: Enquête Affaire des respirateurs Philips : 217 patients portent plainte
"Mon mari a voulu se soigner et il a été empoisonné. J’ai besoin de savoir de quoi il est mort." Assise à la table de la cuisine chez son fils près d’Arras, Françoise Toulotte, une retraitée de 65 ans, lit et relit les comptes-rendus du dossier médical de son mari. Le 6 avril 2022, ce dernier décède à l’hôpital de Calais, à une vingtaine de kilomètres de la petite commune d’Audruicq, où le couple vivait depuis 41 ans. "On lui a diagnostiqué un syndrome d’apnée du sommeil, raconte-t-elle. Il a commencé à utiliser un respirateur de la marque Philips. Sa santé a commencé à se dégrader. Il avait tout le temps les yeux secs, la gorge aussi, des croûtes dans le nez, des sinusites très importantes. Il s’est mis à avoir des vertiges et à voir des points noirs devant les yeux. Il répétait sans cesse que la machine allait le tuer."
>> Affaire des respirateurs Philips : l'agence du médicament saisit la justice
En février 2022, soit quelques semaines avant son décès, les médecins avaient diagnostiqué à Serge Toulotte un cancer généralisé. Au même moment, la presse révèle un vaste rappel mondial de plus de cinq millions de respirateurs Philips à travers le monde, à cause d’un risque cancérigène. Un an et demi plus tard, 217 personnes portent plainte devant le pôle de santé publique de Paris pour tromperie, mise en danger de la vie d’autrui et administration de substances nuisibles notamment. Françoise Toulotte ainsi que deux autres personnes ont porté plainte pour homicide involontaire. Ils veulent savoir si ces respirateurs, qui étaient censés soigner les patients, ne les auraient pas au contraire rendu malades.
À ce stade, une enquête préliminaire est ouverte, mais toujours pas d’information judiciaire. Maître Christophe Lèguevaques, avocat des patients, espère que les plaintes déposées cette semaine aboutiront à la désignation d’un juge d’instruction. "Philips ne joue pas le jeu, affirme-t-il. Il ne transmet pas toutes les informations et nous oppose le secret des affaires. J'espère que bientôt, un juge pourra déployer toute l'armada des moyens et des procédures nécessaires pour faire apparaître la vérité." Plus de 200 autres patients l’auraient contacté via la plateforme MyLeo qui porte cette action groupée en justice, et devraient aussi, selon lui, se joindre à la plainte dans les prochaines semaines.
La mal nommée "Dreamstation"
Au cœur de cette affaire, le géant néerlandais Philips, plus connu pour ses téléviseurs et ses aspirateurs, mais dont l’essentiel du chiffre d’affaires – soit un peu plus de 17 milliards d’euros l’an dernier – provient désormais de sa branche santé. Le rachat en 2007 par Philips de la compagnie Respironics a donné naissance à une nouvelle marque : Philips Respironics, spécialisée dans la vente de dispositifs médicaux à domicile.
Parmi les produits de santé phares de la firme néerlandaise : la Dreamstation, un appareil dit PPC (pour pression positive continue) destiné à soigner une pathologie de plus en plus répandue dans le monde : l’apnée du sommeil. "Quand il dort, un patient qui souffre d’apnée s'arrête de respirer, parce que les voies respiratoires – en général au niveau de la gorge – sont bouchées, explique le Pr Yacine Tandjaoui Lambiotte, chef de service de pneumologie à l'hôpital public de Saint-Denis*. En insufflant de l’air au patient, un appareil PPC permet de maintenir les voies respiratoires ouvertes, ce qui lui permet de respirer et améliore sa qualité de vie."
