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Blessé grave à Tolbiac : on retrace l'itinéraire de la rumeur en cinq actes

Un étudiant a-t-il été gravement blessé à la tête lors de l'évacuation de l'université de Tolbiac, vendredi 20 avril ? La rumeur, née sur les réseaux sociaux et relayée dans certains médias, a finalement été démontée par "Libération".

Article rédigé par franceinfo - Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
La police fait face à des défenseurs de l'occupation de l'université de Tolbiac, après son évacuation par les forces de l'ordre, le 20 avril 2018. (GUILLAUME PINON / NURPHOTO)

La rumeur a enflé durant tout le week-end. Depuis le vendredi 20 avril et l'évacuation de l'université de Tolbiac, à Paris, les réseaux sociaux et certains médias ont affirmé qu'une personne avait été gravement blessée à la tête après une chute. Malgré les démentis de la préfecture et de l'Assistance publique des hôpitaux de Paris (APHP), la rumeur a gonflé jusqu'au 24 avril, jour où l'une des "témoins" de l'affaire a finalement admis qu'elle n'avait pas vu l'incident supposé. Les autres se font depuis très discrets. Du lancement de la rumeur à son dégonflement, franceinfo retrace l'itinéraire de cet emballement.

Acte 1 : des témoignages font état d'un "mort" ou d'un "blessé grave" à Tolbiac

Vendredi 20 avril au matin, les CRS évacuent une centaine d'occupants du site de Tolbiac, dans le 13e arrondissement de Paris, occupé depuis trois semaines par des étudiants pour protester contre la réforme de l'accès à l'université. La préfecture de police assure que l'opération s'est déroulée "dans le calme, sans incident". Mais des témoignages et des vidéos publiés sur les réseaux sociaux et sur YouTube font état de violences à des degrés divers. Pour la première fois, l'hypothèse d'un mort, ou d'un blessé grave, fait son apparition.

Capture d'écran (TWITTER)

Contactée par plusieurs médias, la préfecture assure à nouveau "qu'il n'y a eu aucun blessé lors de l'opération d'évacuation" de Tolbiac et rediffuse son communiqué matinal.

L'université Paris 1, dont dépend Tolbiac, explique elle aussi se fier aux informations de la préfecture. Et précise à Libération, qui l'a contactée, que "l'équipe de sécurité sur place lors des évacuations n'a vu aucun blessé, à part peut-être une entorse à la cheville". 

Acte 2 : plusieurs médias évoquent un "blessé grave" ou "dans le coma"

La rumeur gagne du terrain vendredi après-midi, quand elle est relayée par plusieurs médias. L'hebdomadaire Marianne publie ainsi le témoignage de Jaspal De Oliveira Gill, représentante de l'Unef à Paris 1, qui assure, dans une première version de l'article, qu'un étudiant se trouve "dans le coma".

Capture d'écran de l'article de "Marianne" le 20 avril après-midi, partagée sur Twitter par le journaliste David Perrotin. (TWITTER/DAVID PERROTIN)

De son côté, le site Reporterre relaie plusieurs témoignages faisant état de plusieurs blessés, dont au moins "un grave". Un SDF nommé Désiré (un prénom d'emprunt) évoque un étudiant ayant chuté du mur d'enceinte de l'université en cherchant à échapper à la police. "Le camarade est tombé du haut du toit, en plein sur le nez. On a voulu le réanimer. Il ne bougeait pas. Du sang sortait de ses oreilles…", écrit Reporterre, citant Désiré. Le jeune homme aurait été évacué par les pompiers à l'hôpital Cochin, "dans un état d'inconscience", écrit d'abord le site, avant de démentir l'information. "Le personnel hospitalier lui [à un occupant de Tolbiac] a confirmé l’arrivée d’un étudiant de Tolbiac, inconscient. L’étudiant, inscrit à Tolbiac, est âgé d’une vingtaine d’années. Il est membre de la Commune libre", assure Reporterre. Désiré affirme aussi, après être retourné devant Tolbiac, que les "traces de sang" ont été "nettoyées"

Le Média, proche de La France insoumise, diffuse le témoignage de Leïla, elle aussi ancienne occupante de Tolbiac. Visiblement émue, la jeune femme assure : "On a vu (...) un gars, devant les grilles, avec la tête complètement explosée, avec une flaque de sang énorme." Elle décrit alors un homme "dans le coma, avec une hémorragie interne", après avoir été évacué par "un camion de pompier" . Le Média publie un article, supprimé depuis, dont le titre évoque "un étudiant de Tolbiac dans le coma". L'article est illustré par une photo prise le 1er octobre 2017, pendant les manifestations contre l'indépendance de la Catalogne, en Espagne.

