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Covid-19 : le moral à la dérive des marins bloqués en mer à cause de la crise sanitaire

Débarquements interdits, relèves d'équipage impossibles, moral en berne... Un an après le début de la crise sanitaire, 200 000 marins sont toujours coincés loin de chez eux pour cause de restrictions liées au coronavirus. Au détriment, parfois, de leur santé mentale.

Article rédigé par Louis Boy, Brice Le Borgne
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 13min
Au plus fort de la crise liée au Covid-19, 400 000 marins ont été bloqués en mer. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

"Au début, je me suis dit 'Tant pis, ce sera l'histoire d'une ou deux semaines'." Au printemps 2020, des milliers de marins de navires marchands, comme Nicolas*, voient les frontières et les ports se fermer les uns après les autres. Ils ne se doutent pas que les semaines se transformeront parfois en de longs mois à passer coincés en mer à cause du Covid-19. Nicolas était parti pour trois mois comme troisième mécanicien, son premier engagement au long cours. Il en a passé deux de plus que prévu, pour débarquer, en mai, dans un état d'épuisement physique et mental qui l'a, depuis, convaincu de ne pas reprendre la mer.

Au plus fort de la crise, 400 000 marins ont été concernés, selon la Chambre internationale du transport maritime (ICS) (en anglais). Certains, issus de pays moins regardants sur leurs droits ou plus stricts face à la pandémie, ont passé plus de 16 ou 17 mois en mer, loin du maximum réglementaire de 11 mois. Le virus n'a pas stoppé le commerce maritime, qui représente environ 90% du commerce mondial. Mais il a bloqué les ports : les marins n'avaient plus le droit de poser le pied sur la terre ferme, même pour une escale. Les frontières aussi ont été fermées, empêchant l'équipage suivant de rejoindre son bateau pour prendre la relève.

De la surprise au désespoir

"Peu avant d'arriver en Corée, on apprend que les relèves sont annulées, purement et simplement, se souvient Benoît Groleau, ancien officier de pont sur un porte-conteneurs qui avait quitté les Etats-Unis en janvier 2020. On est déçus, mais ça fait partie de notre mission d'assumer les désagréments. Ensuite, les informations changeaient sans arrêt. L'inquiétude, la pression et la fatigue augmentaient à bord. On avait l'impression d'être totalement impuissants."

Frontières fermées, relèves impossibles, législation locale stricte… Les témoignages recueillis par franceinfo auprès de marins se ressemblent, chacun avec son lot d'anecdotes venues compliquer chaque mission. Boris, capitaine d'un navire opérant dans un champ d'éoliennes en Asie, devait embarquer pour six semaines mais n'a pu mettre le pied à terre qu'au bout de trois mois.

"A un moment, la sécurité de l'expédition maritime n'était plus assurée, il y avait trop de tensions, tous les voyants étaient au rouge."

Boris, capitaine d'un navire bloqué en mer au printemps 2020

à franceinfo

Naviguer avec un équipage au bout du rouleau n'est pas anodin. Ainsi, en juillet, un vraquier s'est échoué au large de l'île Maurice, provoquant une marée noire. Aux enquêteurs, le capitaine indien a expliqué, pour sa défense, que l'équipage n'avait pas pu être relevé à cause de la pandémie. Certains marins étaient à bord depuis plus d'un an.

Boris et ses compagnons d'infortune, eux, parviennent finalement à faire embarquer à Taïwan les marins venus les remplacer. "Mais nous, on n'était pas autorisés à débarquer, raconte-t-il. On a été transférés sur un autre bateau, en tant que passagers." Depuis le large, ils suivent, impuissants, l'adoption de restrictions toujours plus strictes à terre. Le coronavirus devient une obsession, à bord comme dans les conversations familiales sur WhatsApp. "On a passé tout ce temps en vase clos, appuie Boris. On essayait de se retrouver pour manger à heure fixe, organiser un barbecue ou un jeu de cartes." De quoi sauver les meubles.

"J'ai eu des idées noires"

La majorité d'entre eux, comme Nicolas, n'ont ni relève ni solution de repli et continuent leur labeur à plein temps. "Au bout des trois mois prévus, j'étais déjà bien fatigué. Mais quand on a été bloqués en mer, ça a été la goutte d'eau... Je suis parti en burn out. J'ai eu des idées noires, l'impression de toucher le fond du fond du fond."