"Conçue pour garantir la meilleure expérience aux patients", selon la formule qui apparaît sur le site de Philips, la Dreamstation, mais aussi d’autres respirateurs de la marque, se retrouvent pourtant dans le collimateur de la justice de plusieurs pays : la France, mais aussi les États-Unis, le Canada et l’Italie. En cause, une mousse potentiellement cancérigène, en polyuréthane polyester (un plastique de la famille des polymères, dérivé du pétrole). Cette mousse insonorisante, utilisée le plus souvent par les industriels de l’ameublement et du bâtiment, pourrait dégager des composés organiques volatils et se dégrader en particules chimiques dangereuses susceptibles d’être inhalées par les utilisateurs.
Philips était alerté depuis 2008
En juin 2021, Philips publiait une première alerte de sécurité à propos de ces dispositifs médicaux. La firme annonce alors le rappel de 5,3 millions de respirateurs et ventilateurs dans le monde, dont 382 000 en France. Dans son tout premier communiqué daté du 14 juin 2021, l’entreprise néerlandaise conseille aux patients apnéiques de cesser d’utiliser leur appareil PPC, évoquant alors officiellement des risques liés à la mousse en polyuréthane ou à ses produits de dégradation. Ces dispositifs de santé pourraient, lit-on, provoquer des "maux de tête, une irritation, inflammation, des problèmes respiratoires, mais aussi des effets toxiques et cancérigènes possibles". Dans ce communiqué, Philips assure aussi que "la sécurité des patients est au cœur" de ses priorités.
Il apparaît pourtant que l’entreprise avait été alertée de graves problèmes liés à la mousse de ses appareils depuis plus d’une décennie. Selon des documents de la FDA, l’agence américaine du médicament, datés de septembre 2021, que la cellule investigation de Radio France a pu consulter, entre 2008 et 2017, Philips aurait reçu plus de 220 000 plaintes d’utilisateurs dans lesquelles figuraient des mots-clés comme "contaminants", "particule", "mousse", "débris".
Toujours selon ce rapport de la FDA, l’entreprise Philips avait été mise en garde très tôt par l’entreprise américaine Burnett, le fabricant de la mousse utilisée dans ses dispositifs médicaux. Interrogé par la justice aux États-Unis, un ingénieur de cette entreprise, déclare, dans sa déposition en avril 2022, devant la cour de Pennsylvanie : "Je peux affirmer sans équivoque que Burnett ne savait pas que Philips utilisait cette mousse à des fins médicales." Pour le prouver, l’ingénieur a transmis aux autorités américaines des mails accablants. Dans l’un d’entre eux, il répond à l’inquiétude d’un sous-traitant de Philips sur la dégradation de la mousse en polyuréthane polyester. "Cela ne me surprendrait pas si dans la chaleur et l'humidité, cette mousse commençait à se désintégrer au bout d'un an", écrit-il en août 2016. Il fait alors état de l’existence d’une mousse alternative. Mais en dépit de ces alertes, Philips n’aurait pas modifié ses méthodes de fabrication, et aurait continué à utiliser la mousse de polyuréthane polyester.
Un million d’appareils non remplacés
Il faudra finalement attendre le 14 juin 2021 pour que la firme, sous la pression des consommateurs américains, annonce le rappel de ses respirateurs dans le monde entier. L’entreprise affirme alors être "entièrement mobilisée par un programme complet de réparation et de remplacement" des appareils incriminés. Mais deux ans plus tard, selon les données transmises par Philips, sur les 5,3 millions d'appareils concernés, seuls 4,3 millions auraient été effectivement remplacés, ou "reconditionnés" (la mousse ayant été remplacée par une autre). Pour justifier son retard, Philips a longtemps mis en avant la pénurie mondiale de composants électriques.
Interrogée par la cellule investigation de Radio France sur le taux de remplacement de ses appareils en France, la marque assure avoir expédié, fin avril 2023, "une quantité totale d’appareils remédiés représentant 98% des appareils concernés par le rappel et éligibles à la remédiation". Mais dans un communiqué du 17 avril 2023, l’ANSM, l’Agence de sécurité du médicament française, évoque un taux effectif de remplacement des appareils défectueux (par Philips ou d’autres marques) de seulement "80% d’appareils PPC, 65,6 % pour les ventilateurs Philips non-support de vie et 50 % des appareils support de vie", des ventilateurs considérés comme indispensables à la survie des patients.
