11-Novembre : l'ultime combat de deux frères pour connaître le lieu de la mort de leur grand-père pendant la Grande Guerre
Les frères Paul et André Charpentier tentent de remonter aux sources pour élucider le mystère du jour de la disparition de leur aïeul, entre septembre et octobre 1914. Une date qui leur permettrait de déterminer aussi le lieu où repose son corps.
Fin d'un cycle. Les commémorations du 11 novembre 2018 viennent clore les célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Mais tourneront-elles complètement la page de mémoires, plus vives qu'on ne pense ? Car la "der des ders" – quelle ironie – a fait 700 000 veuves, 750 000 orphelins et 1,4 million de morts côté français. Parmi eux, quelque 250 000 disparus, dont les descendants cherchent encore les traces.
Un siècle plus tard, ce flou ne passe pas pour les frères Paul et André Charpentier. À 64 et 74 ans, ces deux retraités s'activent tous azimuts pour savoir où et quand est mort leur grand-père maternel Célestin Dariet. Ce cultivateur natif de Saint-Fulgent (Vendée) a été porté disparu entre septembre et octobre 1914, quelque part dans les Hauts-de-France.
Un disparu, quatre dates de mort possibles
Tenaces dans leur quête, Paul et André estiment que l'administration a manqué de rigueur sur la date de disparition de leur grand-père. "Dès 14-18, la problématique de la disparition était dramatique pour les proches, parce que tout était bloqué de manière administrative, à commencer par les successions, explique le créateur du site collaboratif 1 jour 1 poilu, Jean-Michel Gilot. Pour régler la situation, une loi a demandé aux tribunaux d'émettre des jugements pour déclarer tel soldat disparu à telle date." Vu le nombre massif de disparus, les jugements ont parfois été expédiés, sans trop de rigueur sur la date probable de disparition.
Ancien contrôleur de gestion à Croix-de-Vie (Vendée) (aujourd'hui Saint-Gilles-Croix-de-Vie), Paul Charpentier pointe à plaisir les contradictions du dossier. "Par un jugement du 12 avril 1921, le tribunal civil de première instance de La Roche-sur-Yon, en Vendée, donne pour date de la mort de Célestin Dariet le 29 octobre 1914, officiellement entre Auchonvillers (Somme) et Serre (Pas-de-Calais), explique-t-il. Mais cette date est démentie par tous les autres documents, qui sont eux-mêmes incohérents entre eux."
Des exemples ? L'"acte de disparition", élaboré en 1916 à partir de deux témoignages tardifs, établit que le soldat de 35 ans n'a plus été vu après le 26 septembre 1914. Mais cette même disparition est officiellement datée de la nuit du 9 au 10 octobre 1914, sur le bulletin de naissance de Célestine, fille posthume de Célestin, née en janvier 1915. Quant au livret militaire, il décide en page 6 que Célestin Dariet est "mort pour la France du 9 au 10 septembre 1914". Entre ces quatre dates, aucun élément ne permet de trancher. Mais ces informations permettent de distinguer quatre différents endroits où est susceptible de reposer la dépouille du soldat 2e classe Dariet, en fonction des allers-retours du bataillon.
Franchement, qui s'en soucie, 104 ans plus tard ? "Pour nous, c'est important", insiste courtoisement Paul Charpentier. Une façon d'être fidèle à une histoire manquante, qui a pesé lourd dans cette famille catholique.
La mort de son mari était un sujet tabou pour ma grand-mère, qui a vécu en noir toute sa vie. Elle disait 'je ne veux plus en parler'.
Paul Charpentier, petit-fils de "poilu"à franceinfo
Née en mars 1913 (et décédée en 2009), leur mère, Marie-Henriette, n'avait évidemment pas de souvenir de son père. "Néanmoins, c'est sur le lieu de sa mort qu'elle a voulu se recueillir, à la fin de sa vie." Faute de certitude, les deux frères l'ont emmenée à la nécropole d'Albert, dans la Somme, où Célestin est "présumé inhumé", estime le ministère de la Défense, bien que son nom ne figure nulle part.
