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"Ce jour-là, je n'ai pensé à rien sauf à vouloir mourir"

Informaticien chez GDF-Suez, Eric C. s'est immolé par le feu en 2011. Il a tenté, tout du moins. Un réflexe de survie et l'intervention d'un pompier lui ont permis d'échapper à la mort. Pour francetv info, il raconte les raisons de son acte.

Article rédigé par Nora Bouazzouni
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Eric C., salarié de GDF Suez, s'est immolé par le feu le 14 mai 2011. (NORA BOUAZZOUNI / FRANCETV INFO)

Ça ne se voit pas. C'est même impossible à deviner. Par endroits, la peau de sa main gauche – celle avec laquelle il a ouvert la portière – est plus claire, plus rose. Il y a aussi cette boursouflure sur la main droite. "Je l'aurai à vie", dit-il. Eric C. a été brûlé au troisième degré sur 27% du corps. C'est son dos qui est le plus touché. A l'hôpital, sa femme l'a reconnu à ses jambes. "Son visage était tellement boursouflé, il était méconnaissable. Alors, j'ai vu ses jambes et j'ai dit 'c'est bien lui'."

Eric s'est immolé le 14 mai 2011. Son cas n'est pas isolé, loin de là. Depuis deux ans, les auteurs du webdocumentaire Le Grand Incendie, consacré à ces drames, ont compté plus d'une cinquantaine d'immolations en France, sur la voie publique. Si Eric n'est pas mort dans l'incendie de sa voiture, c'est parce qu'il a eu peur de l'étincelle, un centième de seconde après avoir fait rouler sous son pouce la pierre du briquet. "Je l'ai à peine touché que tout s'est embrasé. C'est là que j'ai eu le déclic, que j'ai voulu sortir. Parce qu'on se dit 'merde', 'qu'est-ce que je suis en train de faire ?'"

"Je savais que si je le faisais, ce serait comme ça"

Son "burnout", comme il l'appelle, n'était pas prémédité. "Je savais que si je le faisais, ce serait comme ça, mais je n'avais pas prévu la date. J'ai arrosé l'intérieur du véhicule d'essence, j'en avais plein les yeux, les poumons, puis j'ai envoyé un mail. A mes chefs, à mes collègues." Il leur écrit : "Bonjour, ou plutôt au revoir. Désolé de vous décevoir mais la vie est devenue trop insupportable."

Eric est informaticien. Le développement web, il "n'est pas tombé dedans petit, mais presque". Une passion d'abord, avant de devenir son travail. Il est embauché chez EDF, en 1986, puis chez GDF, en 2008, quand l'entreprise fusionne avec Suez. Il a vu l'ambiance changer quand il a quitté Toulouse pour rejoindre l'antenne Rhône. "A EDF, ça n'avait rien à voir, c'était presque familial. Et puis ça s'est dégradé. Des petites entités locales où les équipes étaient soudées, on est passés à chacun sa gueule. Ce sont toujours les mêmes qui vous aident, les autres ont toujours une excuse pour se débiner." 

Il reconnaît pourtant que certains collègues l'ont soutenu avant, pendant et après. C'est le cas de son manager direct. "C'est quelqu'un que j'apprécie beaucoup au-delà du statut de collègue et qui a toujours été là." Pas comme ses "chefs parisiens".

Surmenage, fatigue et dépression

La sienne, d'équipe, est réduite à peau de chagrin avec la réorganisation, depuis 2010, de sa branche. Quelques mois avant sa tentative de suicide, Eric dit qu'il était seul pour une charge de travail assumée dans son ancienne unité par huit personnes. "Mais comme je venais d'être nommé cadre, il fallait que je fasse mes preuves, que je me fasse violence pour prouver que j'étais bon."

Commence alors un cercle vicieux. Eric s'investit de manière démesurée dans son travail. Quand il rentre chez lui, le soir, des douleurs musculo-squelettiques l'empêchent de dormir. Alors il travaille aussi la nuit. Les trajets pour se rendre au bureau, plus de trois heures trente aller-retour, sont de plus en plus pénibles. Car tout ce qu'un valide fait sans effort, lui y met beaucoup d'énergie. Après un accident néonatal, Eric, qui a grandi à Rouen élevé par ses grands-parents, souffre d'une invalidité motrice-cérébrale.

L'informaticien est fatigué, stressé et en février 2011, il craque. Une dépression. Il est arrêté trois semaines. A son retour, "ça allait mieux, mais ça n'a pas duré longtemps." Il alerte alors sa hiérarchie sur la charge de travail qui pèse sur les épaules de son équipe, en sous-effectif. Des avertissements qui restent sans réponse, dit-il, amer. Mais tout le monde n'est pas indifférent à la situation. Son manager direct avertit à plusieurs reprises la médecine du travail sur l'absence de suivi de ce salarié en souffrance, et qui vient de reprendre le boulot.