Appareils de ventilation/PPC Philips
— ANSM (@ansm) April 17, 2023
Nous avons mis en demeure la société Philips pour qu’elle mobilise sans délai tous les moyens à sa disposition afin de procéder au remplacement des appareils défectueux restants
Nous avons aussi saisi la justice
https://t.co/yeSFHfnhKz pic.twitter.com/mzt6tVfR4u
Un million de dispositifs potentiellement cancérigènes seraient donc toujours en service dans le monde, et plusieurs milliers en France. Le témoignage de Carine (prénom modifié) dont la société installe les appareils Philips chez les patients, semble le confirmer. "Philips ne m’a jamais présenté de plan clair pour le remplacement de mes appareils, assure-t-elle. Aujourd’hui encore, tous mes appareils ne sont pas changés, et je n’ai aucune information permettant de savoir quand ils le seront. On est face à la détresse des patients qui continuent d'utiliser leur machine."
En février 2022, l’ANSM, dans une décision de police sanitaire, avait pourtant ordonné à Philips de remplacer tous ses appareils avant la fin de l’année. Philips n’ayant pas respecté cette obligation, l’Agence du médicament a récemment saisi la justice. En Italie, celle-ci s’est déjà prononcée. Le 30 mars dernier, le tribunal de Milan a condamné Philips sur la base de la plainte de l’association de patients (Associazione Apnoici Italiani) et de l'association de consommateurs ADUSBEF. Le tribunal de Milan a imposé à Philips une astreinte de 20 000 euros par jour tant que tous les respirateurs n’auront pas été remplacés. Dans ses conclusions, la justice italienne relève que ces dispositifs médicaux sont bien "susceptibles de provoquer le décès de l'utilisateur ou une aggravation significative, temporaire ou permanente, de son état de santé". Selon elle, en Italie, 35 000 appareils Philips sur 100 000 seulement ont été remplacés ou réparés par la firme.
De son côté, Philips minimise la dangerosité potentielle de ses respirateurs. L’entreprise nous assure avoir conduit, "en collaboration avec cinq laboratoires d'essais indépendants certifiés aux États-Unis et en Europe, ainsi qu'avec d'autres experts tiers qualifiés, un programme complet d'essais et de recherches sur la mousse PE-PUR". Selon le groupe néerlandais, "les derniers résultats de ces tests indiquent que les émissions de composés organiques volatils et de particules détectées se situent dans les limites de sécurité applicables et sont peu susceptibles d'entraîner des préjudices significatifs pour la santé des patients". Philips a cependant refusé de nous communiquer les noms des laboratoires "indépendants" ayant mené ces tests. Et le groupe ajoute cette phrase troublante : la FDA, l’agence de santé américaine, "étudie toujours les données et les analyses sur le risque lié à ces appareils, et pourrait parvenir à des conclusions différentes" de celles de Philips. Contactée, la FDA confirme être encore en train "d’examiner les données et les analyses fournies par Philips, y compris les limites des études menées".
L’étrange prudence de l’ANSM
En France, c’est l’ANSM qui est chargée de la sécurité des dispositifs médicaux. À ce jour, elle affirme sur son site internet que "d’après les données disponibles, le risque de cancer n’est pas avéré." Or, les seules données disponibles à ce stade sont celles mises à disposition par l’entreprise Philips elle-même. En juin 2022, un comité scientifique de l’ANSM avait pourtant estimé nécessaire de "mieux caractériser quantitativement et qualitativement les particules" émises par les machines. En clair, des tests supplémentaires étaient jugés nécessaires pour évaluer un possible impact sur la santé. Aucun test indépendant n’a pourtant été diligenté par l’agence.
