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Pourquoi l'Europe doit (absolument) résoudre ses problèmes d'accès à l'espace

Le lancement de la mission européenne Juice, qui part explorer Jupiter et ses lunes glacées, est assuré par Ariane 5. C'est l'avant-dernier réalisé par ce modèle, alors qu'Ariane 6 enregistre du retard et que le lanceur plus léger Vega-C connaît des difficultés techniques.
Article rédigé par Louis San
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9min
L'Europe, en 2023, fait face à des difficultés pour accéder à l'espace de façon autonome à cause de problèmes techniques touchant le lanceur Vega-C, de la fin d'Ariane 5, du retard d'Ariane 6 et de l'impossibilité de recourir aux vaisseaux russes Soyouz en raison de la guerre en Ukraine. (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

Une page est sur le point de se tourner. La fusée Ariane 5 réalise son avant-dernier lancement, jeudi 13 avril, avec la mise sur orbite de la mission européenne Juice, qui part explorer Jupiter et ses lunes glacées. Dans le même temps, une phase de sérieuses turbulences s'ouvre pour l'Europe spatiale. Ariane 6, le modèle qui doit succéder à Ariane 5, a pris du retard et ne volera pas avant la fin de l'année 2023. De plus, le lanceur de taille plus réduite, Vega-C, est empêtré dans des difficultés après l'échec de son premier vol commercial en décembre 2022. Sans oublier que l'Europe ne peut plus compter sur des vaisseaux Soyouz après l'arrêt de la coopération avec la Russie depuis son offensive en Ukraine.

En résumé, l'Europe se retrouve, pour un temps encore indéterminé, en grande difficulté pour accéder à l'espace. Un problème de premier ordre, a reconnu Josef Aschbacher, le directeur général de l'Agence spatiale européenne (ESA), lors d'une audition à l'Assemblée nationale, le 8 février.

"Le domaine des lanceurs se trouve dans une situation difficile, pour ne pas dire une crise."

Josef Aschbacher, directeur général de l'Agence spatiale européenne

lors d'une audition à l'Assemblée nationale

"C'est une situation qui pose un réel problème (...) Dans six mois, nous n'aurons plus d'accès autonome à l'espace", abonde auprès de franceinfo Philippe Baptiste, président du Centre national d'études spatiales (Cnes), l'Agence spatiale française.

Un carnet de commandes bien rempli

L'urgence se fait sentir car le carnet de commandes est plein comme jamais. Pour Ariane 6, 28 lancements sont déjà prévus. Quinze sont à honorer pour Vega-C et deux pour Vega. Et le planning continue de s'étoffer : Arianespace a annoncé mi-mars avoir signé un contrat pour le lancement de deux autres fusées Vega-C et un autre en option.

"Ariane 6 a son marché."

Philippe Baptiste, président du Cnes

à franceinfo

"On sait que 2023 et 2024 seront des années de cadence réduite de lancement depuis la Guyane et qu'à partir de 2025, il y a un énorme carnet de commandes à délivrer", a commenté mi-mars auprès de l'AFP Stéphane Israël, président d'Arianespace.

Pour Vega-C, la résolution "se compte en mois"

L'ESA compte apporter des réponses rapides pour faire face à ces échéances. Il s'agit, "dans les mois qui viennent", de "suivre avec rigueur tout ce qui doit être fait pour assurer le vol inaugural d'Ariane 6", a avancé face aux députés Daniel Neuenschwander, directeur des lanceurs de l'ESA. "Le projet n'est pas planté. Nous ne faisons pas du surplace. Il est en retard parce qu'il est en phase de tests, que nous découvrons des problèmes, et que nous les résolvons", résume Philippe Baptiste.

Du côté de Vega-C, la faille à l'origine du raté de décembre a été identifiée à la suite d'investigations menées par l'ESA. En cause : un élément du col de tuyère en composite de carbone fabriqué par l'Ukrainien Youjnoye. "Il va falloir requalifier un certain nombre de pièces", commente Philippe Baptiste, qui estime que le temps de la résolution du problème "se compte en mois".

Ce lanceur plus léger fabriqué par l'Italien Avio rencontre des déboires depuis quelques années. Avec trois échecs lors des huit derniers lancements, il enregistre un taux "totalement inacceptable", a jugé Daniel Neuenschwander. Pour Vega-C, "au-delà de résoudre techniquement l'enjeu, ce qui est beaucoup plus important c'est vraiment d'avoir une exploitation robuste de Vega-C, c'est-à-dire de revoir l'industrialisation que nous avons sur ce produit, pour le dire très ouvertement", a-t-il prévenu (vers 1h21 dans cette vidéo).

Pour les missions urgentes, un report vers la concurrence 

Le transport spatial européen ayant traversé une crise au début des années 2000, lors du passage d'Ariane 4 à Ariane 5, des remous étaient également anticipés dans la phase de transition entre Ariane 5 et Ariane 6. Les vaisseaux Soyouz devaient servir de solution de repli dans cet intermède, mais la situation géopolitique avec la guerre en Ukraine a compliqué la donne de façon inattendue.

