Prévention des cancers : quels sont les bénéfices réels de l'aspirine ?
Comment la cancérologie en est venue à s'intéresser à l'aspirine ?
En un peu plus d'un siècle, le cachet d'aspirine est devenu l'un des produits pharmaceutiques les plus vendus au monde.
Durant les années 1950 et 1960, des expériences avaient montré que les souris auxquelles on administrait certains anticoagulants développaient un peu moins de tumeurs que des souris non traitées. Dans les années 70, on a commencé à se pencher sur le cas de l’aspirine, avec quelques résultats très intéressants sur divers cancers (voir encadré)… mais toujours chez le rat et la souris. Or, à dose modérée, l’aspirine est très mal supportée par l’organisme de ces animaux, donc on n’était pas sûr que le moindre effet seraient observé chez l’homme. Mais dans les années 80 et 90 [1], des études épidémiologiques portant sur des patients qui prenaient quotidiennement de l’aspirine (dans l’espoir de prévenir la formation de caillots sanguins) ont consolidé les soupçons d’une diminution significative du risque du cancer colorectal.
Une dizaine d'années plus tard, une trentaine de travaux publiés plaidaient globalement en ce sens. La conclusion des études les plus rigoureuses [2] était alors qu'une corrélation était observée, sur le très long terme (une vingtaine d’années), entre certains dosages d’aspirine (au moins un comprimé de 75 mg par jour) et un risque de cancer colorectal diminué (de l'ordre de 20%) dans les populations étudiées.
Aucun lien de cause à effet n'était encore formellement établi. Mais la curiosité des chercheurs était légitimement piquée. La bonne vieille aspirine de nos pharmacies, administrée pour diminuer la fièvre, pouvait-elle réellement donner un coup de pouce à la cancérologie ? Soit en contribuant à la prévention du cancer colorectal, soit pour traiter celui-ci ?
L'aspirine en prévention : un intérêt réel, mais limité
Les recherches poursuivies ces dix dernières années ont, très largement, confirmé les observations historiques : sur le très long terme, une prise quotidienne d'un cachet d'aspirine diminuait le risque de cancer colorectal de plus de 20% dans les populations étudiées (les travaux les plus optimistes tablent sur 40%) "dans la population générale".
En réalité, tous les consommateurs d'aspirine ne sont pas égaux devant le cancer colorectal. Plusieurs travaux ont montré que certains profils génétiques tirent plus de bénéfices que d'autres de ce traitement [6]. Ainsi, on a récemment découvert que l'effet protecteur de cet antalgique dépendait de la présence, dans l'organisme, d'un enzyme (l’enzyme 15-PGDH)… qui n'est pas sécrété de façon identique chez tous les individus.
À noter, enfin, que plus le cancer est situé haut dans le côlon, mieux il semble prévenu (le cancer du rectum n'apparaît pas influencé par la prise d'aspirine).
Le cancer colorectal n'est pas le seul concerné
Un nombre important de travaux appuie l'idée qu'un tel régime pourrait également réduire les risques de cancers de l'estomac, du sein et de l'ovaire, toujours pour "la population générale" - là encore, certains profils génétiques pourraient être défavorisés. Des estimations optimistes [7] ont été publiées concernant la prévention des cancers de la prostate (jusqu'à 10%) et des adénocarcinomes du poumon (jusqu'à 30%) et de l'œsophage (jusqu'à 60%). Des études récentes suggèrent un bénéfice pour la prévention des cancers de la peau. En cas d'apparition d'un cancer, le risque de développement de métastases semble sensiblement réduit.
En revanche, plusieurs études sérieuses [8] ont suggéré qu'une prise fréquente d'aspirine pourrait sensiblement accroître les risques de cancer du rein.
Automédication : attention, dangers !
Très vite, les chercheurs ont freiné les ardeurs des lecteurs de leurs publications.
Premièrement, un calcul rapide montre que bénéfices obtenus sont, finalement, assez modestes. Le risque de développer un cancer colorectal avoisine, dans la population générale, les 7%. Dans une population suivant un régime quotidien de 75 mg d'aspirine, il avoisinerait encore les 6% ! [9]
Surtout, de nombreux médecins ont fait valoir que la prise quotidienne d'aspirine relève d'un traitement médical sérieux.
Les doses bien tolérées par l'organisme peuvent varier d'un individu à l’autre. De plus, cet anti-inflammatoire a la propriété de fluidifier le sang, ce qui expose ceux qui en consomment à un risque accru d'hémorragies. Une consommation quotidienne d'aspirine augmente ainsi de plus de 50% le risque d'hémorragies gastro-intestinales, et celui d'hémorragies intracrâniennes [10].
Les dangers sont particulièrement importants pour les personnes âgées, ou celles présentant des antécédents d'hémorragies digestives, des insuffisances rénales ou des problématiques hépatiques, ainsi que pour les grands fumeurs et les personnes consommant beaucoup d'alcool…
Le rapport bénéfice/risque de la prise quotidienne d'aspirine reste, de fait, encore très controversé. Une partie des chercheurs juge que, pour des patients en bonne santé et ne présentant pas de facteurs de risques particuliers, elle présenterait davantage de risques que de bénéfices. Des études récentes plaident toutefois pour l'intérêt d'un tel traitement "chez les personnes âgées de 50 à 65 ans". Suivi sur 10 ans, il permettrait d'éviter environ 8% des cancers et des AVC dans cette catégorie d'âge. La réduction de la mortalité à 20 ans est estimée autour de 4%. Une analyse de la littérature scientifique a donné lieu, mi-avril 2016, à une mise à jour (très ciblée) des préconisations officielles aux États-Unis (voir encadré).
