: Enquête Au Liban, Carlos Ghosn trompe l'ennui et profite de ses réseaux
L'ancien PDG de l'Alliance Renaut-Nissan, sous le coup de deux mandats d'arrêt internationaux, dispose encore de puissants réseaux au Liban. Il occupe son temps entre le bridge, la rédaction d’une série documentaire et des cours de management.
Vu du Liban, Carlos Ghosn n’est ni un patron déchu, ni un fugitif. On peut le croiser par hasard dans une boulangerie, un souk branché de Beyrouth, une galerie d’art ou une maison d’hôte. Mais il fréquente plus volontiers les lieux prisés de l’élite libanaise, comme le très select Automobile Touring Club du Liban, en bord de mer. L'ex-président directeur général de l’Alliance Renault-Nissan y joue au bridge avec ses vieux amis, notamment un ancien champion de la discipline ou un ex-président du Conseil d’État. L’hiver, il dévale les pistes de la station huppée du Mont Liban, Faraya. Avec le retour des beaux jours, on le voit faire quelques longueurs dans les piscines d’hôtels luxueux de la côte, ou sur le toit-terrasse de l’hôtel Albergo, seul Relais & Châteaux de la capitale libanaise. "Ici, il est tranquille", résume un proche.
L’ancien patron de Renault-Nissan jouit toujours dans son pays d’origine d’une véritable aura. "Il reste un modèle de réussite", souligne la journaliste libanaise Sahar Al Attar. En dépit de son arrestation au Japon et de l’enquête ouverte en France, il n’a pas perdu ses soutiens. Des ministres, des hommes d’affaires, des universitaires, des journalistes, des citoyens lambdas se sont manifestés très tôt pour le défendre. "Il a la particularité d’avoir gardé des liens avec le Liban, explique encore Sahar Al Attar. C’est l’exemple du self-made man qui fait rêver la diaspora libanaise. Ce qu’on lui reproche n’est pas jugé extrêmement grave ici, puisqu’il n’y a pas de transparence, et l’évasion fiscale est pratiquement un sport national."
Des réseaux qui viennent de loin
S’il bénéficie de tels soutiens libanais, c’est d’abord parce que c’est un enfant du pays. Né au Brésil en 1954 de parents émigrés libanais, Carlos Ghosn est un descendant de chrétiens maronites du Levant. Bien qu'il soit diplômé de Polytechnique et des Mines de Paris, et qu’il ait fait carrière dans l’industrie française, il a passé sa jeunesse au Liban de six à seize ans. "Des années pendant lesquelles on se construit, qui font partie de moi", confiait-il à un magazine libanais en 2005, en évoquant notamment sa scolarité à Notre-Dame de Jamhour, un prestigieux collège jésuite perché sur les hauteurs de Beyrouth.
"Une grande partie de l’élite chrétienne est passée par cette école", précise Sibylle Rizk, directrice des politiques publiques du groupe de réflexion Kulluna Irada. "Jamhour a créé des associations d’anciens élèves qui, du fait de l’émigration des Libanais, ont essaimé à travers le monde. Ce réseau est assez puissant et bien identifié."
Carlos Ghosn, le vigneron
À partir de 2009, il mise sur l’économie locale. Il investit plusieurs millions d’euros dans la production de vin libanais, en s’associant à une famille réputée du Liban avec laquelle il va lancer Ixsir : un vin produit sur les pentes ensoleillées du Mont Liban, dans la région chrétienne de Batroun. Une vieille bâtisse en pierre entièrement rénovée trône au milieu d’un vignoble bien entretenu, perchée sur la Méditerranée. À l’intérieur du bâtiment, un restaurant et sa terrasse sous les ficus. En sous-sol, creusé dans la roche, les chais de vinification et les caves.
Le domaine produit 500 000 bouteilles par an, essentiellement destinées à l’export car le marché local s’est effondré avec la crise. À 10 euros pour son vin d’entrée de gamme, Ixsir est aujourd’hui inaccessible pour une majorité de Libanais dont le pouvoir d’achat a été divisé par dix. L’endroit est idyllique, mais Carlos Ghosn ne vient pas souvent, selon des employés. "C’est un investissement de prestige", résume l’un d’entre eux, tout en précisant que la marque Ixsir est "plutôt à la recherche de l’équilibre financier que du profit à cause de la crise au Liban".