"Je voulais que tout disparaisse"

Le 14 mai, Eric s'immole par le feu sur un parking, à deux kilomètres de son domicile, près de Vienne. Fils, petit-fils, arrière-petit-fils de cheminots ("Cinq générations, moi, je suis celui qui est parti en vrille !", s'exclame-t-il), il avait hérité de la collection de trains miniatures de son père. Elle a brûlé dans la voiture. "Je voulais que tout disparaisse", dit-il. "Ce jour-là, je n'ai pensé à rien sauf à vouloir mourir : la vie, la famille, les amis, la foi, plus rien ne comptait."

La communication et les relations familiales étaient devenues difficiles. Mais sa femme, qu'il a rencontrée en 1993 dans un centre de vacances EDF-GDF, n'imaginait pas qu'il pensait à se suicider. "J'étais dans mon informatique 24 heures sur 24, j'ai caché mon jeu, si on peut dire. Et puis je n'aime pas trop dire ce que je ressens."

Eric doit la vie à un pompier, qui l'a sauvé quelques secondes avant que la voiture explose. Il connaît son nom, son adresse, mais il n'est pas encore prêt à le rencontrer. "C'est le destin, ou bien le hasard, je ne sais pas. Je dis toujours que c'est mon ange gardien qui me l'a envoyé." Deux angelots dorés sont posés sur la cheminée, deux Bouddhas aussi, à côté d'une photo de leur fille, 14 ans. Elle demandera, par le biais de sa mère, de ne pas montrer le visage de son père dans l'article.

Retour difficile au bureau, "sur les lieux du crime"

Deux ans après, Eric sait qu'il n'est pas encore "guéri", comme il dit. Il s'est remis au modélisme depuis un an seulement, depuis que ses mains le lui permettent. Il voit toujours un psychiatre, une fois par mois. "J'en ai encore besoin", admet-il. Les idées noires ne se sont pas évanouies, mais il va "beaucoup mieux" qu'il y a six mois. Il prend moins de "saloperies" – comprendre, des antianxiolytiques et des antidépresseurs. On lui a enlevé les 265 agrafes de ses greffes un mois après l'immolation. "J'aurais dû en faire un collier et le vendre sur Le Bon Coin, ça aurait été collector !" Mais il est toujours en rééducation. Kiné, massages et cure thermale.

Il a aussi repris le travail, en février. "Hélas", toujours à la DSI de GDF-Suez, aujourd'hui filiale du groupe. Un travail purement alimentaire. "On ne m'a rien proposé d'autre. Je ne reviens pas sur les lieux du crime, mais c'est un peu comme ça que je le vois." Ce ne sont pas les mêmes bureaux, mais la même équipe réduite – et la même charge de travail. "Tout recommence."

"Certains ont cru que j'avais pris des vacances"

A son retour, certains n'avaient pas compris ce qui s'était passé, "certains ont cru que j'avais pris des vacances". Et cite cet ami, témoin à son mariage, qui ne lui a plus donné de nouvelles dès lors qu'il a appris le drame. "Dès qu'on prononce les mots 'burnout', 'suicide', on ne vous connaît plus. C'est encore un tabou, surtout en entreprise", regrette-t-il.

Avec le recul, Eric regrette. "Un gâchis humain, moral, physique", voilà comment il parle de son geste. "Si encore ça avait changé quelque chose, mais là, tout le monde s'en fout, personne ne prend de responsabilité." Quelques semaines après son retour d’hospitalisation en centre de rééducation, GDF-Suez s'est engagé dans une démarche "Mieux-vivre au travail". Les managers sont formés à l'écoute des salariés – "ils protègent leurs arrières", ironise l'informaticien. "Si j'avais eu du soutien professionnel, je ne l'aurais peut-être pas fait. Peut-être pas non plus si j'avais été valide." Mais il insiste : malgré ce que peuvent penser certains, la raison de son "burnout" est liée à son travail.

Aujourd'hui, après six mois de mi-temps thérapeutique, il a repris à temps plein. Deux jours à Lyon, deux jours en télétravail, jusqu'en mars 2014. Ensuite, c'est la médecine du travail et la direction des ressources humaines, à Paris, qui décideront ou non de continuer sous ces conditions. Il lui reste six ans avant de prendre sa retraite – il pourra partir à 55 ans compte tenu de son handicap moteur. "J'aimerais finir tranquillement ma carrière, ne plus me prendre la tête pour le travail." Pourtant, Il s'est présenté aux élections syndicales, en tant que suppléant. Sans succès.

Les bras croisés sur son gilet, sa femme, elle-même fille d'agent EDF, est inquiète pour lui. Elle le décrit comme "un homme très volontaire, depuis tout petit, qui a toujours essayé de vivre comme les autres". Il y a quelques temps, il a vu le téléfilm 15 jours ailleurs, avec Didier Bourdon, et a reconnu les "symptômes" de sa propre descente aux enfers. "Ça peut arriver à n'importe qui."

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