Durant cette période de jonction, tout n'est pas bloqué. Les missions qui peuvent patienter restent clouées au sol. Celles qui sont plus urgentes ont trouvé d'autres lanceurs. Deux missions de l'ESA ont été affectées à la firme américaine SpaceX, du milliardaire Elon Musk. La première concerne Euclid, qui va étudier la matière noire et l'énergie noire et doit être lancé en juillet de cette année. La seconde est Hera, la sœur jumelle de la mission Dart, qui doit partir à l'automne 2024 pour observer en détail la modification de l'orbite de la lune Dimorphos, percutée fin septembre 2022.

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Dans l'idéal, ces recours sont appelés à rester ponctuels puisque l'Europe compte reprendre des couleurs dès que possible. "C'est une mesure temporaire que nous prenons en raison de l'interruption des tirs de Soyouz et en attendant la montée en puissance d'Ariane 6", a exposé le directeur général de l'ESA, en octobre.

"Risque de déclassement"

Malgré le contexte plombant, Philippe Baptiste se montre optimiste pour les mois à venir : la situation ne soulève pas spécialement de vives inquiétudes mais exhorte à une vigilance soutenue. "Il faut que l'on soit confiants. Confiance ne voulant pas dire absence de contrôle ou de suivi", argue-t-il.

Le principal enjeu, au fond, ne réside pas dans la capacité de l'Europe à faire voler ses engins, mais dans le fait de trouver (ou retrouver) sa place sur le long terme. La crise des lanceurs européens "est un sujet auquel il faut prêter attention. Pas sur le plan technique. Mais il faut avoir une réflexion sur l'avenir de l'accès à l'espace pour l'Europe", note Paul Wohrer, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et spécialiste des questions spatiales.

Outre les retards, les déconvenues techniques et la situation géopolitique, "l'Europe se retrouve face à une forte concurrence sur les marchés commerciaux, avec des acteurs privés comme SpaceX ou encore Blue Origin" (du milliardaire américain Jeff Bezos), poursuit-il. 

"SpaceX a créé une organisation extrêmement efficace. La technologie est très fiable. Presque tout est fabriqué au sein de l'entreprise, sans passer par un tissu de sous-traitants, et tout est rassemblé au même endroit."

Paul Wohrer, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique

à franceinfo

L'ensemble, couplé à la possibilité de réutiliser une partie des lanceurs, et à une cadence importante, permet de réduire drastiquement les coûts des missions spatiales et donc de proposer des prix attractifs.

Un "risque de déclassement" de l'Europe est pointé par Cédric O, ancien secrétaire d'Etat chargé du Numérique et membre du Groupe consultatif de haut niveau (HLAG), qui a participé à la rédaction d'un rapport (PDF en anglais) "sur la révolution spatiale européenne". "L'Europe avait la moitié du marché des lanceurs il y a dix ans. Cette année, elle ne va en faire que quatre", rappelle-t-il. De son côté, SpaceX va en réaliser plus d'une centaine en 2023. L'Europe a déjà entamé une partie de l'adaptation nécessaire avec des projets de petits lanceurs et mini-lanceurs et en se penchant sur la réutilisation, "des briques technologiques que l'on ne maîtrise pas encore" sur le Vieux Continent, selon Philippe Baptiste.

Souveraineté, stratégie et prestige

Pour l'Europe, la question de l'autonomie de l'accès à l'espace s'avère cruciale pour des raisons économiques, en ne se coupant pas de futurs marchés intéressants (comme les constellations de satellites), mais aussi pour pour des raisons de souveraineté, en maintenant la possibilité de lancer les satellites qu'elle souhaite selon ses propres conditions. L'idée d'Ariane est née ainsi, dans les années 1970, lorsque les Américains ont proposé aux Européens leur lanceur Delta pour mettre en orbite le satellite de télécommunications franco-allemand Symphonie, l'un des premiers du genre. Mais à la condition qu'il ne soit utilisé qu'à des fins expérimentales et non pas commerciales. Il s'agit donc de s'extirper du bon vouloir des partenaires.

Accéder à l'espace de façon autonome est également capital pour des raisons civiles, comme la récolte de données pour suivre la météo et observer le réchauffement climatique, ou parce qu'une personne en France utilise en moyenne 47 satellites par jour. Cet accès indépendant s'impose aussi pour des raisons stratégiques et militaires. "L'espace est devenu un lieu de conflictualité", abonde Philippe Baptiste.

"Le spatial de défense, c'est par exemple communiquer de manière sécurisée, voir ce qui se passe sur le terrain, voir qui communique avec qui et aussi voir ce qui se passe dans l'espace."

Philippe Baptiste, président du Cnes

à franceinfo

L'Europe, considérée comme la troisième puissance spatiale après les Etats-Unis et la Chine, doit également maintenir son accès autonome pour "peser dans les normes internationales qui vont se poser dans l'espace", relève Paul Wohrer. Une dimension qui selon lui ne doit pas être sous-estimée, car elle touche "au symbole, au prestige".

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