L'aspirine comme traitement complémentaire
Les recherches sur l'intérêt non plus préventif, mais bien thérapeutique, de l'acide acétylsalicylique en cancérologie, sont encore balbutiantes. Des recherches très récentes, menées sur l'animal, suggèrent qu'une utilisation ciblée de cette substance pourrait renforcer l'action de traitements d'immunothérapies. Mais les observations restent encore trop limitées pour que soient formulées des préconisations.
Fin octobre 2015, un vaste essai clinique a été lancé au Royaume-Uni, pour déterminer si la prise quotidienne d'aspirine peut empêcher (ou tout au moins retarder) la récidive de plusieurs cancers. L'étude, intitulée "Add-Aspirin phase III" doit durer douze ans, et enrôler "11.000 personnes recevant, ou ayant reçu, un traitement pour un cancer du sein, de l'œsophage, de l'intestin, de la prostate ou de l'estomac"[11]. Les résultats ne sont pas attendus avant 2028...
Dans l'état actuel des connaissances scientifiques, les bénéfices d'un traitement complémentaire du cancer à base d'aspirine reste extrêmement spéculatif.
Notes et références
[1] Voir notamment : Colorectal Cancer Risk, Chronic Illnesses, Operations, and Medications: Case Control Results from the Melbourne Colorectal Cancer Study. G.A. Kune, S. Kune, L.F. Watson. Cancer Res. 1988
[2] Voir : Aspirin and Cancer Risk: A Summary Review to 2007. C. Bosetti, S. Gallus, C. La Vecchia, in Cancer Prevention II. Recent Results in Cancer Research, Hans-Jörg Senn et al. doi:10.1007/978-3-540-69297-3
[3] Voir notamment :
- COX-2—a new target for cancer prevention and treatment. Dannenberg AJ, DuBois RD. Progress in experimental tumour research vol. 37: 2003.
- Nonsteroidal anti-inflammatory drugs as anticancer agents: mechanistic, pharmacologic, and clinical issues. Thun MJ, Henley SJ, Patrono C. J Natl Cancer Inst, 2002
- Aspirin, salicylates, and cancer. Elwood PC, Gallagher AM, Duthie GG, Mur LAJ, Morgan G. Lancet, 2009
[4] Les chercheurs n’ignorent pas que ces médicaments sont très mal tolérés par beaucoup d’animaux. Peut être n’y avait-il rien d’étonnant à ce qu’une aspirine toxique chez les rongeurs agisse sur leurs tumeurs, sans pour autant que ces résultats soient généralisables à l’homme.
[5] Voir : Aspirin and risk of colorectal cancer in relation to expression of COX-2. Chan AT, Ogino S, Fuchs CS. N Engl J Med 2007
[6] L’effet bénéfique du traitement a récemment été confirmé pour les personnes obèses atteintes du syndrome de Lynch. Cette affection génétique entraîne une plus forte incidence du cancer du côlon. Alors que le cancer colorectal est exceptionnel avant l’âge de 50 ans dans la population générale, les personnes atteintes du syndrome de Lynch ont un risque de développer un cancer colorectal de l’ordre de 10% à 50 ans et de 40% à 70 ans.
[7] Voir par exemple : Effect of daily aspirin on long-term risk of death due to cancer, P.M. Rothwell et coll. The Lancet, décembre 2010 ; doi:10.1016/S0140-6736(10)62110-1. Compte-rendu sur Allodocteurs.fr.
[8] Selon une méta-analyse publiée en 2014, seules les études menées hors des États-Unis vont dans le sens d'un sur-risque de cancer rénal (estimé entre +4% et +33%). Les études étasuniennes n'identifieraient pas ce lien, peut-être du fait de profils génétiques spécifiques. Parmi les études en faveur de l'hypothèse d'un sur-risque rénal, on pourra se référer à :
- Aspirin use and chronic diseases: a cohort study of the elderly. A. Paganini-Hill et coll. BMJ, 1989.
- Aspirin use and mortality from cancer in a prospective cohort study. L.D. Ratnasinghe et coll. Anticancer Res, 2004
Parmi les travaux récents tendant à infirmer ce lien :
- A large cohort study of long-term daily use of adult-strength aspirin and cancer incidence. E.J. Jacobs et coll. J Natl Cancer Inst, 2007
[9] A titre de comparaison, un bénéfice similaire pourrait être obtenu par un non-végétarien en diminuant sa consommation quotidienne de viande de l’ordre de 50 grammes.
[10] Si les saignements induits peuvent être invisibles à l’œil nu, ils peuvent notamment entraîner des anémies, voire des ulcères à l’estomac.
[11] Dans un communiqué, l’Institut britannique de recherche sur le cancer a détaillé le protocole : un tiers des participants recevra pendant cinq ans 300 mg d'aspirine par jour, un autre tiers 100 mg/j, le dernier tiers un placebo. Les 11.000 participants seront suivis par des médecins durant les cinq années qui suivront.
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