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Un trésor russe bientôt découvert dans une épave ? On vous explique pourquoi c'est loin d'être certain

Une société sud-coréenne a annoncé avoir découvert un navire de la marine impériale coulé en 1905, qui recèlerait plus de 100 milliards d'euros de pièces et lingots d'or, selon une rumeur tenace. Mais l'affaire s'annonce plus compliquée.

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Le groupe Shinil présente une maquette du navire "Dmitri Donskoi" lors d'une conférence de presse à Séoul (Corée du Sud), le 26 juillet 2018. (REUTERS)

Mille millions de mille sabords ! Que diriez-vous d'un trésor enfoui dans un croiseur de la marine impériale russe sabordé en mai 1905, en plein conflit russo-japonais ? A la mi-juillet, une start-up sud-coréenne, Shinil Group, a annoncé en grande pompe la découverte de l'épave du Dmitri Donskoi au large des côtes de l'île d'Ulleungdo (Corée du Sud). Le navire seul vaudrait un milliard de wons (762 000 euros), selon ses estimations citées par CNN (en anglais). Rien de folichon.

Sauf qu'un détail change la donne. Une rumeur tenace affirme que le Dmitri Donskoi acheminait l'équivalent de 130 milliards de dollars de lingots et pièces d'or (près de 115 milliards d'euros). La somme n'est étayée par aucun document historique, mais les rêveurs opportunistes se sont rués pour acquérir des titres du groupe sud-coréen Jeil Steel, dans lequel des dirigeants de Shinil Group avaient auparavant pris une importante participation en tant que particuliers. Le cours des actions a rapidement doublé avant de retomber aussi vite, en raison de signaux négatifs qui ont refroidi l'ambiance autour du projet.

Société basée à Singapour et cryptomonnaie

Hasard du calendrier ? Certains observateurs ont établi un parallèle entre l'annonce de Shinil Group et la campagne menée par Shinil, une autre société basée à Singapour. Celle-ci est en pleine promotion pour une nouvelle cryptomonnaie, dont la valeur semble garantie par la découverte du trésor russe. Ce montage peut sembler audacieux, alors même que la cargaison du navire n'a pas encore été inspectée. Pire : certains experts des monnaies virtuelles émettent des doutes sur la solidité de l'opération, car l'entreprise n'a pas fourni les traditionnelles explications techniques pour présenter son "Shinil Gold Coin".

Créée en juin, la société de Séoul affirme désormais qu'elle n'a aucun lien avec les pièces d'or virtuelles vendues par la société de Singapour, tout en reconnaissant que les recherches du navire ont été lancées par la branche singapourienne. Les relations entre les deux entités ne sont pas connues avec précision. De son côté, le quotidien sud-coréen The Chosun Ilbo assure (en anglais) qu'une filiale de Shinil Group – Donskoi International Exchange – recrutait encore récemment des investisseurs pour la monnaie virtuelle. 

Une maquette du Dmitri Donskoi est présentée lors de la conférence de presse de Shinil Group, le 26 juillet 2018 à Séoul (Corée du Sud). (JUNG YEON-JE / AFP)

Les soupçons sont tels que le régulateur sud-coréen a ouvert fin juillet une enquête pour manipulation de cours, ce qui a poussé Shinil Group à revoir sa communication. Face aux accusations, le PDG Ryu Sang-mi et des membres du conseil d'administration sont partis et la société a changé de nom pour devenir Shinil Maritime Technology Co. La police, de son côté, enquête sur d'éventuelles victimes, selon le quotidien Hankyoreh (en coréen).

"Je suis le seul PDG désormais", a affirmé le nouveau dirigeant Choi Yong-seok lors d'une conférence de presse, jeudi 26 juillet. Plus question d'évoquer un éventuel trésor. "Certains médias ont publié des spéculations sans les vérifier, et nous nous excusons pour leur utilisation irresponsable. Nous ne savons pas d'où sort le nombre de 150 milliards de wons." Vraiment ? Le slogan "W150 Trillion Treasure Ship" était pourtant affiché sur le site officiel du groupe, avant de disparaître récemment, poursuit le Chosun Ilbo.

"Nous avons trouvé l'épave en deux jours"

L'épave, elle, semble bel et bien réelle. Selon la société, la poupe a été découverte à 434 mètres de profondeur en mer du Japon. Des images ont même été diffusées à la presse, sur lesquelles on distingue le nom du navire inscrit sur la coque en alphabet cyrillique – le compte YouTube qui hébergeait la vidéo a été depuis supprimé. "Le corps du navire a été gravement endommagé par des bombardements, et sa poupe est presque brisée, mais le pont et les flancs du navire sont bien conservés", expliquait Shinil Group dans un communiqué (en anglais).

