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"Sans nous les services ne tournent pas" : pourquoi les internes en médecine appellent à une grève illimitée à partir d'aujourd'hui

Les futurs médecins sont appelés à faire grève à partir du 10 décembre, pour dénoncer la "dégradation des soins" et réclamer une amélioration de leur statut et de leur rémunération.

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des internes manifestent à Paris le 14 novembre 2019, lors d'une journée de mobilisation pour l'hôpital public. (GREG LOOPING / HANS LUCAS / AFP)

"Depuis que je suis arrivé aux urgences, je déchante. Il n'y a pas de draps, pas d'appareil pour mesurer l'hémoglobine…" Interne en médecine générale, Karim*, 25 ans, énumère le manque de moyens qu'il constate chaque jour au service des urgences d'un grand hôpital public de Marseille, où il a entamé son troisième semestre, début novembre. Ce quotidien, il le partage régulièrement sur Facebook, Twitter et Instagram. "Cela me permet d'évacuer les tensions. Je reçois des messages d'encouragements. J'ai trouvé ce moyen pour tenir moralement", explique-t-il.

Karim est découragé. En plus de l'absence de matériel, il y a le manque de personnel. "Quand il n'y a pas assez de brancardiers, je dois les remplacer. C'est normal d'aider, mais pendant ce temps, on n'apprend pas, c'est du gâchis de compétences", lâche le jeune homme, écœuré. Il envisage de se tourner vers une pratique en libéral, lui qui est pourtant "très attaché" à l'hôpital public. "Il y a un ensemble de petites fissures qui menacent l'édifice", résume-t-il. Karim sera donc en grève samedi 30 novembre, journée de mobilisation pour l'hôpital public. Il suivra aussi à l'appel à la grève illimitée de l'Intersyndicale nationale des internes (Isni) à partir du mardi 10 décembre, et participera à une nouvelle manifestation nationale, le 17 décembre.

"On a la boule au ventre"

Au-delà de la "dégradation de la qualité des soins" et de "la défense du système de santé" de la France, les internes ont leurs propres revendications. Au cœur de leurs doléances : le temps de travail. Il ne peut excéder 48 heures par semaine, selon le code de la santé publique. Dans les faits, les 27 000 internes de France travaillent en moyenne 55 heures par semaine, parfois 70 ou 90 heures, dénonce Léonard Corti, secrétaire général de l'Isni. Pour beaucoup d'entre eux, les semaines s'enchaînent de la même façon : des journées de 10 à 12 heures, assorties de gardes de 14 ou 24 heures – une en semaine et une le week-end – auxquelles s'ajoutent des astreintes.

Jeanne, par exemple, qui vient de commencer son internat dans un CHU parisien, entame sa journée à 8h45 dans un service de médecine interne. "La spécialité de Dr House", compare l'étudiante de 23 ans en riant. Elle voit entre 9 et 18 patients par jour. Quand elle est de garde, vers 18h30, elle file aux urgences et n'en ressort qu'à 8h30 le lendemain.

On ne dort pas une minute. On grignote un bout de pain dans les couloirs. On doit faire face à des patients agacés, car ils ont attendu plusieurs heures.

Jeanne, interne

à franceinfo

"En fin de semaine, notre efficacité n'a rien à voir avec celle du lundi. Les patients sont moins bien pris en charge, on met en péril leur santé d'une certaine façon, car il y a plus d'erreurs possibles. On a la boule au ventre. La prise en charge est énorme. Sans nous, les services ne tournent pas", insiste Jeanne, trésorière de l'Isni depuis peu. "J'avais besoin de m'investir pour défendre les droits des internes, éviter de dégoûter des jeunes médecins passionnés, traités comme une main d'œuvre pas chère pour l'hôpital", expose-t-elle.

Leurs revendications sont aussi financières. L'Isni demande une augmentation de l'indemnité de garde, actuellement fixée à 120 euros net pour 14 heures de travail de nuit, à 240 euros, pour se rapprocher de celle des ambulanciers. "Elle n'a pas été revalorisée depuis 2010", souligne Léonard Corti. Il réclame aussi le paiement des heures supplémentaires et rappelle que les internes sont payés 7,20 euros brut par heure. Karim abonde : "Je suis bac +8, j'ausculte, je diagnostique, je prescris… Je ne demande pas 15 000 euros par mois, mais au moins le smic horaire [10,03 euros/h brut]." "L'hôpital public ne tient pas sans ses internes, mais a des difficultés à recruter. Si on doit continuer comme ça, on veut au moins la reconnaissance", plaide-t-il.

"On est livrés à nous-mêmes"

Un manque de reconnaissance auquel s'ajoutent des défaillances d'encadrement. "Dans certains services, souvent en CHU, on voit nos chefs une fois le matin puis à 18 heures. Le reste du temps, on est livrés à nous-mêmes, tout repose sur nous. Ça nous forme, mais c'est compliqué. On n'est pas des machines, on peut être dangereux", dénonce Anaïs, 26 ans, secrétaire générale au bureau des internes de Nice, qui a connu cette situation dans ses précédents stages. Résultat, les patients ne voient parfois que des internes. "Ce n'est pas un abandon volontaire : les seniors sont en consultation ou gèrent les urgences, débordés par la charge de travail", ajoute-t-elle. Pourtant, le code de la santé publique précise noir sur blanc qu'"en stage, l'interne est sous la responsabilité du praticien responsable de l'entité d'accueil".

