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"Ses équations sont toujours conformes aux détections" : comment la première image d'un trou noir révèle tout le génie d'Albert Einstein

La publication d'une image de trou noir était encore inimaginable il y a quelques années. De nombreux chercheurs du projet Event Horizon Telescope ont salué leur père spirituel, un certain Albert Einstein, dont les travaux sont toujours d'actualité.

Article rédigé par Fabien Magnenou - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Un portrait d'Albert Einstein a été diffusé lors de la présentation de l'image du trou noir de la galaxie M87, le 11 avril 2019 à Shanghai (Chine), l'un des six sites où s'est déroulée la conférence de presse simultanée. (SUN ZIFA / IMAGINECHINA / AFP)

"Peut-être que les observations montreront à un moment que les choses commencent à se fausser, mais pour l’instant, Einstein avait raison." Chercheur au prestigieux institut allemand Max Planck, Eduardo Ros n'a pas caché son excitation au moment de présenter la première image jamais réalisée d'un trou noir, mercredi 10 avril, lors d'une conférence de presse simultanée dans six villes. A cette occasion, les scientifiques du projet Event Horizon Telescope (EHT) n'ont pas manqué de rendre un hommage au père de la théorie de la relativité générale, dont les équations ont durablement modifié notre conception de l'univers.

>> "C'est la preuve définitive de leur existence" : pourquoi la photo inédite d'un trou noir constitue un exploit

"Je ne pensais pas avoir l'occasion de voir une telle image dans ma vie", confie Etienne Klein, physicien et philosophe au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Avec enthousiasme, il décrypte l'incroyable legs d'Albert Einstein, génial précurseur qui ne croyait pas lui-même à l'existence des trous noirs pourtant annoncés dans ses travaux.

Franceinfo : Quel est le lien entre Albert Einstein et les trous noirs ?

Etienne Klein : La théorie de la relativité générale d'Albert Einstein date de 1915. Un an plus tard, le chercheur utilise ses fameuses équations pour prédire l’existence des ondes gravitationnelles. Encore un peu plus tard, l'une des solutions qu'il apporte à ses équations fait apparaître une structure nommée "trou noir". Il ne s'agissait pas d'une solution physique mais d'une solution mathématique, afin de répondre à des paradoxes dans les calculs autour de la vitesse de la lumière.

Les équations d'Albert Einstein donnent la solution suivante, dans le cas d'un objet sphérique de très grande densité dominé par la gravitation : [en raison de sa masse importante], celui-ci va courber de manière extrêmement forte l'espace-temps dans son voisinage. La ligne droite classique d'un photon [particule élémentaire de la lumière] émis par cet objet sera fortement perturbée par cette courbure. La lumière ne semblera plus émise par cet objet et ce dernier apparaîtra comme noir à un observateur lointain.

Ironie du sort, Albert Einstein lui-même ne croyait pas aux trous noirs…

En 1939, en effet, Albert Einstein publie un article dans la revue américaine Annals of Mathematics (en anglais), où il fait preuve d'une forme d'inversion émotionnelle sur la question. Il explique qu’un trou noir statique – sans rotation – conduirait à un dépassement de la vitesse de la lumière pour les particules situées à l’extérieur. Il en conclut qu'un tel phénomène ne peut pas exister dans la réalité physique. Albert Einstein n'a donc jamais été convaincu lui-même par l'existence des trous noirs.

Certes, c'est assez classique en physique : il existe parfois des équations dont les solutions ne correspondent pas à des réalités physiques. Mais pourquoi Albert Einstein n’a-t-il pas cru lui-même à ces trous noirs ? Cela peut faire appel à un peu de subjectivité. Au fond, je n’en sais rien.

Finalement, cette image est tout de même conforme à cette "solution mathématique" imaginée il y a plus d'un siècle ?