"Je m'étais fixé une date et une heure à laquelle, quel que soit le moyen – en frappant un mur, ou avec un marteau – j'allais me fracasser la main pour pouvoir débarquer."

Nicolas, marin bloqué en mer au printemps 2020

à franceinfo

Le soutien de sa famille aide finalement Nicolas à tenir le coup jusqu'à son débarquement. Mais plusieurs cas de suicides, de marins indiens notamment, ont été rapportés par la presse spécialisée – sans qu'il soit possible de les attribuer avec certitude à la crise sanitaire.

Pour avoir de l'aide et se confier, un numéro circule de téléphone en téléphone depuis plus d'un an : celui de Camille Jégo, psychologue et coordinatrice du Centre ressource d'aide psychologique en mer à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Depuis mars 2020, cette spécialiste du stress post-traumatique chez les marins assiste une cinquantaine de Français et d'étrangers, en mer ou de retour à terre. "Les marins sont déjà une population très à risque en termes d'événements traumatiques. Quand on augmente la durée passée à bord, la fatigue, le risque d'accident, l'éloignement familial, la crainte du virus… Tout cela vient exacerber l'épuisement psychique. La crise suicidaire peut arriver comme solution apparente pour arrêter de souffrir."

Pour la spécialiste, le rythme de vie qu'encaissent les marins, plusieurs mois en mer puis plusieurs mois à terre, induit une dissociation entre l'identité professionnelle et personnelle. "Ces deux identités, parfois, n'arrivent plus à dialoguer. On va protéger la famille de tout ce qui peut être vécu à bord, et l'équipage, de tout ce qu'on peut vivre personnellement", détaille Camille Jégo.

Passer à autre chose

Epuisés ou dégoûtés, certains marins raccrochent leur ciré. "Cet embarquement a fait partie des plus difficiles que j'aie faits, tranche Benoît Groleau. Quand ils m'ont proposé de repartir, je me voyais mal réinfliger ça à ma famille et à moi-même."

Après sa dépression, Nicolas a aussi arrêté. "Au bout de mes congés, au moment de repartir, il y a eu un blocage dans ma tête, confie-t-il. Pourtant, quand on part en mer, on est piqué par la vie de marin. C'est un boulot dur, mais dont j'avais envie depuis très jeune. Finalement, je vais rester dans le domaine maritime, mais je me résigne à une vie de terrien."

Le retour sur la terre ferme est souvent un immense soulagement. Surtout quand les marins retrouvent leur famille, après un confinement que leurs compagnes ont dû gérer seules. Ceux qui reprennent la mer ont parfois de nouvelles revendications. "Depuis quelque temps, on nous demande de mettre en place du temps partiel, note Jean-Emmanuel Crépin, président du syndicat PSCN-CFE-CGC. De faire deux séjours en mer par an, contre trois ou quatre habituellement. Il y a aussi une demande très forte d'un accès plus important à internet à bord."

Un casse-tête qui ne se résume pas aux frontières

Avec un an de recul, difficile de désigner un unique responsable de la situation. Bien sûr, tout a commencé par le réflexe de fermeture de nombreux pays au printemps dernier. Ingérable, pour des navires dont l'itinéraire est millimétré. Delphine de Franco, secrétaire générale adjointe de l'union fédérale maritime CFDT, se souvient du périple ubuesque de marins partis chercher un navire en Chine : "Seuls les Français ont été autorisés à passer la frontière. Il a fallu former à la hâte des marins chinois, pour sortir le bateau du pays et l'emmener en Corée chercher le reste de l'équipage. Avant de retourner déposer les Chinois, de faire une relève à Singapour, et enfin de rentrer en France."

Sur les navires, des marins du monde entier se côtoient, embarqués et débarqués au gré du parcours. Le moindre grain de sable fait dérailler la machine. "Si je fais escale au Portugal pour relever un mécanicien ivoirien et faire embarquer son remplaçant ukrainien, j'implique énormément de pays, illustre Pierre Blanchard, président de l'Association française des capitaines de navires (Afcan). Le Portugal, la France, la Côte d'Ivoire, l'Ukraine et tous les pays par lesquels doivent transiter les marins, s'il n'y a pas de vols directs." Quand les règles évoluent constamment, ce château de cartes menace de s'effondrer à chaque fermeture de frontière, annulation de vol, prolongation de quarantaine ou test positif inattendu.

