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Pesticides : le saumon d’élevage passe entre les mailles du filet

Les contraintes de l’élevage intensif, notamment en Norvège, exposent de plus en plus ce poisson aux pesticides et autres médicaments vétérinaires. La régulation, elle, peine à suivre. 

Article rédigé par Marion Solletty - Envoyée spéciale en Norvège
France Télévisions
Publié Mis à jour
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Un élevage de Marine Harvest près d'Oksen, en Norvège, le 24 octobre 2013. (MARION SOLLETTY / FRANCETV INFO)

Un jet d'embrun, puis un autre, quelques mètres plus loin. Le mouvement est rapide mais se répète : un saumon s'élance hors de l'eau et retombe dans une gerbe d'écume, rejoignant ses congénères sous la surface.

Tore Midttveit veille sur eux comme le lait sur le feu. "En ce moment, ils pèsent autour de 1,5 kilo, 600 grammes pour les plus petits", explique-t-il en guidant la coque rouge du bateau sous le crachin. Ils sont 800 000 saumons répartis dans les cinq filets circulaires de la ferme d'Oksen, posés sur les eaux grises de la mer du Nord, sur la côte ouest de la Norvège.

Une industrie en plein boom

L'élevage appartient à Marine Harvest, premier producteur mondial de saumon et figure de proue d'une industrie florissante : portée par une demande soutenue, la production norvégienne de saumon a triplé de volume en dix ans, atteignant 1,2 million de tonnes en 2012, selon les chiffres du ministère des Pêches norvégien.

Mais ce développement n'est pas sans conséquences : de nombreux militants écologistes dénoncent l'impact environnemental et sanitaire des élevages.

Kurt Oddekalv est l'un d'entre eux. Les bureaux de son organisation, les Green Warriors de Norvège, sont installés sur les quais de Bergen. Sur son bateau peint d'une orque géante, ce militant sillonne les fjords alentour, où sont implantées une partie des 900 fermes à saumons que compte le pays. Et ne fait guère dans la nuance pour décrire les pratiques de cette industrie.

Les fermes aquacoles ? Des "camps de concentration" pour poissons. Le saumon d'élevage ? "La nourriture la plus toxique de la planète." Exagération ? Certainement. Mais au milieu des formules chocs, Kurt Oddekalv sait viser juste.

Kurt Oddekalv, président des Green Warriors de Norvège, le 23 octobre 2013 à Bergen (Norvège). (MARION SOLLETTY / FRANCETV INFO)

Traitements de choc dans les filets

En 2010, un rapport publié par son organisation a révélé une pratique peu reluisante : l'utilisation dans les élevages de deux pesticides très toxiques pour la faune marine, le diflubenzuron et le teflubenzuron. Ces substances ont été réintroduites en 2009 en Norvège pour lutter contre le pou de mer, un parasite du saumon qui prolifère dans les élevages.

A l'époque, Bruno Le Maire, alors ministre de l'Agriculture, interpellé par un documentaire diffusé sur France 3, s'était inquiété de cette pratique, interdite dans l'aquaculture française. En vain : le gouvernement norvégien avait argué qu'elle était parfaitement légale sur ses terres.

Depuis, rien n'a changé. Après une baisse en 2011, l'utilisation de ces substances a repris : 1 611 kilos de diflubenzuron ont été déversés dans les élevages en 2012, selon le ministère de la Santé norvégien. De quoi traiter 38 000 tonnes de poissons, et tuer nombre de crustacés qui nagent alentour…

"Nous utilisons très rarement ces traitements"

Les éleveurs, eux, restent discrets sur le sujet. "Nous utilisons très rarement ces traitements", affirme Gordon Ritchie, vice-président de Marine Harvest chargé de la santé des poissons, qui préfère décrire longuement les autres méthodes utilisées, comme ces poissons "ventouses", des labres nettoyeurs lâchés au milieu des saumons.

