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60 ans après, que reste-t-il de l'appel de l'abbé Pierre ?

Le 1er février 1954, l'abbé Pierre lance un appel aux Français. Il appelle ses concitoyens à aider les sans-abri après la mort d'un bébé puis d'une femme qui vivait dans la rue. Le succès est immédiat, les dons affluent. Soixante ans après, que reste-t-il de ce vibrant appel dans cette France de 2014 qui compte 3,5 millions de mal-logés ?  
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
  (Maxppp)

Les journaux de
l'époque parlent de six semaines de températures négatives. Au cœur de l'hiver
1954, les lacs et rivières étaient gelés quasi partout en France. C'est dans ce
contexte glacial que le 4 janvier, à Neuilly-sur-Marne, un bébé de quelques mois
meurt de froid. Ses parents vivaient dans une carcasse d'autobus.

Après la
seconde guerre mondiale, la crise du logement est terrible : il y a eu les
destructions, il y a le baby-boom. Des familles par milliers vivent dans des
bidonvilles, des caravanes notamment en périphérie des grandes villes. L'abbé
Pierre, ancien résistant, ancien député MRP demande au gouvernement la
construction de cités d'urgence pour ceux qu'on n'appelle pas encore les SDF
mais les "couche dehors". Les crédits sont refusés. Un autre décès intervient trois semaines plus tard. Scandalisé, l'abbé exige quelques minutes d'antenne au
patron de Radio Luxembourg. C'est le célèbre appel :

"Chaque nuit, ils sont plus de 2.000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu"

"Mes amis, au
secours ! Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le
trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant
hier, on l'avait expulsée. Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés
sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. Devant l'horreur, les
cités d'urgence, ce n'est même plus assez urgent ! Écoutez-moi : en trois
heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer : l'un sous la
tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne Sainte Geneviève ; l'autre à
Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir
même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des
pancartes s'accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il
y ait couvertures, paille, soupe, et où l'on lise ces simples mots : Toi qui
souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on
t'aime.
"

Une insurrection
de la bonté

La population,
les élus, les médias réagissent massivement. C'est une prise de conscience
nationale. On a parlé d'une "insurrection de la bonté", des "barricades de la
charité". Par exemple, la propriétaire de l' hôtel Rochester, rue Laboétie dans
le 8ème arrondissement de Paris met douze de ses chambres à disposition des sans
toits. Les dons affluent de toute la France.

Et le gouvernement finit par lancer
un plan de 12.000 logements de première nécessité. Une solidarité mise en
musique cette même année 1954 par Georges Brassens avec "Chanson pour
l'Auvergnat". Bien qu'anticlérical, le chanteur apporte ainsi son soutien à
l'abbé Pierre. Deux ans plus tard, en 1956, une loi instaure la trêve hivernale
des expulsions locatives, toujours en vigueur aujourd'hui.  L'appel de l'abbé Pierre a sérieusement
changé la donne.

En 60 ans, la
proportion de mal-logés a diminué. La moitié de la population était mal logée en

  1. Aujourd'hui, c'est 6 %. Mais la pauvreté regagne peu à peu du terrain
    depuis 10 ans dans l'hexagone. On compte à ce jour plus de 3 millions et demi de
    mal-logés en France.

141 500 personnes
sont sans aucun domicile

L'an passé 500 SDF sont morts de froid, de maladies, d'accidents ou
de suicides. Sont aussi
considérés comme mal logés ceux qui vivent dans des cabanes, des caravanes, des
foyers d'hébergement, des chambres d'hôtels. Cela inclut également les centaines
de milliers de personnes qui vivent entassées dans leur logement. Une famille
avec deux enfants dans un studio, c'est une situation de mal-logement. Tout
comme la situation que vivent ceux qui sont contraints de vivre chez un ami ou
un parent.