"Certains se sont cachés derrière le Covid"

La solution est souvent venue d'efforts diplomatiques, notamment de la France, pour inciter les pays d'escale à permettre les débarquements. Ou des armateurs des navires, qui ont parfois autorisé de coûteux détours. "Quand j'ai finalement pu débarquer début mai", deux mois après la date prévue, "c'est parce que mon armateur a mis les moyens pour nous dérouter vers la Gironde", explique le capitaine Pierre Blanchard. Au prix de deux jours perdus, pour un coût qu'il estime à 80 000 dollars pour la compagnie. Des dépenses supplémentaires que "la plupart des armateurs ne peuvent pas se permettre."

"Certains se sont aussi cachés derrière le Covid", estime Pierre Maupoint de Vandeul, président de la CFE-CGC marine. Et se sont bien accommodés de l'impossibilité de relever leurs marins, plaidant le cas de force majeure, "au lieu de remuer ciel et terre pour eux" et de respecter leurs contrats. 

"Quand on en arrive à maintenir un navigant plus d'un an à bord, on se fout du monde. Si on se met autour de la table, on trouve des solutions, même s'il faut quelques semaines."

Pierre Maupoint de Vandeul, président de la CFE-CGC marine

à franceinfo

Ainsi, Nicolas, resté bloqué à bord pendant deux mois jusqu'à ce qu'un pays du golfe de Guinée accepte son débarquement, est convaincu que sa compagnie l'a "pris pour un con". Quand son cas remonte à la CGT, courant avril, et qu'un de ses reponsables, Jean-Philippe Chateil, prévient la direction des Affaires maritimes, "on s'est rendu compte qu'elle n'était pas au courant". Nicolas est convaincu que l'armateur a tardé à alerter sur la situation de ses marins, dont le contrat était terminé. Le privant potentiellement d'une aide diplomatique qui aurait pu dénouer la situation plus rapidement. "Ce n'est que quand j'ai commencé à en parler que les sociétés françaises ont commencé à s'emparer du problème", confirme le syndicaliste à franceinfo.

Des étrangers plus vulnérables

Un an plus tard, les syndicats de marins reconnaissent que la situation des Français s'est améliorée. Aucun cas problématique n'est remonté depuis des mois. L'ICS estime que le nombre de gens de mer concernés au niveau mondial est passé de 400 000, au pic de la crise, à 200 000 aujourd'hui, grâce notamment aux pays ayant accepté de considérer ces travailleurs comme "essentiels" et d'assouplir les règles les concernant. Des ports se sont positionnés comme des plaques tournantes des relèves, comme Singapour, le Panama ou, en France, La Réunion.

Ceux qui restent en difficulté sont ceux qui ont le moins les moyens de faire valoir leurs droits. Etienne Carillo se souvient de Philippins coincés dans le port de Sète (Hérault) au début de la pandémie. "Embarqués depuis près d'un an, ils étaient arrivés au bout de leur contrat et leur employeur ne faisait rien pour qu'ils puissent rentrer chez eux." Ils avaient alerté l'ITF, fédération mondiale des syndicats du secteur. Mais ils ont finalement repris la mer, craignant des représailles de leur employeur. Etienne Carillo ignore ce qu'ils sont devenus, mais comprend leurs craintes : "Aux Philippines, demander de l'aide les exposait à ne jamais être repris."

Le spectre du passeport vaccinal

Si les marins français soufflent, ils ont désormais un autre sujet d'inquiétude : le passeport vaccinal. Que faire si les ports ou les avions se ferment aux marins non vaccinés ? En France, les syndicats réclament que les 3 000 marins au long cours soient prioritaires. "On est une minorité peu visible", explique Thierry Le Guevel, secrétaire général UFM-CFDT-FGTE. "Le ministère de la Mer nous écoute et pousse en notre faveur, assure-t-il. Mais les arbitrages se font plus haut…" Pierre Maupoint de Vandeul, de la CFE-CGC, compte aussi sur les armateurs, à qui il demande "de prioriser la vaccination sur les plannings", pour avoir le temps d'injecter deux doses sur les périodes de congés. Une fois les marins en mer, la logistique serait trop complexe.

Jean-Philippe Chateil s'inquiète également du sort des marins étrangers : "Les Indonésiens, les Philippins… Ces marins viennent de pays qui sont en retard en termes de vaccination." Qui leur réservera des doses ? Sans l'aide de pays plus favorisés, "beaucoup ne peuvent pas espérer être vaccinés avant 2024", s'alarme l'ICS. Sans solution, le même piège pourrait se refermer une nouvelle fois sur les marins au long cours.

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