: Enquête franceinfo Pierres de jade et "purification du sang" : les intrigantes pratiques de Ceragem pour vendre des lits de massage à 3 000 euros
La société sud-coréenne, implantée dans plus de 70 pays, compte encore un centre en France. Son produit-phare : un matelas à 3 180 euros aux vertus médicinales discutables, comme l'a constaté franceinfo au cours d'une enquête menée dans un magasin situé en banlieue parisienne.
La devanture n’attire pas l’attention. Si l’on ne fait que passer, on ne remarque presque pas cet établissement de Colombes (Hauts-de-Seine). Le nom, Ceragem, a beau être écrit deux fois en grand format, il n’évoque rien de particulier. De l’extérieur, entre l’enseigne encrassée et la peinture fatiguée, tout suggère un lieu fermé, voire désaffecté. Un planning de la journée, des affiches illustrées et une mention "entrée libre" figurent sur la petite porte en métal bleue. Mais rien n’invite à la pousser.
Pourtant, à l’intérieur, il y a du monde en ce mercredi 22 mars, comme l’a constaté franceinfo, qui s’y est rendu en caméra discrète. Dans l’entrée, un drapeau "Ceragem n°1 Worldwide" accueille les arrivants. Dans la salle d’à côté, une quinzaine de personnes sont allongées, les yeux fermés, et emmitouflées dans des draps qui les recouvrent des pieds à la tête.
Une musique kitsch s'échappe de la salle du fond. Elle émane d’une télévision qui diffuse des vidéos montrant des jeunes femmes d’origines asiatiques en train de faire de l’exercice. En face de cet écran, se trouvent une quinzaine de personnes, âgées ou victimes de problèmes de mobilité, voire les deux, toutes originaires d’Afrique noire ou du Maghreb.
Dans cette salle d'attente, qui ne désemplit pas de 9h30 à 18 heures, certains sont assis sur des chaises en plastique grises. Ils tentent de reproduire tant bien que mal les gestes exécutés par les modèles à l’écran. Les plus en forme restent debout dans le mince espace entre les chaises, font de même.
Un "bonheur" à plus de 3 000 euros
Si tout le monde ne s’active pas, tous attendent de s’allonger dans la salle voisine. "Trente-cinq minutes de bonheur", promet à franceinfo une femme voilée, qui vient ici depuis trois semaines.
A l’origine de ce "bonheur", un équipement commercialisé par la société sud-coréenne Ceragem, implantée dans plus de 70 pays. Il s’agit d’un matelas massant et chauffant, qui contient des pièces en pierres de jade. Voici une présentation en vidéo du "Ceragem Master V3".
Le prix de ce produit est rappelé en plusieurs endroits du centre de Colombes : 3 180 euros. Une somme payable en 4 fois ou 10 fois. L’appareil est onéreux, mais les séances sont gratuites. "C’est vous qui déciderez de l’acheter quand vous considérerez qu’il vous est indispensable, nous avons tellement confiance en notre produit et en ses bienfaits, que nous vous proposons autant d’essais gratuits que vous le souhaitez", écrit Ceragem sur son site français.
Après deux heures et demie d'attente, franceinfo peut essayer le fameux lit. Un drap est étendu sur l'appareil. Avant de s’y installer, il faut se déchausser, tout en conservant son pantalon et son haut. On s’allonge sur le dispositif. "Un projecteur externe", qui chauffe, est posé sur le ventre. Puis un autre drap recouvre l’utilisateur. "C’est la chaleur qui nous sauve", glisse une femme qui aide le gérant du centre, en ajustant le drap.
Les trente cinq minutes passent plutôt rapidement et ne sont pas désagréables. Les mécanismes en pierres de jade, qui parcourent la colonne vertébrale, montent à une température comprise entre 50°C et 60°C. Mais aucun soulagement n'a été ressenti que cela soit au niveau du dos ou des cervicales.
