"Je suis déjà restée des semaines sans sortir" : à Aulnay, la galère de locataires excédés par les pannes d'ascenseur
Les habitants de la cité de l'Europe, confrontés à des pannes d'ascenseur à répétition, dénoncent l'inaction de leur bailleur social. Franceinfo est allé à leur rencontre.
Khay* ne compte plus le nombre de fois où elle a appuyé, machinalement, sur le bouton de l'ascenseur au rez-de-chaussée de son immeuble, et où la cabine n'est jamais venue. "Demandez à n'importe qui ici, les ascenseurs tombent tout le temps en panne. C'est un problème si récurrent qu'il en est devenu banal", explique cette mère de quatre enfants.
Il y a huit mois, Khay revenait de l'école lorsqu'elle s'est retrouvée coincée avec trois de ses enfants dans la cabine au huitième étage de sa tour située au cœur de la cité de l'Europe, un ensemble de logements sociaux d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). "On a été bloqués pendant quarante minutes avant que quelqu'un vienne nous ouvrir. Les enfants étaient très fatigués, mais ils étaient rassurés de savoir que j'étais là. Heureusement, ça ne sentait pas le pipi cette fois-ci." Depuis cet épisode, elle interdit à ses plus jeunes enfants de prendre l'ascenseur seuls, car "ils ne sauraient pas appeler les secours".
"L'impact sur notre vie privée est énorme"
Comme Khay, de nombreux habitants de la tour 10, qui compte 54 logements, sont excédés, voire désabusés par les pannes d'ascenseur à répétition. "Pour nous, c'est devenu une situation normale, lance Yanis, 14 ans, rencontré au rez-de-chaussée. J'ai toujours habité ici et j'ai toujours vécu ça." Ce vendredi 24 mars, c'est l'ascenseur desservant les étages impairs qui est bloqué depuis une semaine. Le voyant d'appel est bien allumé, mais la cabine ne bouge plus.
Dans la cage d'escalier défraîchie, les allées et venues sont incessantes. Les plus jeunes grimpent les marches deux à deux, les plus âgés peinent à monter. "On a de la chance, l'ascenseur des étages pairs marche. On monte au plus près et on fait le reste à pied, confie Kadour, 64 ans. Mais dedans, ça pue, y a de tout. Il n'y a aucune hygiène."
"C'est toujours la même chose", ajoute Zahia, 41 ans, habitante du neuvième et dernier étage. "Les ascenseurs marchent trois-quatre jours, puis tombent en panne. Les réparateurs viennent, et trois jours plus tard, ça retombe en panne." Zahia se félicite presque que, cette fois, la panne tombe un vendredi. "On espère toujours que l'ascenseur tombe en panne en semaine. Au moins, on peut appeler les dépanneurs." Quand l'avarie survient le week-end, les habitants prennent leur mal en patience et attendent le lundi à la première heure pour signaler le problème. "Il m'est déjà arrivé de différer une course ou même de refuser une invitation à cause de ça, raconte Zahia. L'impact sur la vie privée de chacun est énorme."
Une chaîne de solidarité entre locataires
Pour les personnes âgées ou handicapées, une panne est souvent synonyme d'isolement forcé. "Mon père a 80 ans. Avec une canne, même monter un étage à pied est difficile, raconte Mammadi, 33 ans. Parfois, on ne lui rend pas visite à cause de ça." Même constat pour Danielle, 60 ans, invalide à 80% et habitante du huitième étage. "Je suis déjà restée des semaines sans sortir. Mon mari faisait les courses, mais il a aussi des problèmes pour marcher." Installée dans l'immeuble depuis 1986, Danielle pense à déménager. "Avant, ici, c'était la plus belle tour. Mais il y en a ras le bol. Entre le huitième et le neuvième étage, on est au moins six à avoir des problèmes cardiaques et à vivre avec ce problème en permanence."
Face à cette situation, une chaîne de solidarité s'est créée entre les habitants. Les plus jeunes montent les poussettes ou les courses des familles qui habitent aux derniers étages. Parfois, en cas de panne, celles-ci laissent leurs packs d'eau et de lait aux voisins des premiers étages et viennent les récupérer après les réparations. "Mais ça ne peut pas durer, martèle Zahia. Face à une situation exceptionnelle, l'humain est solidaire. Mais lorsque c'est permanent, il se lasse."
