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"On voit des changes souillés qui traînent par terre" : le désarroi des enfants qui placent leurs parents en Ehpad

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Dans un Ehpad en Haute-Savoie, en mars 2015. (AMELIE-BENOIST / BSIP)

A l'occasion de la journée de grève dans les maisons de retraite médicalisées, franceinfo a recueilli le témoignage de ceux qui ont dû se résoudre à mettre leurs proches dans des établissements tout en sachant que leurs conditions de vie seraient difficiles.

Ils en parlent sans fard. Car placer un proche en maison de retraite n'est plus un tabou, tant la situation est devenue commune. Mais s'ils assument de faire vivre un de leurs parents dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), ils ne s'y sont pas résolus de gaieté de cœur. C'est souvent contraints et forcés. Un sentiment accentué par le manque d'effectifs et de qualification du personnel, mais aussi le manque d'attention, de douceur ou de simple humanité qui y règne. A l'occasion de la grève dans les maisons de retraite médicalisées, mardi 30 janvier, franceinfo a recueilli le témoignage de ces "aidants", qui s'occupent de leur père ou de leur mère âgée et qui sont les premiers témoins, souvent affligés, de situations dramatiques.

"A 70 ans, ma maman est atteinte de dégénérescence lombaire fronto-temporale [apparentée à la maladie d'Alzheimer]", confie Elise, qui vit en Alsace, près de Mulhouse. Une maladie aux conséquences immédiates sur le quotidien : son père, raconte-t-elle, "n’allait plus aux toilettes" de peur que sa femme "ne sorte pendant ce temps-là par la porte-fenêtre". "On l’a gardée le plus longtemps possible à la maison, mais ça devenait dangereux pour elle. Elle s’enfuyait tout le temps", poursuit cette secrétaire médicale de 35 ans.

On avait mis un GPS sur les clés de ma mère pour pouvoir la localiser, et on avait délimité des zones au-delà desquelles on allait la chercher. Mais on était sur le qui-vive parce qu'elle se dirigeait de plus en plus vers la voie rapide.

Elise

à franceinfo

De quoi rapidement peser sur le quotidien de la famille. "On n’avait plus de vie : dès qu'elle sortait, mon téléphone sonnait et je mettais les clés de voiture dans la poche pour pouvoir aller la chercher rapidement, ajoute cette mère de deux jeunes enfants. Mon père n'arrivait plus gérer. On lui a dit : 'On n'aura rien gagné si tu as une crise cardiaque à 67 ans.'"

Les places sont chères

En théorie, pour choisir l’établissement, les familles cochent leurs préférences sur la liste des Ehpad. Le site gouvernemental "pour les personnes âgées" propose ainsi un annuaire avec de multiples critères (prix, localisation, soins et services proposés ...) ainsi qu'un comparateur de prix et de reste à charge, si la personne âgée bénéficie de l'allocation personnalisée d'autononomie en établissement ou des APL. Mais en pratique, "tu sautes sur le premier où une place se libère après un décès", se désole Didier*, dont la mère vit dans le bassin minier mosellan. A condition d'en avoir les moyens : il en coûte 1 800 euros par mois minimum.

Si la pension du parent concerné ne suffit pas, les héritiers vendent un logement ou une maison devenue inutile. Ou complètent de leur poche, avant d'entamer le ballet des visites. Parfois plutôt gaiement, comme Elise, qui loue la qualité du personnel. "La maison de retraite est top. Si ma mère ne veut pas de la douche, les aides-soignants la reproposent le lendemain. Ils lui font faire de la cuisine, du tricot, des dominos, c’est sympa. Je ne sais pas comment elle le vit, parce qu’elle ne parle pas, mais elle n’a pas l’air malheureuse." C'est loin d'être le cas dans tous les établissementsD'autres s'y rendent le cœur serré, après avoir mis leurs parents en Ehpad, tant les activités y sont rares.

Quand on rentre, on voit des personnes qui sont là et qui attendent la mort. Elles regardent la baie vitrée qui donne sur une impasse, où il ne se passe rien et où il n'y a rien à voir. Ça fait mouroir.

Didier

à franceinfo

Personnel débordé et hygiène douteuse

Au-delà des activités, ce sont souvent les conditions d'hygiène qui font bondir certaines familles. A 67 ans, Christiane Croisy rend visite chaque jour ou presque à sa mère de 97 ans et à sa belle-mère de 98 ans, hébergées dans un même établissement du Loir-et-Cher. "C'est épouvantable, s’indigne-t-elle. On voit des changes souillés qui traînent, des serviettes sales par terre."

Les papiers peints sont écornés, les sanitaires entartrés, l’intérieur des WC est noir. Et l’odeur d’urine monte, avec les problèmes d’incontinence des personnes âgées.

Christiane Croisy

à franceinfo

Une situation dramatique et forcément mal vécue. Du coup, elle n'hésite pas à se munir à l'occasion d’un balai-brosse et d’une serpillière, pour améliorer le quotidien de ses deux proches. "Les salariés sont mal payés, débordés, donc les arrêts maladie sont fréquents. Et là, c'est le serpent qui se mord la queue : les conditions de travail empirent encore, le turnover s'accélère, et ça tourne de moins en moins", déplore-t-elle.

