salariées, qui voient leur charge de travail augmenter. "On voit des filles, pourtant à temps partiel, enchaîner les heures supplémentaires et se retrouver à travailler jusqu'à 51 heures par semaine", affirme la syndicaliste Nathalie Delzongle.
Les accidents des unes provoquent l'épuisement des autres, et cela pèse sur toutes. "On sent une culpabilité par rapport aux collègues et aux bénéficiaires quand on est arrêtées", reconnaît Chantal, en arrêt pour burn out. Elle dit envisager "de reprendre rapidement le travail" pour soulager ses camarades – quitte à compromettre son rétablissement.
Ne suffirait-il pas de recruter davantage ? "Tout le secteur a du mal à recruter", déplore Hélène Godin, de l'UNA. La faiblesse des salaires et les conditions de travail attirent peu les nouvelles générations, si bien que "60% du personnel a plus de 45 ans". Certaines jeunes "ne viennent que pour un mois, pour garder leurs droits au chômage", affirme Nathalie Girod, une AVS de Haute-Savoie. "Des femmes se disent parfois qu'il est plus avantageux de rester au RSA, du fait des faibles salaires et des coûts de déplacements", ajoute Dominique Villa, directeur général de l'association picarde Aid'Aisne.
Faute de main-d'œuvre, des structures en viennent même à refuser de prendre en charge de nouveaux bénéficiaires. Selon un sondage Opinionway, 19% des associations adhérentes de l'UNA se sont souvent retrouvées dans cette situation en 2018.
Une éclaircie à l'automne ?
Des initiatives existent pour mettre fin à cette épidémie d'accidents du travail. A commencer par la sensibilisation des bénéficiaires, qui ont un rôle à jouer dans l'amélioration des conditions d'exercice des professionnelles. "Les gens ont souvent peur d'installer un verticalisateur, un lève-malade ou un lit médicalisé chez eux, malgré les aides financières, constate l'aide à domicile Nathalie Girod. Il faut qu'ils fassent le travail dans leur tête."
Dans sa structure, Dominique Villa affirme avoir "fait baisser de 25%" le nombre de cas. Il a formé ses équipes, nommé des référents "troubles musculo-squelettiques", fait appel à un ergonome. Surtout, il a revu l'organisation des plannings de ses salariées, rattachées à un secteur géographique précis. "Elles ont plus d'autonomie pour organiser leurs journées, en tenant compte de leur vie privée par exemple, dit-il. Elles ont des amplitudes plus faibles. Et à la clé, moins de fatigue."
L'UNA encourage le développement d'équipes "matin" et "soir", pour éviter aux mêmes personnes de commencer leurs journées avec le petit déjeuner des bénéficiaires et de ne finir qu'après avoir servi les dîners. "Des structures ont déjà vu des améliorations grâce à la réduction des amplitudes, mais beaucoup n'ont tout simplement pas le temps ou les moyens de repenser leurs organisations", regrette Hélène Godin.
En quête de financements, les acteurs du secteur placent leurs espoirs dans la future loi sur la dépendance, promise pour "la fin de l'année" par le gouvernement. Mercredi 12 juin, le Premier ministre, Edouard Philippe, a révélé que "des mesures favorisant le maintien à domicile" seraient même intégrées, dès l'automne, au projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Le chantier est considérable : d'ici 2050, le nombre de personnes dépendantes pourrait presque doubler en France.
* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.
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