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Grand entretien #NousLesEuropéens. Dans quel état l'Europe va-t-elle sortir de la pandémie de Covid-19 ?

Article rédigé par Anne Brigaudeau
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Des personnes déjeunent en terrasse à Milan, le 26 avril 2021, alors que certaines restrictions contre le Covid-19 ont été levées en Italie. (PIER MARCO TACCA / AFP)

L'Union européenne a été sous le feu des critiques pour sa gestion de l'épidémie, en particulier sur la question des vaccins. Quel bilan peut-on tirer de l'action de Bruxelles ? Par ailleurs, quelles seront les conséquences de cette crise sanitaire pour les Vingt-Sept ? Les réponses de Sylvain Kahn, enseignant à Sciences Po et spécialiste de l'histoire européenne.

De quoi verdir de jalousie. Au 27 avril, 50% des Britanniques et 42% des Américains avaient reçu au moins une dose de vaccin contre le Covid-19, contre 22,5% à peine des Européens, selon les données du site Our World in Data (contenu en anglais). L'incapacité de l'Union européenne (UE) à se faire livrer en temps et en heure toutes les quantités de vaccin commandées est pointée du doigt. Bruxelles a d'ailleurs entamé une action en justice contre le laboratoire AstraZeneca pour non-respect de ses engagements.

Les critiques liées à la gestion européenne de la pandémie et de ses conséquences ne s'arrêtent pas là. Sur la question des frontières, l'UE a semblé impuissante pour harmoniser les nouvelles règles liées à la crise sanitaire, qui ont mis à mal la liberté de circulation entre Etats membres. Quant au plan de relance européen, il fait pâle figure, selon ses détracteurs, comparé aux milliers de milliards mis sur la table par les Etats-Unis. Gestion sanitaire, liberté de circulation, croissance... Les reproches qui fusent sont-ils justifiés ? Comment s'annonce l'avenir pour l'UE, une fois que la pandémie sera derrière elle ? Entretien avec Sylvain Kahn, spécialiste des questions européennes, chercheur et enseignant en histoire à Sciences Po.

Franceinfo : La stratégie vaccinale de l'Union européenne a été très critiquée, notamment parce que le taux de personnes vaccinées est bien moindre que celui des Etats-Unis ou de la Grande-Bretagne. En quoi ce plan pouvait-il a priori paraître pertinent ? 

Sylvain Kahn : Le fait de procéder à des achats groupés de vaccins a été une très bonne initiative, qui a permis aux Européens de négocier en tant que très gros client. Cela a clairement marqué une première dans le domaine de la santé, avec les achats groupés de masques et de matériel qui avaient eu lieu en mars 2020. Les 27 pays de l'UE ont accepté cette politique qui a été proposée par la Commission européenne et qui, en quelque sorte, a été inventée en marchant. 

S'il n'y avait pas eu cette stratégie d'achats groupés de vaccins, que se serait-il passé ? Les Etats membres de l'Union européenne auraient cherché à passer leurs commandes en ordre complètement dispersé et se seraient concurrencés entre eux. Cela aurait été le règne du chacun pour soi : certains pays auraient acheté énormément de dose, y compris avec des achats de précaution, tandis que d'autres se seraient trouvés démunis.

Dès lors, quelles ont été les erreurs ?

Il est vrai que la négociation avec les laboratoires pharmaceutiques a pris plus de temps que celle menée par les gouvernements américain, britannique ou israélien, parce que la Commission européenne a cherché à obtenir les prix les plus bas possible. Vu l'urgence sanitaire, c'était une mauvaise idée.

L'UE a agi ainsi parce qu'elle savait que l'opinion penserait aux bénéfices énormes que certaines entreprises pharmaceutiques allaient peut-être réaliser avec la pandémie. Quand Bruxelles essaie de négocier au plus juste, elle réfléchit à ce type de préoccupation en se disant : il ne faut pas qu'on se retrouve avec une opinion publique qui considère qu'on est des alliés objectifs de la grande industrie.

Enfin, ne mettre aucune entrave à l'exportation par les labos des vaccins fabriqués sur le sol européen s'est avéré une naïveté. On sait bien que les Européens sont très favorables au libre-échange, au commerce, ce qui est plutôt une bonne chose, mais il y a peut-être des moments où il faut savoir être plus regardant et faire des exceptions.

Y a-t-il d'autres raisons expliquant le retard pris par l'UE concernant la vaccination ?

Les Européens, contrairement aux Israéliens et aux Britanniques, ont refusé d'utiliser la procédure dite d'autorisation de mise sur le marché en urgence pour les vaccins contre le Covid-19. Ils ont utilisé une autorisation de mise sur le marché conditionnelle après avoir bien étudié les données scientifiques. La différence de temps s'est faite là aussi. A quoi ça nous renvoie ? Au fait que, de la part des opinions publiques européennes, il y a une sensibilité particulière, bien plus élevée qu'ailleurs, à ce qu'on appelle le principe de précaution. Sur ce point, on ne peut pas se contenter de pointer l'administration européenne.

"C'est une décision des gouvernements européens, parce que la société européenne est caractérisée par une aversion au risque plus grande, et par une appétence pour l'innovation ou pour la témérité moindre qu'au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en Chine."

Sylvain Kahn, chercheur et spécialiste de l'histoire européenne

à franceinfo

Démographiquement vieillissante, l'Europe est une région du monde plus prudente qu'ailleurs.  

La crise sanitaire a aussi montré le retard technologique et industriel de l'Europe, et de la France en particulier, sur une innovation majeure : les vaccins à ARN messager. En attendant l'arrivée de l'allemand CureVac, les deux seuls autorisés sont américains (Moderna et Pfizer, certes en partenariat avec l'Allemand BioNtech). Que montre ce retard ?

