Sur les marchés financiers, le Covid-19 s'est transformé en fièvre des bonnes affaires
Alors que de nombreux secteurs économiques se sont effondrés ces derniers mois, la crise liée au coronavirus a aiguisé les appétits de ceux qui spéculent en Bourse. Et certains d'entre eux ont décroché le jackpot en misant sur des sociétés de biotechnologie ou du numérique.
Nous sommes le 14 mars 2020, le nombre de cas confirmés de Covid-19 en France amorce tout juste sa hausse exponentielle et le pays n'a pas encore dépassé les 100 décès liés au coronavirus. Edouard Philippe, alors Premier ministre, est sur le point d'annoncer la fermeture des cafés, restaurants et cinémas, trois jours avant que le pays soit confiné. Sur YouTube apparaît une vidéo intitulée Coronavirus : l'opportunité boursière de la décennie. Sylvain March, jeune trader indépendant, distille ses conseils. "Je vais vous donner des conseils pour profiter de la situation actuelle sur les marchés boursiers plutôt que de la subir. (...) [Ça] n'est pas une situation d'appauvrissement, mais au contraire une situation d'enrichissement absolument incroyable comme on n'en a qu'une seule fois ou deux fois maximum par décennie."
Trois semaines plus tard, apparaît une autre vidéo, cette fois sur la chaîne Forexagone, aussi spécialisée dans le trading. A l'écran, Dimitri se veut enthousiaste : "Malgré la crise, on peut générer des profits. Les Bourses s'écroulent, et nous en tant que 'day trader', on gagne de l'argent."
Sur Youtube, Twitter et les autres réseaux sociaux, ce genre de discours a afflué pendant la crise liée au Covid-19. L'objectif est souvent le même : apprendre à scruter les graphiques de la Bourse, acheter et vendre au bon moment, dans le seul but de faire fructifier sa mise. Bref, spéculer. Et depuis le début de la crise sanitaire, lors de laquelle de nombreux pans de l'économie réelle se sont effondrés, la spéculation sur les marchés financiers s'est très bien portée. Notamment lorsqu'elle concernait des sociétés spécialisées dans les vaccins, tests ou systèmes de nettoyage aux UV.
"Cela a été extrêmement violent, à la baisse comme à la hausse"
Fabrice est l'un de ces milliers de particuliers qui enfilent parfois la casquette de trader. Préférant rester anonyme, il scrute depuis plusieurs années les valeurs en Bourse depuis l'ordinateur de son domicile. Fabrice se décrit comme un petit porteur : son activité est un complément à son emploi. "Sur les marchés, ça a été extrêmement violent, à la baisse comme à la hausse", se souvient-il. Mais rapidement, certaines valeurs liées à la gestion sanitaire de la crise ont attiré l'attention. Fabrice prend un exemple qui a frappé l'esprit de nombreux connaisseurs : Novacyt, entreprise de biotechnologie française spécialisée dans la production de tests de dépistage. Cette entreprise a travaillé dès janvier sur des tests pour détecter le Covid-19. Recherche et développement, approbations sanitaires, contrats avec le gouvernement britannique... Au fil des annonces, l'action a explosé. De 18 centimes début janvier, elle est passée à 5,64 euros en fin de séance du 14 avril. Une hausse de plus de 3 000% qui a dû ravir ceux qui avaient placé leurs pions suffisamment tôt.
"Beaucoup de particuliers se sont jetés dessus", confirme Fabrice. "Acheter des 'biotechs' pendant le Covid, ça a été payant pour beaucoup de monde", affirme-t-il, tout en préférant rester discret sur les plus-values réalisées de son côté. Autre exemple frappant, cette fois outre-Atlantique : celui de Moderna, engagée elle dans la course au vaccin contre le Covid-19. Le 18 mai, cette société de biotechnologie américaine dirigée par un Français, et qui n'a encore mis sur le marché aucun vaccin ou médicament, publie un communiqué sur les résultats très partiels de ses premiers tests. Face aux espoirs de trouver rapidement un vaccin, l'annonce a fait l'effet d'une bombe à Wall Street et l'action s'est envolée de 20%, pour atteindre un niveau record de 87 dollars. Ce qui a fait de Timothy Springer, l'un des premiers investisseurs de Moderna, un milliardaire, d'après le magazine Forbes. Un schéma très similaire a été observé avec Gilead, laboratoire concurrent engagé dans la course au vaccin, dont l'action a grimpé de 16% en avril.