Un grand nombre de boîtes métalliques ont également été aperçues, toujours selon la société, ce qui alimente les spéculations sur leur éventuel contenu. Mais, selon The Korea Times (en anglais), les deux sous-mariniers qui ont découvert l'épave disent n'avoir vu aucune boîte. "Je n'ai pas vu l'intérieur de la coque. Il est donc possible qu'il y ait quelque chose dedans", avance prudemment l'un d'eux. Comprenne qui pourra. 

Des images du navire "Dmitri Donskoi" ont été diffusées par la société Shinil Grup, le 17 juillet 2018. (HAND-OUT / CNW)

Shinil Group avait confié les recherches à une société canadienne spécialisée dans l'exploration subaquatique, Nuytco Research. "Nous avons trouvé l'épave en deux jours, explique son PDG Phil Nuytten au National Post (en anglais). Et nous avons pu lire son nom dessus." Les experts canadiens, sud-coréens et britanniques de Nuytco ont découvert le navire à l'aide de deux sous-marins de type DeepWorker, inventés par Phil Nuytten et équipés de sonars à 360 degrés. "Nous ne saurons pas avec certitude s'il y a un trésor avant que le travail de récupération ne commence, à supposer que la société obtienne les permis pour le faire", résume le PDG de Nuytco Research.

Des obstacles juridiques et techniques

Car au-delà des aspects techniques, il faudra en effet contourner de sérieux obstacles juridiques avant de fouiller l'épave. En raison de la mort de soldats russes, le navire peut être considéré comme une sépulture militaire, souligne notamment le chercheur Kirill Kolesnitchenko, interrogé par l'agence russe Ria Novosti (en russe), ce qui impose d'obtenir une autorisation de Moscou. "Cela appartient à la Russie, le pays qui a lancé la mission militaire", confirme à franceinfo Gérard Piouffre, historien spécialisé dans la marine.

Et même si Moscou donnait son accord, il faudrait encore obtenir l'autorisation du ministère des Affaires maritimes sud-coréen. Cela n'a rien d'évident, car la Corée du Sud a signé la convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique de 2001 et doit donc contrôler l'activité de ses ressortissants. Une fois cet obstacle franchi, il faudrait encore verser à l'avance une part de la valeur estimée du butin, ajoute (en coréen) la version locale de la BBC. De quoi tester sérieusement la solidité et les intentions de Shinil Group, qui promet de passer aux choses sérieuses dans les trois mois.

Des historiens sceptiques

Le Dmitri Donskoi a été sabordé par l'équipage lors de la bataille de Tsushima, un fiasco pour la marine russe qui a perdu 17 navires au total, selon le décompte de Gérard Piouffre. Mais si le bâtiment contenait bien un trésor faramineux, comment expliquer que l'épave ait été retrouvée à plus de 400 mètres sous l'eau ? "Si vous l'envoyez à cette profondeur, vous perdez définitivement la cargaison, sans perspective de la retrouver après la guerre", souligne Michel L'Hour, directeur du Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASSM). Une telle manœuvre, selon lui, aurait dû être réalisée dans des eaux moins profondes, afin de préserver la possibilité de récupérer l'argent. Il relève en outre que la communication de Shinil Group est inhabituelle.

En général, les entreprises de chasseurs de trésors qui ont pignon sur rue ne communiquent pas avant d'avoir trouvé le magot.

Michel L'Hour, directeur du DRASSM

à franceinfo

D'autres arguments incitent à la prudence. "Conserver tout cet argent dans un seul navire aurait été trop risqué, estime le chercheur russe Kirill Kolesnitchenko, interrogé par RIA Novosti (en russe). Pourquoi le transporter par bateau, alors qu'il était possible de l'acheminer par voie ferrée de Saint-Pétersbourg à Vladivostok ?" Aucun document historique, d'ailleurs, ne permet de conforter la rumeur, sans doute apparue dans les années 1930. À cette époque, de nombreux livres font rêver les lecteurs en contant l'histoire de trésors enfouis sous les océans, parmi lesquels le fameux 600 milliards sous les mers d'Harry Rieseberg.

En réalité, l'histoire se répète autour du Dmitri Donskoi, objet de fantasmes depuis plusieurs décennies. L'épave trouvée par Shinil Group ressemble à celle découverte en 1998 par l'entreprise sud-coréenne Dong-Ah Construction. Celle-ci avait déjà revendiqué la découverte du navire russe – sans toutefois l'identifier – avant même d'en avoir exploré les entrailles. A l'époque, la valeur de son titre avait bondi de 41% avant que la Bourse coréenne ne suspende la vente de ses actions. 

L’institut coréen de technologies et de sciences océaniques assure lui aussi que le navire trouvé par Shinil Group est le même que celui qu'il a localisé en 2003. La société rétorque que les deux épaves présentent des différences et que c'est bien elle qui a découvert le vrai Dmitri Donskoi. La perspective de nager dans l'or vous fait toujours vibrer ? Un bon conseiller financier vous inviterait sans doute à faire preuve de prudence pour ne pas couler vos économies.

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