Cet article date de plus de quatre ans.

Enquête France 2 Le business caché d'Happytal, la société qui renfloue les caisses des hôpitaux

Publié Mis à jour
Durée de la vidéo : 4 min
L'oeil du 20 heures - 19 septembre 2019
L'oeil du 20 heures - 19 septembre 2019 L'oeil du 20 heures - 19 septembre 2019
Article rédigé par L'Oeil du 20 heures
France Télévisions
France 2

A l’hôpital, un nouveau service a vu le jour ces derniers temps : des conciergeries privées, comme dans les grands hôtels. Vous pouvez commander des fleurs, des chocolats… et ce n’est pas tout : ces concierges font aussi remplir des papiers aux patients. Mais les malades savent-ils toujours ce qu’ils signent ? L’œil du 20h a découvert des pratiques qui peuvent leur coûter cher.

Happytal, c’est le leader de la conciergerie d’hôpital. Des polos roses qui rendent aux patients hospitalisés de petits services, contre rémunération : paniers de légumes, livraison de journaux ou séance de massage… Depuis 2013, cette société privée de 400 salariés a signé des contrats avec une centaine d’hôpitaux en France, qui lui versent un abonnement en échange de ses services. 

Mais nous avons découvert une autre activité d’Happytal, qui renfloue les caisses des hôpitaux. La mère d’Eliane Evard l’a appris à ses dépens, pendant une hospitalisation à Cannes l’an dernier, avant son décès à 89 ans. Elle était installée en chambre individuelle pour raisons médicales (comme l’atteste un certificat du service cardiologie), quand elle a reçu la visite d’une concierge d’Happytal. “Elle a demandé à ma mère si elle avait une mutuelle, si elle était d’accord pour cette chambre, etc.” raconte sa fille Eliane. “Et elle lui a demandé de signer un papier.

Une signature… pour une facture de 900 euros

Ce papier que la mère d’Eliane a signé, c’est une demande de chambre individuelle, qui va permettre à l’hôpital de la facturer - et à Happytal de prélever une commission. Car la chambre simple reste gratuite tant que c’est l’hôpital qui décide de vous l’attribuer. Mais si c’est vous qui en faites la demande, l’hôpital peut vous la facturer : en moyenne 50 euros par jour, non pris en charge par la sécurité sociale.

On reçoit cette facture de 900 euros,” reprend Eliane. “Si la concierge avait dit : ‘je vous donne ce papier à signer parce que vous êtes d’accord pour payer la chambre’, ma maman, malgré son état, aurait réagi !

Contactés, Happytal et le centre hospitalier nous ont répondu que le personnel médical l’avait jugée “apte” à être démarchée, que “l’âge n’est pas un critère de faiblesse”, et que seulement “0,6% des dossiers” donneraient lieu à réclamation. Selon nos calculs*, la facturation des chambres simples rapporterait environ 1,5 million d’euros par an à l’hôpital de Cannes.

Des signatures qui valent des millions

Si ces signatures de patients récoltées par Happytal sont lucratives pour les hôpitaux, très peu d’établissements ont accepté de nous communiquer les recettes engendrées. Au centre hospitalier d’Orléans, l’un des rares à nous répondre, la facturation des chambres individuelles a doublé depuis que la direction fait appel aux services d’Happytal : de 2,5 millions d’euros en 2016 à 5,2 millions en 2018 ! A Paris, Happytal rapporterait 2 millions d’euros annuels à 4 hôpitaux, dont plus d’un tiers reviendrait à la société privée, selon la Commission Médicale d’Etablissement de l’AP-HP.

Nous avons rencontré des salariés qui ont quitté Happytal, pour certains après plusieurs années de collaboration. Ils ont choisi de témoigner anonymement, pour éviter tout conflit avec leurs nouveaux employeurs. Selon eux, la signature d’un maximum de chambres individuelles serait un des principaux objectifs assignés aux concierges d’Happytal. “C’est ce qui a été le plus contrariant pour moi,” témoigne l’une d’eux. “On m’a dit : ‘c’est une conciergerie, le but c’est d’apporter du bien-être, de la bienveillance’, et on nous dit ‘en fait il va falloir aller en chambre faire signer des demandes individuelles, parce que c’est ça qui fait gagner de l’argent à Happytal.’” Elle affirme que lors du démarchage en chambre, le but était d’obtenir “la signature du patient, à tout prix.

Des plaintes à la Répression des fraudes

Car les salariés sont jugés sur le nombre de chambres signées. Un graphique interne que nous nous sommes procuré compare les résultats de chaque concierge en une semaine. Avec un commentaire acerbe d’un manageur : “Je me pose des questions sur les performances de [X] : 1 signature en 4 JOURS ! On en reparle à ma prochaine visite...

Oui,” abonde un autre ancien concierge, “il y avait une pression pour en signer toujours plus, pour voir le plus de personnes possible, parce que chaque personne qu’on ratait, pour eux c’était de la facturation en moins.

Saisie de plaintes de patients, la Direction de la Répression des Fraudes (DGCCRF) nous a confirmé mener des contrôles sur Happytal et ses méthodes. A Paris, comme l’a révélé le journal Le Monde, c’est le corps médical qui s’interroge.

