Vaccination et sclérose en plaques : quand la justice s'assied sur les données scientifiques
Le chien du voisin aboie, puis quelques minutes plus tard, un éclair frappe votre maison. C’est bien la preuve que les chiens font tomber la foudre, n’est-ce pas ?
Vous trouvez cela complètement absurde ? C’est pourtant l’essence même de la décision rendue ce 22 juin par la deuxième chambre de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CUEJ), relativement à une affaire qui ne concerne ni les chiens, ni les maisons.
En 2006, la famille d’un Français atteint d’une sclérose en plaques (SEP) depuis le début de la décennie [1] ont débuté une action judiciaire à l’encontre d’un fabricant de vaccins des dommages et intérêts. Motif ? La pathologie du malade s’était développée dans l’année qui avait suivi sa vaccination contre l’hépatite B [2], et aucun antécédent personnel ou familial associé à cette maladie n’était connu. Deux faits, rappelle la CUEJ, "de nature à faire naître des présomptions graves, précises et concordantes quant à l’existence d’un défaut du vaccin, et quant à celle d’un lien de causalité entre l’injection de ce dernier et la survenance de ladite maladie."
Toutefois – aucun juge ni aucun scientifique ne l’ignore, peut-on espérer – l’existence d’une proximité temporelle ne suffit jamais à établir un lien de causalité. Constater la présence d’un individu aux abords des lieux d’un crime ne permet pas, seul, d’établir sa culpabilité.
Avait-on d’autres raisons sérieuses de supposer que le fameux vaccin avait engendré la pathologie décrite, plutôt que toute autre cause imaginable ? Pour commencer, l’épidémiologie montre-t-elle que, chez des personnes sans prédisposition génétique particulière, à un âge donné, cette maladie surgit plus fréquemment chez des individus vaccinés que chez des non-vaccinés ? La réponse est non, ce qui suggère fortement que l’événement "vaccination" et l’événement "maladie" sont indépendants l’un de l’autre.
"Pouvoir souverain d’appréciation"
Par le passé, la logique de ce raisonnement a échappé à la Cour de cassation française. Celle-ci a un jour établi que, "dans l’exercice de son pouvoir souverain d'appréciation", le juge du fond peut décider que la concordance temporelle et l’absence d’antécédents peuvent valoir preuve de causalité, "nonobstant" – c’est à dire sans prendre en compte – "[le fait] que la recherche médicale n’établit pas de lien entre la vaccination et la survenance de cette maladie".
Entre 2009 et 2013, sur les bases légales qui viennent d’être évoquées, les tribunaux français ont plusieurs fois affirmé l’existence d’un lien causal dans cette affaire. En 2014, la Cour d’appel de Paris a infirmé le dernier jugement en date, relevant "qu’il n’existait pas de consensus scientifique en faveur de l’existence d’un lien de causalité entre la vaccination contre l’hépatite B et la survenance de la sclérose en plaques", et "que l’ensemble des autorités sanitaires nationales et internationales ont écarté l’association entre un risque d’atteinte démyélinisante centrale ou périphérique (caractéristique de la sclérose en plaques) et une telle vaccination".
Elle a en outre considéré "qu’il ressortait de multiples études médicales que l’étiologie [3] de la sclérose en plaques est actuellement inconnue". Par ailleurs, cette cour a pris en compte l’existence d’études mettant en évidence la lenteur du développement de la SEP, et a rappelé que l’épidémiologie montre "que 92 à 95 % des personnes atteintes de ladite maladie n’ont aucun antécédent de ce type dans leurs familles". Au vu de ces divers éléments, "la proximité temporelle" et "l’absence d’antécédents personnels et familiaux" apparaissaient donc insuffisants pour fonder les présomptions.
La notion de "preuve" selon la CUEJ
Ce jugement a entraîné un nouveau pourvoi en cassation. Dans ce contexte, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CUEJ) a été sollicité sur un point de droit précis. La loi [4] établit en effet que si un produit de santé est soupçonné d’être défectueux, "la victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage". Ce point était-il ou non contradictoire avec le principe du "pouvoir souverain d’appréciation" du juge ? Réponse de la CUEJ : le juge peut prendre une décision quand bien même "la recherche médicale n’établit ni n’infirme l’existence d’un lien entre l’administration [d’un vaccin et l’apparition d’une pathologie]".
Les magistrats de la CUEJ vont plus loin, soulignant que si la loi impute à la victime la charge d’apporter les preuves, rien n’est précisé quant "au niveau de preuve requis" ou aux critères permettant d’apprécier la qualité de ces preuves. Un juge français peut bel et bien décider seul qu’une corrélation temporelle et l’absence d’antécédents sont des indices suffisamment "graves, précis et concordants" pour avoir valeur de preuve.
La logique juridique est poussée à son paroxysme quelques lignes plus bas [5]. Dès lors que "la recherche médicale n’établit ni n’infirme l’existence d’un lien", on ne peut exiger d’une victime d’apporter une preuve issue de la recherche médicale. L’argument selon lequel ce type de preuve ne peut être le seul exigible – ce qui s’admet sans mal – se transforme par un tour de passe-passe en "ce type de preuve n’est pas exigible".
L’arrêt de la Cour appelle toutefois à ne pas interpréter la loi "de manière trop peu exigeante, en se contentant de preuves non pertinentes ou insuffisantes", et enjoint les juges à "[prendre dûment] en considération […] les autres éléments explicatifs et arguments avancés […] visant à contester la pertinence des éléments de preuve invoqués par la victime" et à "mettre en doute le degré de plausibilité, mentionné au point précédent, de l’explication avancée par la victime".
Dans l’affaire jugée par la Cour d’appel de Paris, les magistrats semblent jusqu’à présent avoir pris le parti des faits scientifiques… Libre à d’autres, hélas, de s’asseoir dessus, et de considérer que les chiens font tomber la foudre.
[1] Le diagnostic avait été posé en novembre 2000, les premiers troubles pouvant être associés à cette pathologie s’étant manifestés, selon l’arrêt de la cour, en août 1999.
[2] L’homme avait reçu les injections du vaccin contre l’hépatite B fin décembre 1998, fin janvier 1999 et début juillet 1999.
[3] L'étiologie est l'étude des causes et des éléments favorisant l’apparition d'une maladie.
[4] Article 4 de la directive 85/374.
[5] Point 30 à 32 de l’arrêt.
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