: Vidéo Coronavirus : le "LancetGate" ou le naufrage de la science business
Comment "The Lancet", la prestigieuse revue médicale britannique, a-t-elle pu publier une étude reposant sur des données dont la communauté scientifique a fini par douter de l'existence même ? Franceinfo a enquêté sur ce scandale scientifique qui ébranle les chercheurs du monde entier.
La controverse scientifique sur l'hydroxychloroquine semblait enfin tranchée. Lorsque la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet publie, le 22 mai, son étude (en anglais) sur l'efficacité de la chloroquine et de l'hydroxychloroquine, ses conclusions défavorables à la molécule font autorité, alors qu'en pleine pandémie de coronavirus le monde entier cherche un remède au Covid-19.
Dans la foulée, l'Organisation mondiale de la santé en prend acte et annonce une suspension temporaire des essais sur ce médicament. En France, le ministre de la Santé, Olivier Véran, suit la même voie. Mais bien vite, des épidémiologistes et biostatisticiens font part de leurs soupçons. Les données utilisées leur paraissent bizarres, certaines statistiques leur semblent improbables. La polémique enfle, jusqu'à la rétractation des travaux controversés. Dans "Le 'LancetGate' ou le naufrage de la science business", Franceinfo revient sur ce scandale scientifique qui ébranle les chercheurs du monde entier.
Surgisphere et ses mystérieuses données
Les impressionnantes données médicales – 96 000 dossiers recueillis auprès de 671 hôpitaux sur six continents – sur lesquelles se sont basés les quatre auteurs de l'étude ont été fournies par une petite entreprise de Chicago, Surgisphere, fondée par un chirurgien américain du nom de Sapan Desai. Les informations glanées sur la société comme sur son fondateur renforcent les soupçons de fraude scientifique.
Un ex-employé a bien voulu répondre à franceinfo, sous couvert d'anonymat. Il décrit une réalité bien loin du big data – collecte et analyse des données à l'aide de l'intelligence artificielle – dont s'enorgueillissent l'entreprise et son patron.
Du big data fait à la main
Comment une si petite entreprise, inconnue des spécialistes du secteur, est-elle parvenue à tisser un tel réseau international, à nouer des partenariats avec des établissements médicaux du monde entier et à avoir accès à leurs données ? "J'ai du mal à y croire, répond cet employé. Car toutes les données étaient entrées manuellement. Il faudrait beaucoup de monde pour entrer toutes ces données." Plusieurs hôpitaux, en Australie comme en Afrique, de même que l'AP-HP à Paris, nient avoir fourni leurs données de santé à Surgisphere.
Cette fraude présumée soulève une autre question. Comment une revue aussi sérieuse que The Lancet a-t-elle pu publier cette étude ? Des signaux auraient pourtant pu les alerter. Dès la publication de l'étude, des scientifiques ont pointé notamment les incohérences de la base de données.
Parmi les premiers à s'apercevoir du problème, Joe Brew et Carlos Chaccour, respectivement épidémiologiste et chercheur à l'Institut de Barcelone pour la santé mondiale, ISGlobal, qui envoient une lettre au Lancet dès le 26 mai. "On les a appelés le 27 en leur disant : 'Ce n'est pas une lettre habituelle que vous mettriez quelques semaines à lire et quelques mois à publier. Cette fois, c'est très sérieux. Nous ne sommes pas inquiets à propos d'un petit détail, nous sommes inquiets à propos de toute la base de données'", relate Carlos Chaccour. The Lancet rétracte finalement l'étude le 4 juin.
On se contente de faire confiance. Mais la confiance, ce n'est pas une valeur scientifique. C'est la remise en question, le scepticisme qui est une valeur scientifique.
Joe Brew, épidémiologisteà franceinfo
Des internautes ont également rapidement pointé sur Twitter, sous le hashtag #LancetGate, le manque de crédibilité de Surgisphere et de son équipe, composée notamment d'une ex-mannequin de charme et d'une illustratrice et autrice de littérature de fantasy auto-éditée. Le profil de Sapan Desai, son fondateur, interroge aussi. Chirurgien vasculaire, il semble avoir été animé par toutes sortes de projets, dont certains sont à la limite du farfelu, comme son prototype de bonnet à électrodes censé stimuler le cerveau d'un humain augmenté. Une spécialiste de la falsification scientifique soupçonne même sa thèse de doctorat de contenir des images retouchées.
"Quand on baisse le niveau de surveillance, on risque de faire des erreurs"
La revue, qui soumet ses études à la relecture de scientifiques indépendants, a-t-elle manqué à ses devoirs ? Pour Jean-François Bach, secrétaire perpétuel honoraire de l'Académie des sciences, cette faillite n'est pas surprenante. "Je n'ai été qu'à moitié étonné. Etant donné la précipitation avec laquelle on est tombé dans l'épidémie. Quand on baisse le niveau de surveillance, on risque de faire des erreurs comme celle-là. Au cours de ces derniers mois, on a vu s'abaisser le niveau de qualité des articles publiés dans les grandes revues", confie le médecin, biologiste et immunologiste.
Sapan Desai, le fondateur de Surgisphere, n'a pas donné accès à sa base de données brutes, ni publié la liste des hôpitaux avec lesquels il serait sous contrat. Il refuse également de répondre à toute demande d'explication de la part de journalistes. La rétractation d'une étude comme celle du Lancet n'est pas un cas isolé. Chaque année, 1 500 études scientifiques sont rétractées après publication. Mais cette affaire aura eu un tort majeur en pleine crise sanitaire : écorner l'image de la science auprès d'une partie du public.
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