Pour l'homme, le risque lié au diflubenzuron et au teflubenzuron est a priori limité : les études conduites par le passé sur des rats ont conclu à une toxicité faible, précise l’Agence européenne du médicament (lien en anglais). Des délais réglementaires entre leur administration et la récolte du poisson permettent en outre de s'assurer que le diflubenzuron et son petit frère ne finissent pas dans l'assiette du consommateur.

Ce qui n'est pas le cas d'autres produits : les analyses effectuées chaque année par les autorités norvégiennes (dont les résultats sont consultables en ligne) pour assurer la conformité du saumon aux normes européennes révèlent par exemple dans les filets de saumon d'élevage la présence de deux autres traitements anti-pou de mer, l'emamectine et la cyperméthrine.

Et les traitements vétérinaires ne constituent qu'une partie du problème.

Des carnivores transformés en végétariens

Avec la raréfaction des stocks de poisson, les éleveurs ont peu à peu introduit dans l'assiette de ce carnivore une part croissante d'aliments végétaux issus de l'agriculture intensive, soja et maïs notamment. Alors que dans les années 1990, les saumons d'élevage étaient nourris à plus de 80% d'ingrédients à base de poisson, cette proportion est descendue à moins de 45% aujourd'hui, selon un rapport de Marine Harvest (PDF en anglais).

Cette substitution a des avantages certains : elle préserve les stocks de poisson sauvage et permet de réduire l'exposition des poissons d'élevage à certains contaminants environnementaux, dioxines et PCB notamment.

Des échantillons de poisson attendent d'être analysés pour vérifier la présence de contaminants dans les laboratoires du Nifes, le 25 octobre 2013 à Bergen (Norvège). (MARION SOLLETTY / FRANCETV INFO)

Mais elle expose aussi davantage le saumon à d'autres types de contaminants : les pesticides. Problème : la réglementation semble parfois avoir un train de retard…

L'exemple des pesticides organochlorés est emblématique. Reconnus comme polluants organiques persistants, susceptibles d'effets délétères sur la santé, ils ont été progressivement interdits dans l'agriculture européenne, mais continuent de contaminer notre chaîne alimentaire.

Les pesticides limités partout, sauf dans le poisson

Pour limiter l'exposition des consommateurs à ces pesticides, la Commission européenne a fixé des limites maximales de résidus (LMR), c'est-à-dire des quantités maximales autorisées, dans des centaines d'aliments : fruits et légumes, céréales, viande, graines et épices diverses. Elles sont compilées dans la base de données pesticides de la Commission européenne (en anglais).

Mais le poisson d'élevage échappe curieusement à cette régulation : aucune limite maximale de résidus ne lui est appliquée pour nombre de pesticides, dont les organochlorés. Seules les quantités contenues dans son alimentation sont réglementées. Pourquoi une telle exception ?

Contactée par francetv info, la direction générale de la santé et des consommateurs de la Commission européenne, qui a autorité en la matière, explique que des LMR pour le poisson "seront établies une fois que la méthodologie adéquate sera disponible". Certains de ces pesticides, comme le DDT, sont pourtant interdits dans l'agriculture européenne depuis 1986.

Des plafonds relevés "pour soutenir l'évolution de l'industrie"

Au moins le DDT a-t-il le bon goût d'être un contaminant en voie de disparition. Ce n'est pas le cas de l'endosulfane, un autre pesticide, interdit en 2005 seulement en Europe. "L'endosulfane est toujours utilisé dans certaines régions du monde, qui exportent des denrées alimentaires et des aliments pour animaux vers l'Europe", explique le Nifes (en anglais), l'Institut national de recherche norvégien sur la nutrition et le poisson.

Comprendre : les saumons d'élevage, dont l'alimentation fait la part belle au soja et au maïs importés, ont droit à leur ration d'endosulfane. Mieux, la Commission européenne vient de rehausser la limite maximale autorisée pour cette substance dans la nourriture pour poisson, s'appuyant sur des études… produites par la Norvège. Pour les autorités européennes, il s'agit de "soutenir l'évolution de l'industrie vers un développement plus durable".

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