Carlos Ghosn, "l’oligarque"
Autre investissement envisagé par Carlos Ghosn : un ensemble de chalets de luxe entre forêt de cèdres et pistes de ski, au nord du Liban. Annoncé en 2017, le projet baptisé "Cedrar" n’a finalement pas vu le jour en raison de la crise financière qui a commencé en 2018-2019 et des déboires judiciaires de l’ancien PDG de l’Alliance Renault-Nissan qui ont démarré à la même période. Pour ce projet, il s’était associé avec une cousine et un homme d’affaires libanais du nom de Mario Saradar. L’homme faisait partie de ses invités au carnaval de Rio en février 2018 – 16 personnes au total pour une facture de 230 000 euros payée par une filiale de Nissan. Dans cette escapade brésilienne, il y avait aussi un député libanais, le président de la Poste libanaise, (qui avait édité un an auparavant un timbre à l'effigie de Carlos Ghosn) ou encore le patron d’un fonds spéculatif passé, lui aussi, par Notre-Dame de Jamhour.
Mais Mario Saradar dirige surtout la banque Saradar, dans laquelle Carlos Ghosn a pris des parts il y a quelques années. S’il s’est retiré du conseil d’administration, il en possède encore 4,6%, selon le dernier rapport d’activité que nous avons consulté. Un banquier qui s’est confié à la cellule investigation de Radio France, affirme qu’il possèderait aussi des parts dans la holding de la famille Saradar, aux côtés d’une multitude d’actionnaires – financiers, hommes d’affaires ou responsables politiques – au-delà du cercle chrétien de l’élite libanaise.
"Au Liban, la richesse est concentrée entre quelques grandes familles. On les appelle les 'un pourcent'."
Un banquier d'affairesà la cellule investigation de Radio France
"C’est une véritable oligarchie, explique un banquier d'affaires. Le groupe et la banque Saradar sont un exemple type de ces sociétés qui ont une très grande influence politique, parce qu’on retrouve dans leurs actionnaires et dans leurs conseils d’administration, des personnes directement liées à la politique. Carlos Ghosn fait partie de cette oligarchie", ajoute-t-il, avant de conclure "qu’avec ce genre de relations et de réseaux, il est protégé au Liban".
"La crème de la crème"
Autre signe de son appartenance à l’élite libanaise, la Villa Rose, maison où il réside à Beyrouth, se trouve dans le quartier chrétien d’Achrafieh, précisément Furn Al Hayek, où vit "la crème de la crème de Beyrouth", selon un agent immobilier. "Habiter dans ce qu’on appelle le carré d’or, ça vous fait entrer de facto dans le club prisé et reconnu de la société bourgeoise libanaise", souligne-t-il. La maison, achetée et entièrement rénovée en 2016, est estimée entre quatre et sept millions de dollars. "D’une ruine, Carlos Ghosn en a fait un petit bijou. Il lui a donné une plus-value considérable. Maintenant, elle fait partie des belles demeures du quartier", indique l’agent immobilier.
Elle reste cependant au centre d’un litige entre Carlos Ghosn et son ancien employeur Nissan. Selon le cadastre, la maison appartient à une société libanaise, Phoinos Investments, enregistrée à Beyrouth, à l’adresse d’un avocat, ancien camarade de promotion de Carlos Ghosn à Jamhour, décédé en 2017. Mais selon les enquêteurs japonais, Phoinos Investments a reçu des fonds d’une filiale de Nissan, ZI-A Capital BV, enregistrée aux Pays-Bas et dirigée un temps par Carlos Ghosn lui-même. La Villa Rose de Beyrouth serait donc la propriété du constructeur, ce que conteste Carlos Ghosn. "Cette maison, Nissan l’a achetée pour moi avec un contrat, pour que je puisse y travailler et y recevoir des gens. Et il y était mentionné que le jour où je prendrai ma retraite, elle me reviendrait", expliquait-il il y a quelques mois, dans un podcast très populaire au Liban. L’affaire a été portée devant la justice libanaise. En attendant, Carlos Ghosn habite "légalement" la Villa Rose, selon lui.