"Ils rafistolent sans vraiment trouver de solution"
Ascenseurs toujours en panne, locaux vétustes, humidité… Pour beaucoup d'habitants, cette situation est liée à une mauvaise gestion du bailleur social, Emmaüs Habitat. "Ils ne font que des réparations à la marge, ils nous envoient des réparateurs low-cost qui rafistolent sans vraiment trouver une solution au problème", déplore Amadou Cissé, membre du collectif Plus sans ascenseurs, qui réunit les habitants de six communes d'Ile-de-France confrontés à ce problème.
"Ça fait trois ans que c'est catastrophique, que les locaux se dégradent partout et que rien n'est fait dans le fond", ajoute Mohamed Maatoug, président de l’Amicale des locataires de la cité de l’Europe, association qui défend les intérêts des habitants. Installé dans une tour voisine, il montre des photos de cages d'ascenseurs jonchées de fientes, avec des boutons rafistolés au moyen d'élastiques. "Comment voulez-vous que ça fonctionne avec autant de fientes ? A chaque fois, on paye des charges en plus de nos loyers pour ces réparations, mais on ne voit pas d'améliorations."
Par lassitude, certains n'attendent plus le réparateur et défoncent les portes pour sortir.
Mohamed Maatoug, président de l'Amicale des locatairesà franceinfo
"Sous prétexte que les urgences sociales se multiplient (...), les bailleurs rechignent à engager des démarches fortes pour résoudre ce problème", renchérit Fouad Ben Ahmed auprès de franceinfo. Pour lui, l'inertie est liée à l'étiquette "quartier populaire" de la cité. "Ils oublient ainsi que l'une des libertés fondamentales en France est celle de pouvoir aller et venir, et que beaucoup d'habitants, coincés chez eux, en sont aujourd’hui privés", assure le fondateur du collectif Plus sans ascenseurs.
Des dégradations à répétition, selon le bailleur
Pour Emmaüs Habitat, cette situation est le résultat de dégradations répétées. "On a fait plus de 60 000 euros de travaux l'année dernière sur les 17 ascenseurs de la cité", indique Delphine Depaix, directrice de la communication du bailleur social, à franceinfo. "On va remplacer cinq cabines cette année. Ces pannes sont dues au vandalisme", assure-t-elle en s'appuyant sur les rapports de réparation du prestataire des ascenseurs, Otis. "Les techniciens ont toujours noté des casses anormales venant de l'extérieur. Les ascenseurs ont seulement huit ans."
Selon les chiffres d'Emmaüs Habitat, 141 pannes d'ascenseurs sont survenues en 2016 dans toute la cité, contre 40 en 2015 et 57 en 2014. "Face à cette explosion, on a mis du temps à s'adapter et les réparateurs n'ont pas forcément les pièces qui manquent dans l'immédiat", admet Delphine Depaix, qui assure en revanche que l'organisme "est toujours là pour ses locataires, et ne les laisse jamais dans l'embarras". Si les habitants reconnaissent l'existence de certaines dégradations, elles sont surtout "d'origine extérieure", assure Mohamed Maatoug. "Des dealers d'une autre tour viennent squatter ici. Ce sont des actes isolés derrière lesquels le bailleur se cache pour ne pas agir."
Pétition et manifestation
Cette situation n'est d'ailleurs pas propre à la cité de l'Europe, ni à son bailleur. A Sevran, Montreuil, Argenteuil ou encore Bobigny, de nombreux habitants d'HLM font face aux mêmes problèmes et dénoncent l'inaction de leurs bailleurs, note Le Monde. "Il y a sans doute un problème de dialogue avec certains, reconnaît Delphine Depaix. Mais on est toujours ouverts." Début mars, Fouad Ben Ahmed a lancé une pétition sur Change.org, à l'adresse des candidats à la présidentielle, afin qu'ils s'emparent du sujet. Elle a déjà reçu 29 000 signatures. "Nous voulons parler davantage des problèmes que subissent les citoyens et non des affaires à répétition", explique-t-il.
Le 5 avril, une manifestation est prévue par les habitants de la cité à Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), devant le siège d'Emmaüs Habitat, pour revendiquer le "droit à vivre dignement". Certains menacent aussi de ne plus payer leur loyer si la situation ne change pas. "La panne d'ascenseur n'est que le miroir d'une situation globale très dégradée dans la cité", souligne Fouad Ben Ahmed.
* Les habitants de l'immeuble n'ont pas souhaité donner leur nom de famille.
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