En Isère, Aline Bernard refuse, dit-elle, de s'en prendre à "un personnel épuisé, trop peu nombreux, aux tâches ingrates, et mal considéré par sa direction". Toutefois, certains épisodes lui restent en travers de la gorge. C'est elle, à 76 ans, par exemple, qui se déplace chaque jour dans l'Ehpad pour faire manger sa mère, centenaire et non-voyante. Car elle sait que les salariés ne prendront pas le temps de le faire correctement.

Le jour où ma mère [aveugle] a demandé à ce qu'on lui coupe sa viande, on lui a répondu : 'On s'en fout.'

Aline Bernard

à franceinfo

Quand l'aïeule était malade, la septuagénaire a même dormi sur place pour veiller que sa piqûre d'antibiotiques soit réalisée chaque soir. Et elle n'est pas seule à juger défaillant le suivi médical. "Tu as un médecin qui passe, mais c’est comme la médecine du travail, c’est de la rigolade", ironise Didier. "Je me suis rendu compte que les médicaments donnés à ma mère n’étaient parfois pas les siens. Ça n’arrive pas souvent, mais ça arrive", abonde Christiane Croisy, qui déplore aussi les vols d'argent liquide dont sa belle-mère a été victime. Elle a porté plainte. En vain. "Il n’y a pas eu de suites. C’est si facile de voler les vieux", soupire-t-elle.

Des économies au détriment des patients

Ces effectifs calculés au plus juste conduisent, selon ces "aidants", à un manque d’attention, à des gestes trop rapides, et à des conduites s'apparentant à de la maltraitance. Comme des douches, théoriquement hebdomadaires, non données pendant quinze jours, voire trois semaines, des changes format grande taille qu'on laisse trop longtemps, pour faire des économies, des patients en chaise roulante que l’on ne sort plus au grand air même s'il y a un parc à proximité. "Beaucoup de pensionnaires invalides ne sortent plus de leur chambre que pour les repas, regrette Christiane Croisy. Elles ne voient personne et du coup, faute d’échange, elles perdent leur autonomie très vite."

Annie-Claude Pichon, 56 ans, est bien consciente, elle aussi, que la situation dans les Ehpad est souvent problématique. Mais difficile d'envisager une autre solution pour sa mère de 90 ans qui a perdu sa mobilité après s’être cassé le col du fémur alors qu'elle vivait seule dans la Nièvre. "On l’a prise chez nous, mais ça devenait compliqué, soupire cette agente immobilière à Grenoble. Elle avait besoin d’un lit médicalisé, qu’on a installé, mais aussi d’une infirmière deux fois par jour, parce qu’elle est une grande diabétique. Il fallait qu’elle soit en structure." Elle a fini par se décider à la placer dans un Ehpad mais a tout fait pour qu'elle soit accueillie dans les meilleures conditions en choisissant un établissement flambant neuf, bien adapté, aux jolies chambres. Coût de la facture : 2 900 euros par mois. Ce qui ne l'a pas empêché d'assister à des dérives.

Il y a des aides-soignants gentils. Certains sont brutaux et manquent de douceur physique ou morale avec les personnes âgées. Ils peuvent les laisser une heure sur le siège des toilettes, ça ne les gêne pas.

Annie-Claude Pichon

à franceinfo

"Même les meilleures des aides-soignantes ne peuvent prendre toute la détresse sur leurs épaules. On est en train de jongler entre coûts, service à la personne, humanité", analyse Didier. Plus virulente, Aline Bernard, qui paie 3 000 euros par mois, met en cause les économies maximales en Ehpad, alors que les établissements sont, selon elle, une "source de profit pour les actionnaires" : "Mon fils, qui est dans l'immobilier, me dit : 'J'ai de plus en plus honte quand je sais que, dans l'immobilier, l'Ehpad est un des secteurs les plus rentables'." L'Express conseillait d'ailleurs en 2015 "cet investissement" "porteur", même si, comme le rappelle l'hebdomadaire, cela entrait en contradiction avec l'adage "il faut acheter où l'on aimerait vivre".

Souvent habités d'un sentiment d'impuissance face à ce que vivent leurs proches en Ehpad, certains misent sur de petits gestes pour leur rendre la vie plus douce. "Dans l’état où elles sont, avec la vie qui ne tient qu'à un fil, les personnes très âgées s’accrochent à des détails", résume Didier. Il n'oublie ainsi jamais d'amener à sa mère ses desserts favoris, tarte aux quetsches ou à la rhubarbe dont elle raffole. "Elle a des plaisirs qui ne sont pas toujours pris en compte dans la maison de retraite. Parce que les consignes ne sont pas passées aux remplaçants ou aux intérimaires", déplore-t-il. "Et elle n'arrive plus à parler, juste à bégayer la première syllabe d'un mot, en français ou en patois lorrain." Et ce sont souvent ces petits gestes qui font la différence, assure Didier. "Ma mère a gardé la coquetterie d’être bien coiffée. Mais si la douche est programmée le lendemain, une remplaçante va lui passer les cheveux sous l’eau et la décoiffer. Et la fois d’après, elle refusera la douche sans qu'on fasse le lien."

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