Que ce soit pour spéculer ou pour investir sur le long terme, la crise liée au coronavirus et le confinement ont attiré des dizaines de milliers de personnes sur la place boursière. Une étude de l'Autorité des marchés financiers (AMF) révélait fin avril que 150 000 nouveaux investisseurs particuliers avaient fait leur entrée sur le marché. Leur profil est atypique : ils ont entre dix et quinze ans de moins que les investisseurs habituels et investissent des montants plus réduits.
Pour Nicolas Chéron, analyste des marchés, une partie de ces nouveaux entrants étaient aussi, logiquement, moins aguerris. Sur les réseaux sociaux, il n'est pas rare de lire des demandes de conseils de la part de ces débutants. "J'ai investi 1 200 euros dans Erytech Pharma. J'ai une plus-value de 92%. Il serait sage de la vendre ou d'en racheter ?" demande par exemple Valentin. Et qui dit débutant, dit risques de comportements moutonniers sur les marchés, accentuant la spéculation. "Une partie de ces nouveaux entrants étaient intéressés par investir et spéculer sur des valeurs liées à la crise Covid. Certains néophytes ont fait de belles opérations, s'ils sont sortis assez tôt. Mais la spéculation, ça peut aussi faire perdre vite", prévient Nicolas Chéron.
"Le plus gros casse du siècle !"
La spéculation n'a bien sûr rien d'illégal, elle est même nécessaire au bon fonctionnement des marchés financiers, selon de nombreux spécialistes. En théorie par exemple, si une entreprise est en difficulté, elle peut vendre ses actions à des acheteurs qui espéreront voir leur prix augmenter dans le futur, assurant ainsi à l'entreprise des liquidités. Mais une spéculation trop forte peut mener à des bulles, au fil par exemple des annonces d'octroi de subventions pour développer des tests, ou de résultats préliminaires pour des vaccins... Au risque que le marché s'excite sur des annonces parfois creuses ? "Oh ça, ça arrive tous les jours", commente Fabrice. "En France, il y a eu une grosse bulle. On sort les bénéfices d'un endroit, on les investit dans les biotechs, puis quand c'est moins porteur, on va ailleurs. C'est la même chose qu'avant, c'est juste que ça va plus vite", estime-t-il.
"Les mouvements boursiers ont été plus que jamais accélérés, à la hausse comme à la baisse", note Nicolas Chéron. Selon lui, la crise n'a fait qu'accentuer des tendances déjà présentes, comme l'accélération technologique ou l'endettement des Etats. Mais la particularité de la période actuelle est ailleurs : "Il est rare qu'un pan économique profite d'une crise. Là, dans les biotechnologies, les laboratoires pharmaceutiques, la technologie, il y a des secteurs où il était possible de faire de l'argent en plein krach boursier, chose qui n'arrive pas normalement", estime-t-il.
Une situation rendue possible par l'intervention monétaire des banques centrales, à un niveau jamais observé, confirme Anne-Laure Delatte, chargée de recherche au CNRS. "Dans une crise financière, il y a toujours des gagnants et des perdants, des gens tirent profit de la volatilité. Ce qui est nouveau, c'est que les interventions monétaires des banques centrales ont fortement accéléré la hausse du prix des titres, sans que ce soit l'objectif premier. Elles ont été absolument exceptionnelles. Il y a eu un rattrapage très rapide, je n'avais jamais vu ça." Un déversement de liquidités sur les marchés financiers au profit des plus riches, selon Nicolas Chéron. "C'est le plus gros casse du siècle !" s'exclame-t-il, au regard du fait que 84% des actions sont détenues par les 10% des personnes les plus riches aux Etats-Unis, comme le notait le New York Times (article en anglais).
Aujourd'hui, la spéculation s'est détournée des biotechnologies, au profit des sociétés du numérique. Depuis le début de la crise, des valeurs comme Zoom, Slack ou des applications de consultations médicales en ligne continuent de profiter de la crise. Plus récemment, ce sont aussi les fabricants de gants à usage unique qui ont vu leurs actions exploser en Bourse. L'action de Top Glove, un des leaders du marché, installé en Malaisie, a bondi de 500% depuis le début de l'année, rappellent Les Echos.
"La spéculation permet de rétablir certains équilibres, tempère Anne-Laure Delatte. Mais pendant le Covid-19, la spéculation a impliqué que certains tirent profit d'un épisode tragique. C'est moralement gênant." Et de noter la désynchronisation croissante entre l'économie réelle et ces échanges financiers. "La spéculation pure, de toute façon, elle aura lieu avec ou sans moi, estime Fabrice. Les autres ne se posent pas de questions, donc quand je peux essayer de profiter des opportunités, j'en profite."
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