Enquête franceinfo Dans le milieu du stand-up, le "combat permanent" des femmes humoristes contre les comportements sexistes

De nombreuses stand-uppeuses se confient sur le sexisme ambiant qui règne au sein de la profession, aussi bien en coulisses que sur scène.
Article rédigé par Clara Lainé
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11 min
Remarques misogynes, hypersexualisation, humiliations... Des femmes humoristes rencontrées par franceinfo décrivent un milieu gangrené par le sexisme. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Son travail, depuis trois ans, consiste à divertir le public. Mais lorsqu'on rencontre Axelle* dans un café parisien, entre deux plateaux de stand-up, le rire n'est plus au programme. Pour beaucoup de femmes humoristes, l'envers des blagues n'a rien de drôle : elles décrivent un milieu gangréné par le sexisme, comme l'a illustré l'émergence du #Metoostandup, initié en janvier par l'humoriste Florence Mendez sur son compte Instagram.

Début mars, dans un article publié par Télérama, 11 femmes accusaient l'humoriste Seb Mellia, 38 ans, d'agressions sexuelles ou de viols. Une prise de parole rare dans ce milieu. "Les remarques déplacées, je préfère les encaisser plutôt qu'être blacklistée", souffle Axelle. Elle n'est pas la seule : les dizaines de femmes qui ont accepté de se confier à franceinfo ont presque toutes exigé l'anonymat. 

Laura Domenge, chroniqueuse pour France Inter et actuellement en tournée, est l'une des rares à avoir accepté d'être citée. Lorsqu'elle s'est lancée dans une carrière d'humoriste, à Paris, en 2014, les débutantes n'avaient guère le choix, se souvient-elle. Deux lieux avaient le monopole du stand-up et il leur fallait y être programmées pour se faire un nom dans le milieu. Les places étaient chères, et les hommes occupaient le devant de la scène. Laura Domenge raconte avoir été contrainte de "composer en permanence avec des prédateurs qui usaient de leur pouvoir pour nous faire jouer ou pas"La jeune femme tenait alors à se faire "toujours accompagner d'un ami" mais "rapidement, ça n'a plus été possible quand c'est devenu du quotidien".

"Quand j’ai commencé, il y a dix ans, on évoluait vraiment dans une jungle."

Laura Domenge, humoriste

à franceinfo

Elle énumère les remarques misogynes, l'hypersexualisation, l'humiliation. Après avoir interprété son premier sketch, déguisée avec des collants résille, elle distribue des tracts. Un humoriste l'interpelle, devant le public : "Tu peux sucer mes potes pour qu'ils viennent voir ton spectacle ?" "Ce sexisme est tellement intégré que je ne le vois parfois plus", lâche-t-elle avant d'ajouter, désabusée : "Des anecdotes comme celle-ci, j'en ai des tonnes !" Elle tient malgré tout à "rendre justice aux alliés hommes déjà présents à l'époque". 

Le "syndrome de la Schtroumpfette"

Ces dernières années, les scènes hebdomadaires se sont multipliées dans les bars et les restaurants, auxquels s'ajoutent des comedy clubs de renom, où de jeunes artistes défilent sur scène et s'emploient à faire rire le public durant une dizaine de minutes. Hélène*, 28 ans, présente dans le milieu depuis cinq ans, déplore que ces différents plateaux soient essentiellement composés d'hommes : "On vit le syndrome de la Schtroumpfette", référence à l'unique personnage féminin dans le village des Schtroumpfs. 

La jeune femme affirme avoir été confrontée à cette situation dans de nombreuses salles parisiennes.  Elle s'en est offusquée auprès de la programmatrice d'un célèbre comedy club de la capitale : "Des femmes drôles, il y en a peu. Et puis, leur problème, c'est qu'elles ont surtout tendance à parler de leurs enfants ou de leurs ovaires", lui aurait-elle répondu. Hélène assure avoir été blacklistée du lieu à la suite de cet échange.

Contacté, le gérant de l'établissement en question considère que "le talent scénique" est le critère qui prévaut lors des choix de programmation des plateaux, et se refuse à "tomber dans une politique de quotas". Il tient aussi à rappeler que leur "seule préoccupation consiste à divertir les gens qui viennent se changer les idées", et non d'être "des porte-drapeaux de quelque cause que ce soit, aussi louable soit-elle".

"Il faut sans cesse mettre des limites" 

Agathe*, qui joue son one-woman show depuis deux ans, ne cache pas à quel point être une femme implique un jeu d'équilibriste permanent : "On n'a pas le choix, on doit se mettre dans une posture de rentre-dedans ou de séduction." Selon elle, seules ces deux options permettent de faire face au "machisme de base".