Malheureusement, c'est un sujet qui ne date pas d'aujourd'hui : la part du produit intérieur brut (PIB) qui finance la recherche et le développement en Europe est structurellement plus faible que dans d'autres pays de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), tels le Japon, la Corée du Sud, ou les Etats-Unis.

L'Union européenne n'est pas restée inerte dans ce domaine. Dans les années 1980, elle a créé un programme-cadre pour la recherche et l'innovation qui mobilise chaque année 5% du budget de l'UE. Ce sont des montants qui font levier car il s'agit uniquement de crédits d'investissement. Mais ça a beau être un levier important, la recherche et le développement restent encore, pour l'essentiel, à la main des Etats et des entreprises.

Quand on regarde précisément, on se rend compte qu'en France, les entreprises du secteur privé sous-investissent dans ce domaine en comparaison avec les autres pays de l'OCDE. On l'a très bien vu avec Sanofi. Quand on a décortiqué les raisons pour lesquelles l'entreprise pharmaceutique française s'est montrée incapable de sortir un vaccin, on a vu qu'elle a valorisé ce qui marche très bien et a moins investi dans l'avenir. On en revient à l'aversion au risque.

Sur un autre sujet, celui des frontières, les règles de libre-circulation dans les pays membres de l'espace Schengen ont paru voler en éclats. Est-ce un retour en arrière? Est-ce que cela n'a pas conforté les partis nationalistes qui réclament justement le rétablissement des contrôles aux frontières ?

Dans un premier temps, si. Quand, au printemps 2020, les gouvernements ont cédé à l'illusion (par naïveté, par démagogie ou par panique) que les frontières nationales pouvaient protéger un pays de la pandémie, ils ont accrédité les représentations imaginaires et idéologiques des partis nationalistes.

Néanmoins, cela n'a pas duré : on sait désormais qu'il faut mettre des conditions aux déplacements en fonction de critères épidémiologiques qui n'épousent pas forcément le tracé des frontières. Cet hiver, l'Allemagne a classé la Moselle en zone à risque maximal à cause d'un fort taux d'incidence, mais n'a pas appliqué la décision à toutes ses frontières avec la France. Elle a utilisé un critère qui n'a rien à voir avec Schengen, et qu'on peut trouver logique dans son propre pays, où les déplacements peuvent être restreints d'une région à l'autre pour les mêmes raisons.

"A long terme, je ne crois pas que Schengen soit remis en cause parce que les Européens sont très attachés à la mobilité, à la possibilité de passer d'un pays à un autre sans contrôle. Une fois que la pandémie aura reflué, la question ne se posera plus."

Sylvain Kahn

à franceinfo

D'ailleurs, pour l'instant, rien ne permet de dire, au vu des élections qui se sont déroulées en Europe, que les partis nationalistes ou illibéraux profitent de l'épidémie. Mais attendons les résultats des législatives de septembre en Allemagne

Et sur le plan économique ? On a l'impression que le plan de relance européen n'est pas du tout à la hauteur du plan de relance américain...

Il faut surtout voir que le plan de relance est, en lui-même, un approfondissement de la construction européenne. Pour la première fois, un débat rugueux, qui portait sur le fait de se débarrasser ou non des critères de Maastricht, sur le fait de savoir s'il fallait un budget fédéral commun ou non, et sur le fait de financer ou non ce budget par l'émission d'une dette commune, a été tranché en trois mois. Il opposait les Européens entre eux depuis trente ans, soit au niveau des Etats, soit au niveau des familles politiques. 

"On peut trouver ça bien ou pas, mais il est clair que c'est une avancée de l'Europe."

Sylvain Kahn

à franceinfo

Pour combattre la pandémie et ses conséquences, les Européens ont dit de manière unanime, en avril 2020 qu'ils allaient créer un budget commun, le financer par un emprunt commun, par de nouveaux impôts communs, et mettre au frigidaire les critères de Maastricht. Officiellement. C'est ce que demandaient François Hollande en 2012, certains partis politiques ou encore certains pays du sud de l'UE. C'est fait, et on peut faire le pari que ça ne reviendra pas à l'identique. L'époque et les motifs pour lesquels les critères de Maastricht ont été établis dans les années 88-92 ont tellement changé qu'on devrait partir sur des bases différentes. Je pense qu'une page a été tournée.

Comment l'Europe va-t-elle sortir de cette pandémie ? Plus forte, plus faible, plus unie, plus divisée ?

Elle va en sortir plus intégrée. Les Européens ont au moins compris une chose : on s'en sort mieux en étant solidaires et en faisant face ensemble qu'en étant séparés. La règle des Trois Mousquetaires, "Un pour tous, tous pour un", fonctionne clairement mieux que le chacun pour soi. Les Européens ont pris conscience qu'ils formaient un seul pays européen, ils ont été sensibles à ce qui est arrivé aux Italiens lorsque la pandémie a d'abord frappé de façon inouïe Bergame, Milan, la Lombardie et l'Emilie-Romagne. 

Mais attention : l'Europe n'est pas devenue pour autant plus "agile". En effet, les fonctionnements des 27 pays qui la composent sont lestés par les corporatismes des Etats nationaux, leur complexité, leur ancienneté. 

"La pandémie a révélé les faiblesses des Européens en tant que société : un peu vieillissants, trop précautionneux, moins réactifs, moins agiles qu'ailleurs."

Sylvain Kahn

à franceinfo

En tant qu'organisation, l'Union européenne est plutôt un levier qui permet de pallier certaines difficultés révélées par cette épidémie. Mais ça ne va pas résoudre par magie des traits de caractère structurels qui font que les Européens deviennent de moins en moins importants et de moins en moins centraux dans le monde.

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