Une galaxie de sociétés
Les enquêteurs japonais, puis français, se sont aussi penchés sur une autre société libanaise proche de Carlos Ghosn : Good Faith Investments (GFI). Selon le registre du commerce libanais, elle a été créée en 2015, à la même adresse que Phoinos Investments. Coïncidence troublante : GFI n’a que deux actionnaires. Une ancienne employée du cabinet d’avocat, qui a aussi travaillé comme assistante personnelle de Carlos Ghosn au Liban, et un ressortissant indien, Divyendu Kumar, employé par une riche famille du sultanat d’Oman, qui est par ailleurs le distributeur de Renault-Nissan dans son pays, ainsi qu’en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis.
Depuis le mois d’avril 2022, Carlos Ghosn, Divyendu Kumar et trois membres de la famille omanaise sont visés par un mandat d’arrêt international émis par la France. La justice les soupçonne d’être au cœur d’un système de rétro-commissions mis en place via Oman et le Liban au détriment de Renault-Nissan. Entre 2012 et 2018, les deux constructeurs ont en effet versé plusieurs millions de dollars à leur distributeur au sultanat d’Oman, notamment au titre de "primes de performance". Mais selon les enquêteurs, le concessionnaire aurait reversé une partie de ces sommes à Good Faith Investments, au Liban. Ces virements pourraient donc être des rétro-commissions, versées par un homme de paille, Divyendu Kumar, au profit d’une société écran : Good Faith Investments.
Dans l’entourage de Carlos Ghosn, on dément toute malversation. Mais selon le Wall Street Journal, GFI aurait retransféré une partie de cet argent vers des sociétés détenues par des proches de Carlos Ghosn. Notamment un fonds d’investissements dans les start-ups de la Silicon Valley, baptisé Shogun Investments, et géré par son fils, Anthony Ghosn. Et une société enregistrée aux Îles Vierges Britanniques, au nom de sa deuxième épouse. Dénommée Beauty Yachts PTY, cette entité possède un luxueux yacht de 37 mètres estimé à plus de 12 millions d'euros, et nommé Shachou, ce qui signifie "patron" en japonais. Ce yacht, rebaptisé Twig, est désormais amarré dans l’une des marinas les plus prisées au nord de Beyrouth.
En quête de réhabilitation
Aujourd’hui, Carlos Ghosn doit faire face à une cinquantaine de procédures confiée à des équipes d’avocats répartis dans une dizaine de pays. Son avocat libanais s’entretient une à deux fois par semaine avec lui pour faire le point. Mais pour Carlos Ghosn, la défense passe aussi par l’image et la réhabilitation. "La seule chose qui m’importe, c’est de raconter mon histoire, expliquait-il devant Le Parisien en février 2022. Parce qu’on a raconté tant de mensonges".
Pour "raconter [son] histoire", Carlos Ghosn a écrit deux livres en deux ans : Le temps de la vérité, Carlos Ghosn parle, publié en 2020 chez Grasset et Ensemble toujours, co-écrit avec son épouse et paru l’année dernière aux Éditions de l’Observatoire. Le millionnaire apparaît également à l’écran dans un documentaire et une série intitulée Le Dernier vol. Déjà diffusés au Moyen-Orient, en France et au Royaume-Uni, ces films ont été co-produits par Shahid, (la plateforme de streaming du groupe saoudien MBC, numéro 1 dans la région, qui est dirigée par un Libanais), la BBC et Alef One, une société française détenue notamment par l’animateur Arthur.
Pour sa participation exclusive et sa coopération à cette série, Carlos Ghosn aurait perçu un million de dollar. Le résultat est un documentaire qui livre le point de vue de l’ex-patron de Renault-Nissan. Son arrestation y est présentée comme un vaste complot destiné à empêcher la fusion entre Renault et Nissan, et sa fuite comme inéluctable face à un système judiciaire japonais qui a voulu le broyer.