Capture d'écran d'un article publié vendredi 20 avril par Le Média évoquant l'évacuation de l'université de Tolbiac, le 20 avril 2018 à Paris. La photo date pourtant du 1er octobre 2017... et à été prise en Espagne. (LEMEDIA)

Face à la rumeur grandissante, la préfecture de police dément de nouveau. Mais c'est peine perdue. Lors d'une assemblée générale sur le site de Censier à Paris 3, vendredi soir, "des étudiants affirment que la victime serait un migrant, ce qui expliquerait notamment qu'aucun proche ne se soit manifesté", raconte Libération. Une professeure de Paris 1 contacte franceinfo le lendemain matin avec la même hypothèse et évoque un possible "mensonge d'Etat"

Acte 3 : les démentis se multiplient, Reporterre maintient sa version

La rumeur commence à vaciller samedi. Le syndicat SUD-Santé, qui cherche à vérifier l'information d'un "blessé grave", évoque dans un communiqué des "faits (...)  pour le moins troublants". "De source hospitalière, nous savons qu'un patient a été proposé à la grande garde de neurochirurgie, mais refusé parce que ne relevant pas de la chirurgie et transféré dans un autre établissement", écrit le syndicatL'APHP dément à son tour "fermement les rumeurs selon lesquelles un blessé grave aurait été conduit dans l’un [de ses] services à la suite de l’évacuation de Tolbiac"

Mao Peninou, maire adjoint chargé de la propreté à la Ville de Paris, assure aussi dans la journée que ses services n'ont "ni nettoyé ni repéré de taches de sang ou quoi que ce soit de ressemblant à Tolbiac ou dans ses environs".

Vendredi soir puis samedi, Reporterre met à jour son article consacré à l'affaire, avec les démentis successifs, tout en poursuivant l'enquête. Mais il maintient sa version et publie de nouveaux témoignages qui semblent confirmer la version de Désiré.

Acte 4 : "Libération" démonte le témoignage d'une étudiante

Dans un article publié mardi dans la soirée, Libération porte un coup fatal à l'enquête de Reporterre. Deux des personnes présentées comme des "témoins" de l'accident de l'étudiant sont injoignables. Quant à la troisième source du site, il s'agit en fait de Leïla, qui a aussi témoigné auprès du Média. 

Contactée par Libé, elle reconnaît ne pas avoir été "un témoin visuel" de l'accident, mais explique avoir "relat[é] les faits" au nom des véritables témoins, "qui ne veulent pas parler aux médias". Après une enquête de voisinage, aucun témoignage ne permet au quotidien de confirmer qu'il y a bien eu un blessé évacué ce vendredi-là. Selon le journal, Reporterre s'apprête d'ailleurs à "rétropédale[r]".

L'étudiante réagit, mercredi, à cet article qu'elle juge "diffamatoire". Elle assure dans un communiqué n'avoir "jamais prétendu être un témoin oculaire de la scène", mais s'être exprimée "au nom d'un collectif qui souhaitait faire état des témoignages recueillis". Et dément avoir discuté avec la journaliste de Libération. En retour, cette dernière publie la capture d'écran de leurs échanges sur Facebook.

Acte 5 : Reporterre et Le Média reviennent sur leurs versions

Mardi soir, Reporterre publie un nouvel article intitulé "Tolbiac : le point sur l'affaire". Le site concède qu'après enquête ses précédents témoignages "se révèlent fallacieux". Le principal témoin, Désiré, reste injoignable et fait faux bond par deux fois à l'avocat qu'il devait rencontrer pour effectuer une déposition. Un étudiant décrit le SDF comme "perdu dans sa tête".

Reporterre conclut : "Il y aurait bien eu une chute, mais qui n’a pas empêché la victime de s’enfuir, malgré sa douleur au coude. Et c’est quelques centaines de mètres plus loin, rue Patay, comme nous l’a indiqué la préfecture, que le 'jeune homme' aurait été recueilli par les pompiers, qu’il aurait appelés lui-même." Pour lever ses derniers doutes, Reporterre demande à la préfecture de police de diffuser les images d'une caméra vidéosurveillance installée à proximité de la fac de Tolbiac, à l'heure de l'incident supposé.

L'un des premiers sites à avoir relayé la présence d'un étudiant "dans le coma", celui du journal Marianne, a de son côté mis à jour son article avec les démentis successifs des autorités. De son côté, le psychanalyste Gérard Miller, cofondateur du Média, affirme mercredi dans une pirouette qu'il est difficile d'"en vouloir à un certain nombre de médias, dont le nôtre, d'avoir donné la parole à [d]es étudiants traumatisés par les violences policières". Pour lui, il est normal que les étudiants "qui ont vécu un événement traumatisant" aient pu délivrer "des témoignages qui se révèlent inexacts (...) sous le coup de l'émotion". Une justification qui n'a pas convaincu tout le monde, notamment des Insoumis, qui lui reprochent la méthode dans les commentaires. 

Dans la soirée de mercredi, Le Média a reconnu son "erreur" dans le traitement de l'évacuation de l'université de Tolbiac. Dans un communiqué publié sur son compte Twitter, Le Média a présenté ses "excuses" à ses "socios" et à ceux qui les "suivent".

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