Interrogée sur ce point, l’ANSM ne nous a apporté aucune réponse. Cette apparente inertie a provoqué la colère d’un ancien directeur à l’agence du médicament. Fin 2022, alors que l’ANSM publie un communiqué affirmant que "le risque de cancer n’est pas avéré", il envoie plusieurs SMS à Anne Jouan, l’auteure d’un livre intitulé La santé en bande organisée (Robert Laffont, 2022). Il s’insurge : "Le risque de cancer n’est pas avéré ? C’est comme dire que le Mediator est un potentiel cardio-toxique mais qu’au vu des données disponibles le risque d’atteinte cardiaque n’est pas avéré. Quantifier ces particules, estimer les quantités inhalées, n’importe quel laboratoire du CNRS ou une école d’ingénieur est parfaitement capable de le faire." Selon Anne Jouan, l’affaire Philips serait "un énième symptôme d’une autorité défaillante. On l’a vu déjà avec la crise du Covid. Tout était sur la table dès février 2020 pour aller faire une inspection à l’IHU de Didier Raoult. Mais l’agence a attendu près d’un an avant d’y aller. Cette incompétence, cet attentisme, nourrissent les complotismes."
Des patients à l’offensive
L’association des patients italiens (Associazione Apnoici Italiani), elle, a décidé de ne plus attendre. Elle a pris les choses en main en demandant à un laboratoire d’effectuer des tests sur leurs machines, pour déterminer quelles étaient les molécules émises par les appareils. Des prélèvements d’échantillons ont été réalisés et des analyses (spectrométrie de masse en phase gazeuse) conduites sur six respirateurs ayant déjà été utilisés. Résultat : une cinquantaine de composés organiques volatils ont été retrouvés par le laboratoire, dont certains sont connus pour leur toxicité élevée : "Le laboratoire a établi que les appareils Philips relarguent bien de très nombreuses substances inquiétantes, notamment du styrène, un composé cancérigène", affirme Luca Roberti, à l’origine de cette démarche.
Pour essayer d’y voir plus clair, les patients français ont, quant à eux, fait appel à Laurence Huc. Cette toxicologue et directrice de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inrae) est une spécialiste des liens existants entre produits chimiques et cancers. Elle a produit pour les patients un rapport d’expertise, dans le cadre de la procédure judiciaire. Pour cela, elle s’est penchée sur les tests réalisés en Italie, mais aussi sur les données rendues publiques récemment par Philips : "Dans les tests menés par les Italiens, on retrouve des composés neurotoxiques qui peuvent accélérer la survenue de maladies neurodégénératives comme Parkinson ou Alzheimer, et des composés cancérigènes, constate-t-elle. Visiblement, la mousse, mais aussi les composants plastiques de la machine comme la turbine se dégradent. Quant aux tests menés par Philips, on observe que les appareils échouent aux tests menés pour évaluer leur génotoxicité. Or la génotoxicité est un mécanisme qui peut aboutir à des cancers."
En dépit de nos nombreuses relances, ni le ministère de la Santé, ni l’Agence du médicament n’ont souhaité nous accorder une interview. Un silence que déplore Christian Trouchot, responsable d’une association de patients, membre de la Fédération française des insuffisants respiratoires (FFAIR), qui fait partie des plaignants : "Pourquoi le ministre [de la Santé, ndlr] n'a pas parlé de l'affaire Philips ? À l'époque du Mediator, il a bien fallu qu'il s'explique. Le gouvernement avait été, par les médias, mis face aux accusations. Mais dans l’affaire Philips, c’est le grand silence des profondeurs."
La société de pneumologie en retrait
Un médecin, Jésus Gonzalez, en revanche, a accepté de nous recevoir et de s’exprimer. Il préside la Société de pneumologie de langue française (SPLF). Une référence pour tous les pneumologues de France. Lorsque l’affaire éclate début février 2022, il se montre très rassurant sur un éventuel risque de cancer lié aux respirateurs Philips. Entendu par un comité scientifique mis en place par l’Agence du médicament le 8 juin 2022, il minimise encore un éventuel danger. Et sur le site de sa société savante, les autres effets secondaires mentionnés par Philips sont indiqués, mais rien n’est dit d’un quelconque risque de cancer. "Nous ne considérions pas qu'il y avait lieu de communiquer sur ce risque, explique-t-il, car plusieurs études cliniques réalisées sur des milliers de malades concluaient à l’absence de risque avéré."