Il en va de même, ajoute-t-elle, bien au-delà des coulisses, jusque dans les rendez-vous professionnels. Début mars, elle obtient un rendez-vous avec un humoriste pour obtenir des conseils. Il décale à plusieurs reprises l'horaire de l'entrevue. Finalement, il l'appelle dans la nuit et lui envoie une photo prise dans son bain. Agathe* mentionne alors qu'elle est en couple. Dans les messages, le changement de ton est immédiat : "Ton mec, c'est une teub de passage. Hahaha." A la suite de cet échange, il se fait distant et Agathe* n'obtiendra jamais ses conseils. La jeune femme soupire : "A partir du moment où j'ai un copain, mon talent n'existe plus…" 

Hélène*, 28 ans, dit également avoir dû composer avec les codes du milieu. Encore aujourd'hui, malgré sa carrière florissante, il lui arrive de faire face à des hommes qui lui adressent la parole uniquement quand elle est habillée de manière "un peu sexy". Au contraire, Mylène*, qui a commencé le stand-up à Paris il y a cinq ans, fait "tout pour ne pas être sexualisée", en s'habillant large.

Stéphanie*, stand-uppeuse depuis 2020, se méfie des techniciens, des directeurs de théâtre, des spectateurs, des autres humoristes… "Il faut sans cesse mettre des limites", déplore la comédienne, pour qui le stand-up a des allures de "combat permanent". Elle raconte que des régisseurs ont ouvert le rideau, en ayant conscience qu'elle était en train de se changer. Elle mentionne également un homme du public, venu la voir après un spectacle dans lequel elle était habillée avec une combinaison rose moulante, et qui lui a lancé : "On peut lire sur tes lèvres !", en faisant clairement référence à son sexe. 

Un "bizutage constant"

Ceux-là même qui recrutent les humoristes sont parfois mis en cause pour leur comportement. Charline* a particulièrement mal vécu son passage dans un comedy club parisien connu, selon elle, comme "le loup blanc dans le milieu du stand-up en termes d'agressions et de bizutages". A l'époque où elle s'y produit, un duo de dirigeants y aurait généré "des dépressions nerveuses et un mal-être constant", l'humoriste faisant état d'un "bizutage constant" et d'une "toxicité sans nom vis-à-vis des femmes".

"L'un, c'était le physique, l'autre, c'était le mental... Ils ne s'en cachaient pas", lâche la jeune femme. Elle évoque des "ta gueule" assénés un nombre incalculable de fois, dit avoir été "jetée sur des canapés" et "soulevée physiquement". Une fois cette étape franchie, "le directeur artistique passait à de l'affection démesurée avec des bisous, des câlins, des accolades et des compliments à outrance", soufflant "le chaud et le froid".

"Si on me voyait traîner avec un autre humoriste, il me demandait devant tout le monde, en loge : 'Tu couches avec lui ?'"

Charline*, humoriste

à franceinfo

Jade*, humoriste depuis deux ans, dénonce les comportements du même homme : "Il faisait des retours ultraviolents devant tout le monde, alors c'était dur de le vivre autrement que comme de l'humiliation." Trois autres femmes interrogées parlent de ce comedy club comme d'une "zone peu sûre, connue pour être sexiste et homophobe", d'une "ambiance de vestiaires de footballeurs", et font état d'un "management étrange".

Contacté, le gérant du lieu dément formellement les allégations visant son comedy club : "C'est totalement faux, on n'aurait jamais laissé faire ça !" Il entend "rappeler qu'[il a] toujours donné sa chance à tout le monde". De telles accusations sont "probablement" dues à "des frustrations d'artiste", ajoute-t-il. De son côté, le directeur artistique, qui a quitté ses fonctions depuis, s'indigne face au témoignage de Charline : "Elle me prête des propos, actes et des intentions que je n'ai jamais eus."

"Quand je me prends une main au cul, je me tourne vers qui ?"

Selon Jade, si une telle impunité peut s'exercer, c'est parce que "le stand-up n'est pas cadré, pas professionnalisé, ce qui laisse une porte ouverte sur laquelle se jettent les prédateurs". Dans ce milieu de la nuit, pas de DRH, pas de contrats, pas de recours. "Quand je me prends une main au cul, je me tourne vers qui ? Il y a un vide juridique absolu", soupire-t-elle. Olivia Moore, dans le métier depuis une douzaine d'années, déplore l'absence de solidarité de ses collègues masculins : "Même les hommes que je pensais être des alliés se sont révélés ne pas l'être au moment du #Metoostandup." Pour elle, "ils s'identifient davantage à l'accusé qu'à la victime."