Je ne suis pas sûre que quand vous avez 80 ans et que vous venez pour une maladie quelconque, vous ayez la lucidité de vous dire : “Happytal n’est pas l’hôpital.” La confrontation entre un patient en état de fragilité et quelqu’un qui veut lui vendre quelque chose, ça n’est pas un rapport contractuel à égalité.

Dr Anne Gervais, Vice-Présidente - Commission Médicale d'Etablissement de l'AP-HP

à L'œil du 20 heures

Happytal a refusé nos demandes d’interview. Par écrit, un porte-parole précise que tous ses concierges signent une charte éthique, dans laquelle ils s’engagent à fournir une “information loyale et complète”, et à “respecter le choix du patient”.

A l’issue de notre enquête, la direction des Hôpitaux de Paris nous a annoncé sa décision de ne pas renouveler ses contrats avec Happytal. Après deux ans d’expérience, 9 hôpitaux se passeront bientôt des polos roses et de leurs services.

__________________

* Par e-mail, l'hôpital de Cannes nous a indiqué que la facturation des chambres particulières représentait 1% des recettes totales de l'établissement, qui s'élevaient en 2014 à 166 millions d'euros selon la Cour des Comptes. Contactée, la direction n'a pas souhaité communiquer de chiffres plus précis.



Droit de réponse de la société Happytal

Le jeudi 19 septembre 2019 à 20h30, la vidéo intitulée "Enquête France 2. Le business caché d'Happytal, la société qui renfloue les caisses des hôpitaux", et sa transcription sous forme de texte, a été diffusée sur le site internet, mettant en cause les pratiques de la société Happytal. Dans le cadre de l'exercice de son droit de réponse, cette dernière souhaite en toute transparence répondre point par point aux éléments la mettant en cause dans ladite vidéo et sa transcription sous forme de texte.

Happytal veille au respect des patients et ne recueille que des consentements éclairés. Chaque visite en chambre d’Happytal est préalablement autorisée par l’établissement de santé. Happytal ne peut en aucune façon visiter des patients sans l'accord du personnel de santé, et encore moins ceux placés pour raison médicale en chambre individuelle. En charge de la facturation, un contrôle est également exercé, a posteriori, par l'établissement de santé qui vérifie les conditions de facturation des chambres individuelles. Si le patient bénéficie d'une chambre individuelle pour raison médicale, il ne sera pas facturé.

Nous comprenons la douleur de la famille de la défunte, Madame Evard, mais en aucun cas Happytal n'a extirpé le consentement de la défunte. Le formulaire de demande de chambre individuelle remis par Happytal est clairement rédigé et ne peut porter à confusion. Lorsque Madame Evard a signé sa demande de chambre individuelle auprès d'Happytal, Happytal n'était pas informée d'un éventuel placement pour raison médicale en chambre individuelle. Elle ne l'a appris que lors de la diffusion du reportage et l'attestation qui apparait dans le reportage, en date du 22 octobre 2018, soit postérieurement à son hospitalisation, semble avoir été faite pour les besoins de la cause.

En lui adressant sa facture, l'établissement de santé a d’ailleurs considéré que Madame Evard ne bénéficiait pas d'une chambre individuelle pour raison médicale. Happytal n'incite pas ses salariés à facturer toujours plus, peu importe les méthodes utilisées. L'appréciation de la rémunération variable des salariés porte principalement sur la satisfaction des patients et le comportement des salariés. Les objectifs d'Happytal sont d’ailleurs fixés en accord avec les établissements de santé et la part quantitative de ces objectifs est minoritaire. Plus de 93% des collaborateurs d'Happytal se sentent très engagés et en adéquation avec les valeurs d'humilité et d’exemplarité instituées par Happytal.

Happytal certifie d'autre part qu'elle n’a jamais eu connaissance d'une enquête menée par la Direction de la répression des fraudes à son encontre à la suite de plaintes des patients. Happytal traite le patient avec respect, sans exercer de pression ni entretenir une quelconque confusion. Chaque salarié est formé et signe une charte éthique. Le consentement du patient est éclairé. Les équipes d’Happytal sont quant à elles clairement identifiées lorsqu'elles visitent les patients. Le logo de la société Happytal apparaît sur les polos et badges des équipes.

Pour finir, les Hôpitaux de Paris n’ont jamais adressé de notification à Happytal afin de remettre en question les contrats pluriannuels (environ un quart des 37 établissements que comptent les Hôpitaux de Paris) en cours et leur renouvellement.


Réponse de France 2

France 2 prend acte de cette réponse d’Happytal et apporte les précisions suivantes :

- concernant l'enquête menée par la Direction de la répression des fraudes : celle-ci a écrit à France 2 le 13 septembre 2019 "avoir été saisie par des consommateurs sur les pratiques de [Happytal], et avoir en conséquence déjà diligenté des contrôles, ayant entraîné des suites administratives". Contrôles qui se poursuivaient alors à cette date.

- l'APHP a affirmé que ses expérimentations en cours avec Happytal ne seraient pas renouvelées dans un e-mail adressé à France 2 le 16 septembre 2019.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.