Quand Carlos Ghosn s’ennuie
Les droits d’auteurs de ses livres et son cachet pour un documentaire offrent un complément de revenus à l’ex-PDG de Renault-Nissan. Mais rien ne laisse penser qu’il est pour autant dans le besoin. Au moment de son arrestation au Japon en 2019, l’index Bloomberg des milliardaires estimait sa fortune à environ 120 millions de dollars. Elle serait tombée à 70 millions avec ses ennuis judiciaires. À cause de cautions saisies au Japon, l’organisation de sa fuite, des pertes de rémunérations liées à sa retraite et encore des retraits de compensations en actions chez Nissan et Renault... Certains de ses avoirs et de ses comptes ont également été gelés par des procédures pénales ou des enquêtes fiscales. Mais "je ne me fais pas de souci, nous a confié un membre de son entourage à propos de ses ressources. Même s’il perdait tout, il a rendu service à tellement de gens, fait tellement de fortunes et de millionnaires qui ne l’ont pas oublié, qu’il pourra compter sur eux".
Selon cette source, le principal problème de Carlos Ghosn ne serait pas l’argent mais l’ennui. "Il a voyagé toute sa vie autour de la planète. Il est habitué à rencontrer du monde, à travailler, à avoir des responsabilités, du pouvoir et il se retrouve sans quasiment rien à faire, dans un pays de 80 kilomètres de large et de 200 de long, dans lequel il n’a pas vécu depuis son enfance… Son problème, c’est d’être bloqué ici, au Liban".
Menacé par deux mandats d’arrêt internationaux délivrés par le Japon en 2020 et la France en avril 2022, Carlos Ghosn risque en effet une arrestation et une extradition s’il sort du Liban. Tant qu’il y reste en revanche, il est à l’abri puisque le pays du Cèdre n’extrade pas ses ressortissants. De plus, rappelle un banquier, "la justice libanaise est aux mains du pouvoir politique ou sous influence, avec de la corruption et du clientélisme. Elle coopère peu avec les pays étrangers, surtout dans les affaires financières". Selon lui, Carlos Ghosn serait "avec ses amis" au Liban.
Le professeur Carlos Ghosn
Est-ce pour lutter contre l’ennui ? Toujours-est-il que l’ancien patron s’est investi dans l’enseignement. Avec l’Université maronite du Saint-Esprit de Kaslik (USEK), il a créé un fonds de soutien aux start-up, un centre d’apprentissage, mais surtout un cycle de management. Intitulée Business Strategy and Performance, cette formation est découpée en dix ateliers de trois heures. Carlos Ghosn assure les cours lui-même et fait participer des intervenants tout droit sortis de son carnet d’adresse. C’est le cas d’un ancien de la banque Goldman Sachs qui dirige un puissant fonds d’investissements, du conseiller d’une holding détenue par la famille du Premier ministre, ou encore de son ancien bras droit chez Renault, le Français Thierry Bolloré, aujourd’hui directeur général de Jaguar Land Rover. Après deux années de succès, cette formation a dû ouvrir une liste d’attente pour l’année prochaine.
"Les frais d’inscription s’élèvent à 20 000 dollars. Mais Carlos Ghosn et les intervenants ne sont pas payés, affirme Madonna Salameh, la responsable de ce cursus. L’argent sert à financer l’apprentissage et les start-up de l’université."
Et l’enseignante ne tarit pas d’éloges sur le professeur Ghosn : "Les personnes qui sont intéressées par ce programme apprécient sa trajectoire, son curriculum. Il y a toujours des pours et des contres, mais nous nous focalisons avant tout sur ce qu’il a accompli dans sa carrière professionnelle."
Carlos Ghosn n’a pas donné suite à notre demande d’interview.
Aller plus loin :
>>Scandale, mensonges et évasion, l’affaire Carlos Ghosn, Affaires Sensibles, France Inter
>> Carlos Ghosn : de mystérieux vols en jet privé payés par Renault-Nissan ?, L’Interview de Secrets d’info, France Inter
>> Carlos Ghosn, le PDG qui aimait trop les barbouzes, Matthieu Suc, Médiapart
>> Carlos Ghosn interrogé par la justice libanaise, L’Orient Le Jour
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