Tout d'abord, rappelons qu'il ne s'agit pas d'une image directe, mais qu'elle a été obtenue par interférométrie [plusieurs faisceaux lumineux sont combinés avant un traitement informatique des données recueillies]. Le trou noir produit des effets sur la trajectoire de la lumière des étoiles. Les scientifiques ont donc recueilli cette lumière pour identifier par contraste le trou noir.

Cette image, qui n'est d'ailleurs pas très nette, confirme bien les prédictions d'Albert Einstein sur les trous noirs. Par le passé, certains avaient déjà simulé la forme de ces objets à partir des équations de la théorie de la relativité générale. Je pense par exemple aux travaux de Jean-Pierre Luminet en 1979, qui avait lui-même placé à la main sur un graphe les points obtenus. C'était déjà un peu la même forme, puisque cette sorte de dissymétrie apparente est confirmée dans l'image diffusée par le projet EHT.

Le Français Jean-Pierre Luminet avait réalisé la première modélisation théorique d'un trou noir en 1979, après avoir dessiné à la main les résultats de calculs informatiques. (JEAN-PIERRE LUMINET)

Est-ce que cette image inédite permet totalement de valider les équations d’Einstein ?

Pour le savoir, il faudrait avoir des mesures plus précises sur la manière dont le trou noir interagit avec la matière qui l’entoure. Cela nécessite que des télescopes affinent encore l'image des effets produits sur les jets de matière ou de lumière. Maintenant, il va falloir vérifier que la courbure de l'espace-temps, déduite de la mesure des rayons lumineux qui nous arrivent, est bien conforme aux prédictions d'Albert Einstein. On connaît la masse du trou noir et on connaît sa distance. En revanche, on ne connaît pas sa vitesse de rotation, or la structure métrique d’un trou noir dépend de sa vitesse de rotation.

Ce n'est pas la première fois qu'une observation de grande ampleur confirme les calculs d'Albert Einstein, puisqu'il avait également prévu les ondes gravitationnelles, détectées en 2015…

Albert Einstein a un peu oscillé sur la question. Il prévoit leur existence dans un premier article de 1915, revient un peu arrière, mais rédige finalement plusieurs autres articles. Ce sont des phénomènes qui provoquent des variations de longueur d’ondes extrêmement petites. Contrairement aux trous noirs, Einstein croyait à leur existence mais il était convaincu qu'on ne pourrait jamais les détecter. 

Que de chemin parcouru…

Il serait vraiment intéressant d’avoir la réaction d’Albert Einstein après la diffusion de cette image, de même qu’il aurait été intéressant d’avoir sa réaction après la première détection des ondes gravitationnelles. Je rappelle d'ailleurs que les ondes observées à l'époque étaient justement le résultat de la fusion de deux trous noirs, ce qui prouvait les deux choses à la fois !

Cette simulation datée du 11 février 2016 présente la collision de deux trous noirs qui a permis de détecter des ondes gravitationnelles pour la première fois. (LIGO LABORATORY / REUTERS)

Vous êtes encore bluffé par Albert Einstein aujourd’hui ?

C’est une situation que je n’arrive pas à comprendre et qui est pourtant bien réelle. Les prévisions des équations d’Albert Einstein sont toujours absolument conformes aux détections quand on décrit des phénomènes dominés par la gravitation (mécanique céleste dans le système solaire, trous noirs, ondes gravitationnelles…). Mieux, ces équations ont même permis de prédire l’existence de nouvelles sortes d’objets physiques.

La théorie de la relativité générale, pourtant, ne permet pas de tout expliquer…

Les équations d’Albert Einstein décrivent la gravitation mais il existe d'autres forces dans l’univers – électromagnétique ou nucléaire, par exemple. Celles-ci sont décrites en physique par la mécanique quantique. Or l’espace-temps utilisé par la mécanique quantique n’est pas du tout le même que celui de la relativité générale. L’espace-temps de la physique quantique est statique et rigide ; il n’est pas affecté par les phénomènes qui se déroulent en son sein. L’espace-temps de la relativité générale, en revanche, est lui-même un objet physique déformé par ce qu’il contient.