"Actuellement, je suis le seul médecin du service de psychiatrie, avec 20 patients à ma charge. Ma cheffe est en congé maternité. Un médecin passe de temps en temps. Quand je m'absente, un interne d'un autre service est appelé en cas d'urgence, sinon les patients ne voient aucun médecin de la journée, décrit Victor, 28 ans, interne au CHU Carémeau de Nîmes. Heureusement, en psychiatrie, c'est moins grave, les médicaments mettent du temps à faire effet. Et quand on voit les patients, on passe plus de temps avec eux, on reste 20 à 30 minutes."

Je prolonge mon temps de travail pour que le service tourne, j'ai déjà travaillé 30 heures d'affilée. Clairement, je comble les trous.

Victor, interne

à franceinfo

"C'est une pression permanente", pour Anaïs. Comment y résister ? Victor a deux attitudes : serrer les dents pendant six mois en attendant le prochain stage, ou au contraire jouer la carte "grande gueule", pour dire ce qu'il pense. "J'ai de la chance d'être entouré, si j'étais isolé, j'aurais craqué", estime de son côté Karim. La coupe est pleine et parfois elle déborde. Ainsi, le 30 septembre, les 17 internes aux urgences de Mulhouse se sont mis en arrêt de travail, pour protester contre le manque d'encadrement, depuis les démissions en série des médecins titulaires.

"On veut l'excellence"

"Quand on sort de l'externat, on passe de 0% de responsabilité à 80%. Chacun est différent face à la pression, moi je n'ai pas supporté", relate Pierre*, victime d'un burn out en 2016. "C'est une accumulation de choses, un ras-le-bol, avec, en plus, des choses personnelles, comme des décès qui vous marquent", précise l'interne de 30 ans, qui a été arrêté pendant un an et demi et a dû faire un séjour en hôpital psychiatrique pour aller mieux. Il avait choisi la chirurgie, une spécialité où les temps de repos sont rarement respectés. Il y a renoncé à son retour et préfère ne pas divulguer sa nouvelle spécialité.

Pour Caroline, ces horaires à rallonge vont de pair avec le métier de médecin. "Je sais que certains en souffrent, mais la chirurgie nécessite de nombreuses heures de travail", estime cette interne de chirurgie orthopédique à Nice. "Nous, on entre dans le mouvement pour la formation. On a peur que le niveau des médecins de demain soit moins bon qu'aujourd'hui, on veut l'excellence." De fait, les inquiétudes à ce sujet constituent un autre gros point de la contestation, évoqué par tous les internes que nous avons interrogés. Une pétition adressée à Emmanuel Macron a été lancée début novembre à ce sujet. L'Isni réclame l'investissement de fonds publics, à hauteur de 3 000 à 5 000 euros par an et par interne.

Pourquoi une telle revendication ? Parce que la participation des laboratoires pharmaceutiques au financement de la formation des internes est désormais stoppée, après l'adoption d'un amendement dans le cadre de la loi santé du 24 juillet 2019. Les internes se réjouissent de cette initiative visant à éviter tout conflit d'intérêts, mais sans compensation financière, ils ne peuvent plus assister à des congrès, aux travaux pratiques, à des stages de formation sur du matériel de pointe. Or, la formation est l'une des obligations de l'interne, indispensable pour compléter son savoir en fin de cursus, mais souvent sacrifié pour assurer les gardes à l'hôpital.

"Certains chefs sont encore à l'ancienne école"

D'autres requêtes, plus techniques, liées à la réforme contestée du 3e cycle de médecine, actée en 2017, s'ajoutent à cette liste. Les internes grévistes réclament des précisions sur le statut du "docteur junior", qu'ils pourront acquérir en fin de cycle, à partir de 2020. "Une responsabilité de docteur avec la rémunération d'un interne", craint Karim. Autre point d'achoppement : les règles sur les licences de remplacement, qui permettent aux internes de se substituer aux médecins traitants pendant leurs congés. "Le conseil de l'ordre des médecins souhaite revenir sur les conditions actuelles de délivrance", déplore l'Isni, qui veut conserver le système actuel.

Enfin il y a le "big matching", nouveau système d'affectation pour les choix de stage de la dernière année d'internat, ou des deux dernières années pour la chirurgie. "L'interne dresse une liste de choix, candidate, les chefs de services regardent les dossiers et les classent. C'est comme un 'Tinder des internes' ! C'est la porte ouverte aux pistons", se désole Karim. "Ceux qui connaissent les chefs de service seront favorisés", confirme Anaïs.

Ne pas se mettre à dos les chefs, pour espérer obtenir un poste : dans l'univers très hiérarchisé de l'hôpital, c'est souvent une obsession des internes. La question se pose aussi pour la participation à la grève. Certains internes sont soutenus par leurs pairs et suivront le mouvement. D'autres ont "peur de représailles" au sein "du microcosme des médecins". Pour Pierre, c'est aussi cet aspect du système, symptomatique d'un fossé générationnel, qui doit évoluer : "Certains chefs sont encore à l'ancienne école et poussent les internes à travailler le plus possible, au sein d'un hôpital de plus en plus dégradé."

* A la demande des intéressés, les prénoms ont été modifiés

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