Les femmes interrogées par franceinfo se disent pressurisées par la précarité ambiante du milieu. Les lieux les plus prisés rémunèrent les humoristes au cachet, assurant un revenu connu à l'avance et l'accès au statut d'intermittent du spectacle. "Ces 'dates graal' sont majoritairement données aux gars", affirme Nina*, qui a débuté le stand-up en 2015. Dans les comedy clubs moins réputés, plus accessibles aux femmes, les artistes sont rémunérés au chapeau. "On ne sait jamais combien on va gagner, c'est au bon vouloir du public", déplore Nina. 

Pour s'assurer un salaire moins aléatoire, convaincre les programmateurs des principaux établissements s'avère la principale solution. D'où la peur permanente d'être blacklistée, qui dissuade nombre de femmes de témoigner à visage découvert. "Là, je suis en train de risquer ma carrière. S'ils remontent jusqu'à moi, c'est mort", souffle l'une d'elles.

"Je vais brûler ton appartement avec toi dedans"

La stand-uppeuse Chloé Drouet raconte avoir reçu des menaces après s'être confiée auprès de ses collègues masculins concernant les agissements d'un humoriste sur certaines femmes du public. La jeune femme affirme que l'homme concerné l'aurait appelée : "Je sais où tu habites, je n'ai plus rien à perdre, j'ai déjà un casier judiciaire, je vais brûler ton appartement avec toi dedans." Chloé Drouet a décidé de déposer une main courante en juin 2023.

Parler, c'est aussi prendre le risque de ne pas être comprise. "Comme je suis une femme qui parle de cul sur scène, si demain je prenais la parole, tout le monde se dirait que ça ne serait pas arrivé si je m'étais comportée autrement", témoigne Coline*, stand-uppeuse depuis 2019. Plus largement, elle dénonce sans détour le "regard des gens" au début de sa carrière : "Pour eux, j'étais la pute de service."

"On me disait que je n’y arriverais jamais, que les mecs voudraient uniquement me baiser."

Coline*, stand-uppeuse

à franceinfo

L'une des accusatrices de Seb Mellia, qui dit avoir "cédé" à un rapport sexuel avec l'humoriste après avoir été "embrassée de force" et l'avoir repoussé "à plusieurs reprises", confie s'être réveillée le lendemain avec cette pensée : "Oh purée, ce soir, je retourne sur scène. Est-ce que je suis la pute maintenant ?" Une préoccupation que comprend Coline* : "Faut savoir que les humoristes mecs ont le droit de coucher avec la terre entière mais quand toi, sur les 40 qui viennent te draguer, tu couches avec deux, tu es la reine des traînées !"

Des initiatives pour favoriser la mixité

Face aux témoignages des femmes qui évoquent ces conditions de travail "pas safe", la directrice artistique Jessie Varin a décidé d'agir. "J'en avais marre d'entendre qu'il n'y avait pas assez de femmes dans l'humour", argue-t-elle, pour expliquer la création de la Nouvelle Seine, dès 2013. Elles sont aujourd'hui deux femmes à diriger ce lieu, qui se donne pour mission d'offrir des opportunités aux stand-uppeuses "pour qu'elles puissent rattraper leur retard de confiance, de valorisation, d'utilisation de l'espace public". Elle est également en train de rédiger une charte contre les violences sexistes et sexuelles, qu'elle espère instaurer dans un maximum de clubs en France.

Arthur Perier Pillu œuvre lui aussi pour davantage de parité sur les scènes d'humour : il a fondé le Enkor Comedy Club et fait en sorte de toujours programmer au moins deux femmes. "Je suis très attentif à ce qu'il n'y ait pas de Schtroumpfette sur mes plateaux." Il insiste : "Les meufs ne sont pas des cautions, elles apportent des angles dont on a besoin. Les gens vont dire que je suis wokiste, mais non, je suis juste logique." Sylvie*, dans le milieu depuis une dizaine d'années, plébiscite pour sa part le "Café Oscar, un des seuls comedy clubs tenus par une femme", qui a mis une politique en place pour garantir des plateaux mixtes. 

En parallèle, la lutte contre les comportements abusifs continue. Jade salue par exemple l'existence d'une "liste de mecs 'red flag' qu'on fait circuler entre nous pour savoir qui peut être dangereux". Hélène se réjouit quant à elle du "combat de plein de mecs formidables, de vrais alliés qui interviennent quand une situation est problématique".

Les choses évoluent-elles donc dans le bon sens ? "Peut-être", répond Laura Domenge, avant d'ajouter : "Ce sera réellement le cas quand vous nous appellerez pour évoquer autre chose que la difficulté d'être une femme dans ce milieu. J'aimerais qu'on parle de notre travail, comme on parle de celui des hommes."

* Les prénoms ont été modifiés, à la demande des intéressées.

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