En résumé, nous avons deux physiques avec deux espaces-temps différents. Cette contradiction, normalement, devrait être remarquée lors de l'observation de certains phénomènes. Pourtant, l'observation des phénomènes quantiques confirme sans cesse la physique quantique – le dernier cas spectaculaire est le boson de Higgs en 2012. Même chose dans le champ de la relativité générale. Nous sommes sur une physique à deux piliers qui ne sont pas compatibles. Pour combien de temps ? Mystère.

L'étude des trous noirs, justement, pourrait-elle permettre de bâtir une passerelle entre ces deux physiques ?

Lorsque l'on réalise un mariage entre la physique quantique et la relativité générale aux frontières d'un trou noir, les calculs de Stephen Hawking montrent qu’il doit y avoir une évaporation du trou noir qui est d’autant plus rapide que le trou noir est peu massif. Dans le cas présent, il s'agit d'un trou noir qui atteint plusieurs milliards de masses solaires, dont la durée de vie est quasiment infinie. On ne le verra jamais s'évaporer. Malgré tout, il existe peut-être l'amorce d'une autre astronomie à travers l'observation d'autres trous noirs plus petits. A ce moment-là, nous verrons peut-être des phénomènes quantiques se dérouler au bord d’un objet par ailleurs dominé par la gravitation.

A-t-on épuisé le trésor des équations d’Albert Einstein ?

Un problème demeure et pourrait les menacer : la matière noire. Prenons la dynamique des galaxies – la façon dont elles tournent sur elles-mêmes et dont elles se déplacent les unes par rapport aux autres. Les équations d'Albert Einstein décrivent parfaitement toutes ces situations, à une condition : il faut supposer que ces objets sont en réalité dix fois plus massifs que leur masse aujourd'hui calculée à partir de la lumière émise. Pour qu'Albert Einstein ait raison, il faudrait donc que la masse réelle de ces objets soit bien plus importante que cette masse visible.

Il aurait commis une erreur ? Comment sortir de cette impasse ?

Quand il y a une contradiction entre une théorie physique, en l’occurrence la relativité générale, et l’observation, il y a deux solutions possibles. La première est "ontologique" : on va dire qu'il existe des choses jamais vues auparavant, dont l'existence permettrait de rétablir l'accord entre la théorie et l'observation. Ici, de nombreux scientifiques supposent donc l’existence d’une matière de nature inconnue, nommée “matière noire”, qui constituerait la masse manquante [pour respecter la théorie de la relativité générale].

Si l'on croit à cette matière noire, c'est parce qu'on fait confiance aux équations d'Albert Einstein. Des recherches sont menées pour savoir de quoi est faite cette matière, notamment au Cern, mais elles n'ont pas encore abouti.

A l'inverse, on pourrait peut-être modifier les équations pour rendre compte du mouvement des galaxies sans invoquer l’existence d’une matière supplémentaire. C'est la seconde solution, "législative" : on change la théorie. Des gens travaillent dans les deux secteurs, mais ils sont plus nombreux dans le premier cas. Qui va gagner ? Ce sera à la Nature de décider.

Vous souscrivez donc volontiers à l’hommage rendu à Einstein par les scientifiques du projet Event Horizon Telescope ?

Nous parlons d’un physicien qui a écrit des équations dont les solutions contenaient des formes – les trous noirs – auxquelles il ne croyait pas lui-même, alors qu’elles existaient pourtant. Cet hommage est entièrement justifié. Certains critiques diront peut-être que la relativité restreinte de 1905 était dans l’air du temps, mais la relativité générale, elle, était une théorie qui n’avait aucune nécessité à l’époque d'Albert Einstein. S’il n’avait pas eu cette ambition élégante dans la façon de comprendre la gravitation, nous n’aurions peut-être toujours pas cette théorie.

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