Un livret militaire "sans une souillure"
Pour élucider la disparition de leur ascendant, André et Paul se sont mués en limiers hors-pair. Ils partaient, considèrent-ils, de peu. Transmise à sa veuve, puis à sa seconde fille, la maison familiale de Célestin Dariet à La Copechagnière (Vendée) a longtemps gardé ses secrets.
Mais en fouillant armoires et greniers, la famille a fini par dénicher une photo de Célestin en civil, le document établissant la pension de veuve de guerre "avec jouissance au 11 octobre 1914" et un livret militaire "propre, net, sans une souillure". "Encore un mystère !", s'exclame Paul Charpentier.
Normalement, les soldats devaient avoir leur livret militaire sur eux. Or il n'y a pas une tache de boue sur celui-ci. Qui a bien pu ramener le livret à la famille ? Le beau-frère, qui se trouvait dans la même compagnie ?
Paul Charpentierà franceinfo
Voilà pour les documents disponibles, soigneusement rangés. Maigre butin, estime la fratrie. En ancien contrôleur de gestion minutieux, Paul part à la chasse aux pièces manquantes. Dans les archives judiciaires de Vendée, il cherche (en vain pour l'instant) l'original du jugement du 12 avril 1921, dont il n'a pu consulter qu'un extrait, "copié le 15 mai 1921 sur les registres de décès de la mairie de La Copechagnière". Et il ne cache pas sa volonté de faire réviser ce jugement vieux de 97 ans, tant la date de disparition du 29 octobre lui semble fantaisiste.
Parallèlement, il a fouillé de fond en comble dans les Archives départementales de Vendée, dont le dossier consacré à son grand-père. Même passage au peigne fin du site du ministère de la Défense dédié aux morts de la guerre, Mémoire des hommes et du trésor qu'il recèle : les Journaux des marches et opérations des corps de troupe (J.M.O. pour les intimes).
"Le régiment n'aurait pas dû aller au front"
Ah, ces J.M.O. ! Une bible pour tous les fondus de 14-18, puisqu'ils y retrouvent consignés, jour après jour, les trajets d'un régiment et les ordres donnés. "Ces Journaux répondent à deux objectifs, détaille Michaël Bourlet, ancien officier et historien spécialiste de la Première Guerre mondiale. L'un juridique : le chef peut prouver ce qu'il a ordonné. L'autre historique : tous les mouvements y sont notés."
Les frères Charpentier ont consciencieusement recopié, page après page, ce fameux J.M.O., pour suivre pas à pas l'itinéraire du 83e régiment d'infanterie territoriale où leur grand-père fut incorporé en août 1914, à 34 ans. Première découverte :
Le 83e RIT n'aurait pas dû aller au front, puisque c'était un régiment de deuxième ligne, d'intendance. Mais l'hécatombe d'août 14 est telle que le régiment vendéen part dès août dans le Nord. Le 24, il monte jusqu'à Tournai, en Belgique, puis se replie face aux Allemands.
Paul Charpentierà franceinfo
"Formés de soldats plus âgés que ceux de l'infanterie d'active", remarque le site de la mairie de Tournai, le 83e régiment fait d'autant moins le poids que "les Français ne sont armés que de fusils Lebel, n'ont ni artillerie, ni mitrailleuses, au contraire de l'ennemi". L'unité doit reculer et va désormais circuler entre la Somme et le Pas-de-Calais jusqu'en décembre 1914.
À chaque date possible de disparition, les frères Charpentier font correspondre l'endroit où blanchissent peut-être les ossements de leur grand-père. Ils penchent aujourd'hui pour un décès la nuit du 9 au 10 octobre, étayé par plusieurs documents. Auquel cas la dépouille de Célestin reposerait dans le Pas-de-Calais, et non dans la Somme, près d'Albert, comme ils l'ont pensé un moment.
"Pourquoi les disparus n'ont-ils pas tous leur nom près de l'endroit où ils sont morts ?"