Des travailleurs
pauvres à la rue

"On retrouve
évidemment parmi les mal-logés, quantité de personnes touchées par le chômage,
mais aussi de plus en plus souvent des travailleurs qui ont des revenus trop
faibles ou trop irréguliers pour avoir un logement fixe et stable. C'est le cas
de nombreux jeunes. Les jeunes sont nombreux à travailler à temps partiel ou en
CDD, et à ne pas avoir donc les garanties suffisantes pour accéder au parc
immobilier privé
", commente Nina Schmidt, sociologue à l'Observatoire des
inégalités. "Si les hommes célibataires sont les plus nombreux à la rue, on
voit énormément de femmes dans les habitats les plus précaires. Beaucoup sont
des femmes qui élèvent seules leurs enfants
", ajoute Nina
Schmidt.

Fanta, 34 ans en
est l'illustration. Elle travaille à temps partiel dans une cantine scolaire à
Paris. Fanta vivait avec ses trois filles âgées de 4, 6 et 8 ans dans une
chambre à Aubervilliers. Mais une partie du plafond s'est effondrée il y a dix
jours. Les pompiers sont venus, l'ont obligé à quitter les lieux, et ont muré
les entrées. Une question de sécurité. La jeune mère s'est retrouvée au pied de
l'immeuble. Une association lui a apporté une tente de camping et des
couvertures. "C'est la première fois que je me retrouve ainsi à la rue avec
mes filles. En plein hiver, ça n'est pas une vie !
", commente la jeune femme
qui refuse de craquer devant ses fillettes.

Il y a deux jours, la nuit a été si
glaciale qu'une de ses anciennes voisines est descendue, et lui a pris les
enfants pour la nuit. Elle les a fait dormir dans le seul endroit qu'il lui
restait de disponible : sa petite cuisine. Au moins les petites filles étaient
au chaud. Fanta se démène pour obtenir un rendez-vous avec un des adjoints au
maire pour lui demander une solution de relogement d'urgence. Elle espère ne pas
avoir à rester encore une semaine ainsi sur le trottoir.

1,7 million de familles en attente d'un logement social

A quelques
kilomètres de là Fariza, elle aussi, a bien failli se retrouver à la rue avec
son mari et ses fils, il y a un an, quand elle a décidé de ne plus cohabiter
avec ses parents âgés dans un appartement trop petit. Ce qui l'a sauvé, c'est la
place qu'elle Gare du  Nord. "Ici il y a trois tages de bureaux qui appartiennent au groupe de bijouterie
Histoires d'or. Tous sont occupés par des couples ou des familles. Seize familles au total. Nous sommes mal à
l'aise de squatter ici alors que le propriétaire veut récupérer son immeuble,
mais nous n'avons pas d'autre choix
", explique Fariza en faisant visiter les
lieux : des cuisines et des salles de bain aménagées de bric et de broc, des
bureaux mal isolés les uns des autres qui n'offrent aucune
intimité.

Fariza et son
mari ont eux aussi des revenus, mais ils sont 
insuffisants pour espérer frapper à la porte d'une agence immobilière. Un trois pièces  Gare du Nord se loue 1.500 euros actuellement. Cela représente la totalité des
revenus mensuels de Fariza et son mari. Le couple bénéficie en théorie du droit
au logement opposable, le D.A.L.O instauré en 2009. En théorie donc, ils sont
prioritaires pour se voir proposer un appartement dans un HLM. Mais dans la
réalité, cela ne leur donne que le droit de figurer sur une liste d'attente. "Cela fait onze ans
maintenant que j'ai fait ma demande pour un appartement dans le parc social.
Moi, cette loi D.A.L.O m'a fait rêver, m'a fait espérer que les choses allaient
changer. J'ai été très déçu et aujourd'hui je n'arrive plus à avoir d'espoir
",
explique Fariza.

Le 15 mars ce
sera la fin de la trêve hivernale, Fariza comme tous les occupants de cet
immeuble squatté devront quitter les lieux. D'ici là, leur aura-t-on proposé un
logement social ? Rien n'est moins sûr. 
Plus d'un million 700.000 milles ménages sont ainsi en attente d'un appartement à
loyer modéré en France.

De plus en plus
de Français vivent aussi dans des copropriétés dégradées :  ils sont propriétaires de leur logement,
mais le bâtiment devient de plus en plus insalubre. Le nombre de ménages qui
accumulent des impayés de loyers est également en augmentation. Cela représente
près de 500.000 familles.   

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