"Purifier le sang"
Pourtant, dans la salle d'attente du centre de Colombes, selon les inscriptions écrites par le vendeur qui se trouvent sur un tableau effaçable à côté de la télévision, le dispositif a trois fonctions principales : "purifier le sang", "redresser la colonne vertébrale", "activer le système nerveux". "Pendant les discours de présentation qu’il y avait avant chaque séance, les vendeurs disaient que ça renforçait le système immunitaire et que ça purifiait le sang", confirme à franceinfo Aïcha*, une femme originaire d’Afrique centrale, âgée d’une cinquantaine d’années.
Selon elle, qui fréquentait depuis 2015 de façon assidue le centre Ceragem de la porte de Montreuil, dans le 20e arrondissement de Paris avant qu'il ne ferme courant mars, les vendeurs assuraient que l'appareil pouvait soulager nombre de maux : "Fractures, AVC, diabète, anémie... plein de maladies sauf les maladies mentales", énumère-t-elle.
On nous disait : 'Au lieu d’envoyer de l’argent à la famille au pays, économisez pour acheter un lit.'
Aïcha, une habituée des sites de Ceragemà franceinfo
Tous les habitués du centre rencontrés par franceinfo affirment que les lits "se vendent comme des petits pains". Parfois, au centre de la porte de Montreuil, "il fallait venir en début de semaine parce que, le vendredi, ils étaient tous partis", raconte l'un d'eux. En France, l'activité ralentit, mais elle reste florissante dans d'autres pays européens comme l'Allemagne, qui compte 22 centres.
"Ça me faisait du bien. Mon sang ne circulait pas bien. Il est devenu plus fluide", poursuit Aïcha sans être capable de nommer le mal dont elle souffre. Toutefois, elle assure avoir constaté sur ses analyses sanguines que le nombre de ses plaquettes étaient en hausse. Un signe de l’efficacité de l’appareil, estime-t-elle.
Des professionnels de santé très critiques
"Je ne vois pas comment cela peut purifier le sang. C’est un produit gadget, c’est grave de voir ça", réagit auprès de franceinfo Claire Cornuault, masseur-kinésithérapeute, au sein de l’école du dos de Paris.
C’est une escroquerie, c’est presque dangereux.
Claire Cornuault, masseur-kinésithérapeuteà franceinfo
"Cela parle aussi de système nerveux. Or, c’est du cas par cas. On ne peut pas faire quelque chose de standardisé. La rééducation est très spécifique selon les personnes", tempête cette professionnelle, qui se présente également comme "thérapeute manuelle". Et de faire valoir son métier : "On ne remplacera jamais la main d’un kiné. Ça ne peut pas aller travailler spécifiquement tel ou tel muscle, par exemple, avec telle ou telle technique."
Dans la salle d’attente du centre de Colombes, on ne partage pas ces critiques. L’appareil donne des résultats spectaculaires, selon les personnes interrogées par franceinfo, qui n'hésitent pas à raconter, par deux fois, la même anecdote. "Vous voyez la canne qui est contre le mur ?, relate une fidèle de Ceragem âgée de 70 ans. Elle a été laissée là par quelqu’un pour montrer qu’elle n’en avait plus besoin."
L'Agence du médicament et la répression des fraudes ne trouvent rien à redire
Légalement, le produit en question est un dispositif médical (de type IIa). "Contrairement au médicament, les dispositifs médicaux ne sont pas soumis à une procédure d’autorisation", explique à franceinfo l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Il doit simplement obtenir le sigle CE avant sa commercialisation. Cela "matérialise la conformité du dispositif aux exigences essentielles de santé et de sécurité du produit", explique-t-elle. Ce marquage est délivré ou non par un organisme notifié qui a été "choisi par le fabricant dans la liste des organismes désignés par les autorités compétentes de l’Union européenne".