Pour en avoir le cœur net, les infatigables Paul et André se rendront cet automne au Service historique de la défense à Vincennes (Val-de-Marne) afin d'y consulter les annexes, non numérisées, des Journaux de marche et des opérations du 83e RIT. Ils espèrent y trouver répertoriés tous les morts et tous les blessés quotidiens.
En attendant d'achever leur enquête – mais aura-t-elle un jour une fin ? –, le duo réclame que les noms de tous les disparus de 14-18 figurent au plus près des batailles où ils ont vraisemblablement péri. "Pourquoi n'y sont-ils pas tous ?, s'étonne Paul Charpentier. Quand on regarde les cimetières des Alliés [en France], ils inscrivent tous les noms sur un mur, y compris ceux des disparus. Nous voulons qu'une liste avec les noms des disparus soit déposée dans la nécropole ou le carré militaire les plus proches de l'endroit où ils sont morts. C'est déjà le cas sur l'Anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette d'Ablain-Saint-Nazaire", dans le Pas-de-Calais.
Une référence à ce mausolée où sont gravés 579 606 noms des morts, identifiés et disparus, français, alliés et allemands tombés dans le Nord et le Pas-de-Calais. Ils plaident pour la création d'un "Anneau de la mémoire national, en papier et informatique qui listerait tous les noms des morts disparus des autres régions de combat : Picardie, Champagne-Ardenne, Lorraine et Alsace".
"Dans le cas précis de notre grand-père, ajoutent-ils, nous souhaitons, selon la date de disparition retenue comme la plus probable, que le nom de Célestin Dariet figure soit dans la nécropole d'Albert (Somme), soit sur l'Anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette."
On ne va pas se mentir, c'est déjà le cas. Comme les autorités faisaient la sourde oreille, André s'est chargé tout seul de la reconnaissance de son aïeul, au début des commémorations du centenaire :
En 2014, je suis allé à la nécropole d'Albert déposer une plaque au nom de mon grand-père, avec le cœur vendéen, sur une stèle pour une centaine de disparus. Je n'avais pas vraiment le droit de faire ça, mais il n'y a pas eu de réaction. Quatre ans après, la plaque est toujours là !
André Charpentierà franceinfo
Donner aux disparus "le même sort qu'aux autres"
Même si Paul et André affirment ne pas être "esseulés" dans leur combat, les 300 lettres qu'ils ont envoyées aux officiels en tout genre (présidents de conseils départementaux, régionaux, ministres de la Défense, Élysée...) n'ont obtenu qu'une poignée de réponses. D'où leur décision de créer, en août 2018, une association portant le nom de "Célestin Poilu-Disparu", qui œuvre pour faire en sorte que "les disparus aient le même sort que les autres". Ils en sont, pour l'instant, les seuls membres. Auront-ils plus d'écho demain ?
Les autorités répliquent que le nom de leur grand-père figure déjà sur le monument aux morts de sa commune de naissance, à Saint-Fulgent, et sur celui de sa commune de résidence, à La Copechagnière, en Vendée. Que réclamer de plus ? L'historien Michaël Bourlet contextualise : "Certes, les Britanniques ont fait le choix d'écrire le nom des disparus par exemple sur le mémorial de Thiepval dans la Somme (où sont gravés les noms de 72 244 soldats), et les Français, effectivement, ne l'ont pas fait."
Les Français ont édifié, sous l'Arc de triomphe à Paris, la tombe du Soldat inconnu qui symbolise tous les disparus.
L'historien Michaël Bourletà franceinfo
Même s'il entend aller jusqu'au bout, Paul Charpentier sait que la clôture du centenaire marque une des dernières occasions d'interpeller les médias. "Là, on vient de vivre quatre années intenses, mais le 12 novembre 2018, il n'y aura plus rien. On va néanmoins continuer parce que notre grand-père, c'est un disparu parmi des centaines de milliers d'autres qui n'ont pas leur nom mentionné !"
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