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Manuel Valls et l'affaire Dieudonné, une "victoire" en trompe-l'œil ?

Le ministre de l'Intérieur a obtenu l'interdiction du spectacle "Le Mur", qui relaie selon lui des idées antisémites. Mais des associations et des observateurs estiment que la décision du Conseil d'Etat est contre-productive.

 

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, à Bruxelles (Belgique), le 5 décembre 2013, et l'humoriste Dieudonné, le 29 novembre 2009 à Paris. (GEORGES GOBET / FRANCOIS GUILLOT / AFP)

"Une victoire pour la République." Le ministre de l'Intérieur, Manuel Valls, a salué en ces termes la décision du Conseil d'Etat interdisant le spectacle Le Mur, jeudi 9 janvier. Même satisfaction chez Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, qui évoquait "une grande avancée pour la République", au micro de BFMTV, dimanche.

"Pour un exécutif qui s'est toujours montré ferme sur les valeurs, ne rien faire était la pire des solutions, car cela laissait prise aux critiques de l'opposition et des associations", analyse Yves-Marie Cann, directeur d'études à l'institut CSA, contacté par francetv info. Pour autant, les conséquences politiques de cette interdiction sont difficiles à évaluer.

Car tous ne partagent pas cet avis, à commencer par l'ancien ministre de la Culture, Jack Lang. Interrogé par Le Monde, lundi 13 janvier, l'ancien ministre de la Culture estime que "la décision du Conseil d'Etat est une profonde régression". La communication du gouvernement tranche également avec les nombreux messages de soutien adressés à l'humoriste. Et si Dieudonné a dû se résoudre à proposer un autre spectacle, Asu Zoa, les derniers rebondissements de l'affaire ont pu contrarier l'opinion, attachée à la liberté d'expression.

Il risque d'ériger Dieudonné en martyr

L'interdiction n'a pas fait taire les défenseurs de Dieudonné, bien au contraire. Le site Dieudosphere.com, à nouveau disponible depuis lundi, résume leur sentiment : "Actuellement, nous sommes TOUS victimes d'attaques coordonnées : informatiques, médiatiques, diffamantes avec tentatives d'intimidations." Sur Twitter ou Facebook, des milliers de fans de Dieudonné viennent ainsi témoigner de leur soutien. "La France est devenue un pays de dictature", lance un commentateur, quand un autre dénonce un "gouvernement (...) perfide et sournois !"

Le feuilleton Dieudonné – relayé par une intense médiatisation – a largement diffusé les idées de l'humoriste, au travers des vidéos et des sites qui lui sont consacrés, comme l'ont souligné plusieurs utilisateurs de Twitter.

Plusieurs éditorialistes sont tout aussi réservés, dont François Sergent, de Libération, qui estime que cette décision risque "de faire du sinistre humoriste un martyr de la liberté d'expression". Quant à Philippe Bilger, ancien avocat général, il prédit dans le JDD que "cette stratégie d'étouffement va faire de ce personnage médiocre (...) un persécuté". 

Une impression justifiée, à en croire Pierre Panet, proche de l'humoriste, contacté par francetv info. L'interdiction a eu pour premier effet de radicaliser certains soutiens. "Une frange de gens considèrent qu'il a été trop accommodant avec le pouvoir. J'ai été obligé d'intervenir auprès de jeunes qui ne comprenaient pas !" Deuxième effet, un public de plus en plus large. "Hier encore, j'ai rencontré quelqu'un dans un café qui m'a réclamé le DVD ! reprend Pierre Panet. Beaucoup de gens qui n'avaient pas d'opinion montrent désormais de l'intérêt, estimant que l'interdiction va trop loin." Un phénomène nommé "effet boomerang" en psychologie.

L'interdiction du spectacle a d'ailleurs reçu un accueil contrasté dans l'opinion. Une majorité (52%) des Français interrogés par l'institut BVA (en PDF) y sont ainsi opposés. Et ils sont même 74% à estimer que le gouvernement en fait trop sur cette affaire. "Cela ne signifie pas que Dieudonné suscite la sympathie d'un public plus large, nuance toutefois Yves-Marie Cann, de l'institut CSA. Mais c'est la marque d'une opinion très partagée sur le principe même de l'interdiction d'un spectacle."