L’auteur de l’une de ces études, Andreas Palm, un professeur de médecine de l’université d’Uppsala en Suède, nuance cependant le propos de Jésus Gonzalez. "C’est comme avec la cigarette. Il faut parfois attendre 35 ou 40 ans pour qu’un cancer apparaisse. Le problème, c’est que toutes les études disponibles à ce jour [sur les respirateurs Philips, ndlr] ont été faites sur un temps court. Sept ans et demi au maximum." Et questionné sur un potentiel risque cancérigène lié aux appareils Philips, le professeur Palm nous affirme : "Bien sûr qu’il y a un risque. On a vu dans d’autres études que les molécules, qui sont émises par les appareils, peuvent provoquer un cancer."
De multiples conflits d’intérêts
Comment, dans ces conditions, le président de la Société de pneumologie de langue française peut-il donc être si rassurant ? Entendu dans le cadre du comité scientifique de l’ANSM en juin 2022, Jésus Gonzales assurait une nouvelle fois : "Le risque cancérigène est considéré comme très faible pour les pneumologues." Mais il demandait dans le même temps aux participants de ce comité de ne pas le "croire à 100%", à cause de "quelques conflits d’intérêts". Dans sa déclaration d’intérêts auprès de l’Agence du médicament, Jésus Gonzalès explique en effet avoir été rémunéré par Philips ces dernières années, en qualité de formateur.
Il n’est en revanche fait aucune mention des nombreux conflits d’intérêts de la Société de pneumologie, au nom de laquelle Jésus Gonzalès était pourtant entendu par l’ANSM. Or, selon nos informations, la SPLF aurait créé une SARL, "Pneumologie Développement", grâce à laquelle elle vend aux fabricants, dont Philips, des prestations de foires commerciales (stands, publicités), et ne le déclare presque jamais dans la base officielle Transparence santé, alors que c’est obligatoire.
Par ailleurs, la SPLF serait associée, via une société civile immobilière, avec Antadir, une fédération de prestataires de santé à domicile, qui achète des respirateurs aux fabricants (dont Philips) à travers une centrale d’achat, pour les installer chez les particuliers. Mais Antadir n’est pas seulement cliente de Philips. Elle lui fournit également, contre rémunération, de nombreuses prestations, notamment des "expertises techniques" sur les appareils de la marque. Interrogé pour savoir si ces conflits d’intérêts ont pu influencer ses déclarations sur le faible risque lié aux respirateurs Philips, Jésus Gonzalez admet : "L’argent influence toujours tout. Effectivement, tout le monde a des liens d'intérêts dans cette affaire, et a beaucoup d'argent à gagner ou à perdre."
Un marché en pleine expansion
Le marché des appareils d’apnée du sommeil représente aujourd’hui des montants colossaux : plus d’1,2 milliard d’euros pour l’Assurance maladie et les complémentaires santé. Et il est encore appelé à se développer, puisqu’on estime en France qu’1,5 million de patients n’auraient pas encore été diagnostiqués. Conséquences de cette évolution, selon le professeur Yacine Tandjaoui Lambiotte, de nombreux médecins abandonnent la pratique classique de la médecine pour se spécialiser dans le diagnostic et la prescription d’appareils PPC : "La consultation de pneumologie est remboursée par la Sécurité sociale 30 euros, et cela nécessite de passer du temps avec les patients. Un pneumologue qui fait du dépistage d'apnée du sommeil est, lui, remboursé par la Sécurité sociale 145 euros. Soit à peu près cinq fois le prix d'une consultation."