L’ANSM s'est chargée, pour la France, de contrôler et valider la notice de l’appareil et les brochures commerciales. Le point sur la "purification du sang", par exemple, ne fait pas partie de l’argumentaire officiel français. Mais on peut le lire sur un post du compte Facebook d'un magasin Ceragem situé dans l’Oise datant de mars 2015 (la boutique a fermé depuis), et sur le tableau effaçable de la salle d'attente du bâtiment de Colombes. Ce bienfait circule également à l’oral, entre les vendeurs et les clients, puis entre les clients eux-mêmes, qui s'échangent anecdotes et histoires de rétablissements.
L'argument de la "purification du sang" est, en réalité, une reprise des éléments ouvertement mis en avant par l’entreprise à l’étranger, comme le fait Ie site de Ceragem en Inde (en anglais) ou encore aux Philippines (en anglais). En 2005, la branche américaine de Ceragem a payé une amende 180 000 dollars (168 000 euros) pour avoir affirmé que l'un de ses appareils soignait le cancer, a rapporté le New York Times (en anglais).
De son côté, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) rappelle à franceinfo que "le professionnel doit apporter la justification des allégations qu’il associe à ses produits, ce qui fait l’objet d’une analyse au cas par cas". Elle souligne qu’elle est, pour l’instant, incapable de se prononcer sur le produit phare du constructeur sud-coréen. Et jusqu'à maintenant, ni l'ANSM ni la DGCCRF n'ont été alertées sur les activités de Ceragem et sur les allégations concernant son appareil.
Ceragem met en avant des problèmes de traduction
Contactée par franceinfo, la directrice de Ceragem France, Hae Kyeong Lee, écarte les bienfaits les plus spectaculaires prêtés à ses appareils. "Non, on ne peut pas purifier le sang, insiste-t-elle. C'est une amélioration de la circulation du sang. (...) On peut éliminer les déchets parce que ça fait une sorte de sauna par rayon infrarouge lointain."
Elle plaide pour une mauvaise traduction. "Ce sont des Coréens [qui gèrent les magasins] qui ne connaissent pas très bien l'utilisation des termes en français, se défend-elle. Je vais leur demander de corriger. Peut-être qu'au début, le personnel ne savait pas très bien. Mais depuis un certain temps, nous lui disons qu'il ne faut jamais dire ce genre de choses, et ne jamais dire 'soigner' ou 'guérir' parce que c'est contre la loi médicale, c'est de la publicité mensongère."
Le fameux produit "a obtenu en Europe le titre de lit médicalisé dans le domaine du soulagement de la douleur musculaire, arthritique, articulaire et pour la circulation du sang", affirme-t-elle.
"Si ça coûte cher, ça marche mieux"
Pour Claire Cornuault, la machine n'est pas efficace, mais le fait de croire en ses bienfaits fonctionne pour certains maux. "Si des personnes se sentent mieux, c’est la magie de l’effet placebo", tranche-t-elle. Un avis partagé par Patrick Lemoine, psychiatre et notamment auteur d'un livre sur le sujet. "L'effet placebo, c'est la capacité de faire sécréter par notre organisme des médicaments endogènes. On est capable de tout faire dans notre chimie cérébrale : des antibiotiques, des antidépresseurs, des antalgiques", explique-t-il.
Toute la difficulté est d'arriver à inciter notre organisme à fabriquer ces placebos. Ce qui importe, c'est le contexte dans lequel cela se passe et l'attente qui va être suscitée chez le client.
Patrick Lemoine, psychiatreà franceinfo
Le prix élevé de la machine est l'un des éléments qui favorise ce contexte. "Si ça coûte cher, ça marche mieux. C’est l’un des gros arguments", appuie le psychiatre. Et de nuancer : "Les acheteurs sont majeurs, ils ont essayé avant, ils en veulent, cela leur fait du bien… C’est comme les horoscopes dans les journaux, les salons de la voyance."
* Le prénom a été modifié
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