Il n'a pas convaincu toutes les associations

Ces inquiétudes avaient été soulevées très tôt par certaines associations. Manuel Valls risque "de fédérer autour de Dieudonné une sympathie réactionnelle de ceux qui se considèrent, pour des raisons qui peuvent par ailleurs parfaitement se comprendre, opprimés, socialement ou politiquement", soulignait déjà la Ligue des droits de l'homme dans un communiqué, publié le 6 janvier. La LDH n'est pas vraiment suspecte de connivence avec l'humoriste. Créée en 1898, au moment de l'affaire Dreyfus, elle a déjà fait condamner Dieudonné, comme le rappelle le site Rue89.

Même réserve chez SOS-Racisme, pourtant favorable à l'interdiction. "Evidemment que ce n'est pas une victoire ! A partir du moment où on est obligé de poursuivre Dieudonné devant les tribunaux, c'est bien qu'il y a une faille de la République", explique la présidente, Cindy Léoni, contactée par francetv info. En revanche, elle est plus mesurée sur d'éventuelles "vocations" suscitées par l'interdiction des spectacles. "Certains vont peut-être se désengager de cet élan, quand d'autres vont le rejoindre. Il y aura sans doute un effet d'équilibre." De fait, aucune étude n'a encore mesuré les effets de l'interdiction sur une éventuelle adhésion du public. "Mais d'après les éléments dont nous disposons, un tel phénomène est de toute façon limité", explique Yves-Marie Cann, de l'institut CSA, contacté par francetv info.

Quant à Alain Jakubowicz, président de la Licra, contacté par francetv info, il estime que la "force doit rester à la loi dans un Etat de droit". Il pense aussi que "la société s'est réveillée un peu tard [et qu'il] était temps de mettre un terme aux délires" de l'humoriste. "Son public n'est pas homogène et unique. Dans cette aventure, Dieudonné va en perdre, et notamment ceux qui ne voudront plus être des vaches à lait", affirme Alain Jakubowicz.

Il s'est engagé dans une guerre à l'issue incertaine

"J'ai eu le droit à une promo extraordinaire de Manuel Valls, qui est mon attaché de presse", plaisantait Dieudonné lui-même, au lendemain de l'interdiction, dans une vidéo postée sur YouTube. L'occasion de s'ériger en victime. "Manuel Valls m'a déclaré la guerre", explique-t-il, avant d'évoquer "une chasse au nègre". Après avoir "posé "un genou à terre", il entre désormais "en résistance". Le ton est donné. En face, la fermeté est la même. Le ministre de l'Intérieur se dit "sceptique (...) sur les remords soudains" de l'humoriste, dans un entretien au Parisien, lundi 13 janvier.

Preuve de cette défiance, il souhaite désormais bloquer les vidéos de l'humoriste sur internet. Une course en avant qui soulève de nouvelles difficultés juridiques. Le site de partage de vidéos YouTube, par exemple, est hébergé aux Etats-Unis. Par ailleurs, Dieudonné dispose encore de quelques cartes. Il peut ainsi saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Auquel cas la décision du Conseil d'Etat "ne tiendra pas", selon le blogueur maître Eolas, interrogé par le Le Nouvel Observateur. 

Si Manuel Valls s'attaque de front à Dieudonné, l'idéologie mise en cause est également incarnée par d'autres personnalités. A commencer par Alain Soral, qui bénéficie d'une certaine publicité depuis plusieurs semaines, y compris à l'étranger. L'essayiste d'extrême droite, présenté comme un écrivain et réalisateur proche de l'humoriste, a eu l'honneur d'un entretien dans l'émission "Newsnight", diffusée sur la chaîne britannique BBC Two. Il a pris soin d'expliquer que "le gouvernement [français], par sa politique étrangère et son dîner annuel du Crif, est entièrement sous l'influence du lobby sioniste." De l'autre côté de la Manche aussi, ces thèmes sont donc abordés. Encore un dommage collatéral de l'interdiction.

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