Avec le développement de ce "business", de nombreuses dérives auraient vu le jour ces dernières années. Elles ont été signalées en 2020 dans un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas). Il évoque pudiquement l’"intense marketing développé ces derniers mois autour du traitement de l’apnée du sommeil par les sociétés prestataires". Ces sociétés de prestation de santé à domicile, au nombre de 836 en 2021 selon la Caisse nationale d’assurance maladie, jouent un rôle d’intermédiaire entre les fabricants comme Philips, et les patients. Ces prestataires se sont engagées dans une guerre commerciale pour écouler leurs machines, multipliant les stratégies pour s’assurer la fidélité de certains pneumologues, mais aussi des ORL, des cardiologues, et des médecins généralistes.
Le responsable d’une de ces sociétés prestataires nous a détaillé les dérives qu’il observe dans la profession. "Des médecins sont rémunérés directement. Les sociétés prestataires leur offrent 15 euros pour telle prestation, 40 euros pour une autre. Pour les médecins, ça peut représenter jusqu'à 2 000 euros de revenus supplémentaires par mois. Mais il y a aussi les pseudo-congrès scientifiques qui leur permettent de partir en voyage. D’après nos estimations, au moins un médecin sur deux serait sensible à ces pratiques."
Quelles alternatives ?
L’efficacité des respirateurs prescrits pose pourtant question. "N'arrêtez pas d'utiliser votre appareil", martèle l’ANSM depuis les premières révélations sur la dangerosité potentielle des appareils médicaux Philips. Selon l’Agence du médicament, "l’arrêt du traitement présente un risque avéré à court terme, notamment une somnolence exposant à un risque d'accident de la route, et un surrisque cardiovasculaire". Or, s’il est clairement prouvé que ces appareils améliorent la qualité du sommeil, et donc les problèmes de somnolence en journée, la réduction du risque cardiovasculaire, lui, fait toujours l’objet d’un vif débat dans la communauté médicale.
L’étude scientifique de référence sur ce sujet, réalisée par un chercheur australien, Doug McEvoy, sur près de 2 700 patients et publiée en 2016, a remis en cause tout ce que les médecins pensaient connaître sur le sujet. Selon le Pr McEvoy, de l’Adelaïde Institute for Sleep Health (l’Institut de santé du sommeil) à l’Université de Flinders : "Nous n’avons pas réussi à mettre en évidence une diminution du risque d’accident cardiovasculaire [pour les patients appareillés, ndlr], ce qui nous amène à penser que, soit ce risque associé à l'apnée du sommeil est considérablement plus faible qu’on ne le pensait, soit il n'existe pas." L’étude RICCADSA de 2016 et l’étude ISAACC de 2019, deux autres études randomisées, offrant un haut niveau de preuve scientifique, sont venues confirmer les conclusions de l’étude SAVE.
Ces conclusions invitent à s’interroger sur les alternatives possibles à ces dispositifs médicaux. Car, outre les dérives que l’on a identifiées, ces appareils sont souvent mal supportés par les utilisateurs. Près de la moitié abandonne leur traitement dans les trois premières années. Selon l’Assurance maladie, certaines mesures hygiéno-diététiques telles que la perte de poids, une activité physique, ou l’arrêt du tabac peuvent aussi contribuer à réduire, voire à faire disparaître (dans le cas des formes légères) le syndrome d’apnées obstructives du sommeil, tout comme la thérapie positionnelle, consistant à empêcher les patients de dormir sur le dos. Il existe enfin des orthèses d’avancée mandibulaire qui, en tirant la mâchoire inférieure en avant, favorisent mécaniquement le passage de l’air. Beaucoup moins coûteuses et mieux tolérées que les appareils PPC, ces orthèses sont privilégiées en Suède, où plus de la moitié des apnéiques en sont équipés. En France, ils ne sont que 4%.
*Le Pr Yacine Tandjaoui Lambiotte a tenu à signaler ses conflits d'intérêts avec ASTEN et ADEP, les deux principaux prestataires avec qui il travaille.
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