Ces enfants de plus en plus nombreux qui quittent l’école de la République
L’école est le témoin des clivages qui marquent la société. L’instruction en famille et les écoles hors contrat, qui échappent à la mainmise de l’État, se multiplient. Il s’y côtoie le meilleur mais aussi parfois le pire.
Il n’existe pas de chiffres officiels, mais en recoupant différentes sources on estime que l’instruction en famille (IEF) représente entre 30 000 à 50 000 élèves, majoritairement dans les classes de primaire. Une population infime au regard du chiffre des inscrits dans une école de l’enseignement public. En revanche, on note une progression spectaculaire de ces enseignements hors système : le nombre des enfants instruits en famille a doublé en dix ans.
Les foyers qui utilisent les supports pédagogiques autres que ceux du Cned (Centre national d'enseignement à distance), représentaient un quart des inscrits il y a dix ans. Ils sont aujourd’hui 53%, tous profils confondus. Les raisons les plus souvent évoquées par les parents pour ne pas scolariser leurs enfants sont confessionnelles. Mais certains enfants ont aussi besoin d’un rythme particulier quand d'autres ont des difficultés, ou n'ont pas accès à l’école car leurs parents travaillent et vivent dans des péniches, en caravane, ou dans un refuge de haute montagne, par exemple.
Des sites d’apprentissage douteux
Dans la plupart des cas, cet enseignement hors de l’école se déroule correctement. Mais certains sites d’apprentissage, notamment qui mettent en avant une éducation musulmane, sont de véritables "écoles" salafistes en ligne. Parmi eux, on peut citer Apprends-moi Ummi, l’Académie du muslim, Eve éducation ou Madrassah LMDE. Ces sites ont un statut d’entreprise ou d’association. Ce ne sont pas des écoles déclarées hors contrat. Or certains prétendent tout de même assurer un enseignement scolaire complet.
La journaliste Anna Erelle, auteure de plusieurs livres sur le salafisme, s’est fait passer pour une mère de famille désireuse de déscolariser ses enfants pour des raisons religieuses. De prime abord, raconte-t-elle, on a l’impression d’avoir à faire à un site d’apprentissage très classique : "On y voit le logo du Cned, on y parle pédagogie Montessori, Freinet, et d’autres… On vous promet un accompagnement parfois jusqu’au bac. Mais on ne peut rien savoir sur le CV des professeurs, par exemple, dont le nom ne donne rien si on le 'googlise'. Et très vite on se rend compte que le plus important, c’est l’enseignement religieux".
Derrière ces pseudo "écoles" se cachent parfois des figures très radicales du monde musulman. Antoine Champagne, journaliste cofondateur du site d’investigation Reflets.Infos, a réussi à reconstituer l’historique de l’un d’entre eux : "On se rend compte qu’une de ces 'écoles' renvoie l’internaute vers la chaine Telegram de Souleyman Al Gwadaloupi, qui prêche un wahhabisme très strict et dont le mentor religieux est l’oncle de Mehdi Nemmouche, l’auteur des attentats de Bruxelles… C’est d’autant plus préoccupant que cet homme est fiché S parce qu’il recrute des djihadistes". Certains sites sont aussi domiciliés aux Émirats, et leur formulaire d’inscription renvoie vers une école wahhabite connue en Arabie saoudite.
"Au début je voyais bien se dessiner une bulle communautaire, raconte la journaliste Anna Erelle, mais assez vite je me suis rendue compte que c’était davantage du séparatisme."
"Il y avait une grande solidarité chez les mamans qui instruisaient leurs enfants ainsi, mais aussi un fort rigorisme : pas question de faire des cours communs filles/garçons – même en ligne ! – et ça parlait très facilement de sujets effarants pour moi, comme la polygamie".
Anna Erelle, journalisteà Radio France
"J’ai ressenti qu’il ne s’agissait pas du tout d’avoir un enseignement global, général et religieux, mais de renforcer un entre-soi très serré", poursuit la journaliste.
Des inspecteurs en nombre insuffisant
L’Éducation nationale n’examine pas les contenus de ces sites "d’enseignement". Elle ne peut contrôler que les écoles, ce que ne sont pas ces sites. Seuls les élèves sont donc évalués par des inspecteurs, théoriquement une fois par an. Un contrôle qui, selon les textes, a pour but "de vérifier que l’instruction délivrée à l’enfant lui permet de progresser vers l‘acquisition du socle commun".
Un inspecteur raconte qu’il a souvent eu des surprises : "Des jeunes filles voilées à la maison, tenues dans une éducation très rigoriste, ou un jeune homme que sa mère prétendait autiste et qui selon moi était plutôt particulièrement éveillé mais qui aurait pu trouver sa place dans l’Éducation nationale… Lors de toutes les inspections que j’ai faites, pour une raison ou une autre, j’ai toujours préconisé la rescolarisation." Des préconisations ne sont cependant pas forcément suivies de faits, car elles n’ont aucun pouvoir coercitif. Devant l’augmentation de l’instruction en famille, les contrôles vont devenir de plus en plus difficiles, faute de personnel suffisant. Il y a aussi des quartiers où les inspecteurs sont de plus en plus réticents à vouloir pratiquer les inspections : ceux qui sont connus comme des points de deal, par exemple. Et la peur s'est accentuée depuis l’assassinat de Samuel Paty.
Les conditions de l’instruction en famille ont été durcies depuis la loi confortant les principes de la République votée cet été. Il ne suffira plus d’une déclaration. Désormais elle sera soumise à autorisation, avec des critères précis : raison de santé, de handicap, de pratique artistique ou sportive, d’itinérance de la famille, d’éloignement d'un établissement ou de – plus flou – "situation propre à l'enfant motivant le projet éducatif".
En Seine-Saint-Denis, des enfants se sont peu à peu éloignés des écoles pour rejoindre des lieux clandestins, non déclarés en tant qu’école, ni comme structure d’accueil d’enfants. Ce genre d’établissement illégal a notamment été découvert à Saint-Denis. Soixante-huit enfants se retrouvaient dans une de ces structures, appelée par les autorités "école de fait".
Les écoles cachées
L'une d’elles était située dans un appartement ou un grenier, sans cantine ni espace de récréation. Plusieurs enquêtes ont été menées, ce qui a abouti à la fermeture d’une "école sans nom" accolée à une mosquée d'Aulnay-sous-Bois en 2020. Un contrôle de la préfecture avait mis en lumière l'existence d'un enseignement musulman salafiste, basé sur des livres de théologiens wahhabites interdits en France pour incitation à la discrimination ou la haine.
Une autre investigation a conduit à la fermeture, pour des raisons sanitaires, des locaux d’une association de Sevran qui accueillait 70 enfants, déclarés en instruction à domicile, alors qu’on leur dispensait en fait des enseignements de maternelle et primaire. Récemment encore, la préfecture de la Nièvre s’est émue de voir un grand nombre d’inscriptions en IEF presque simultanées à Château-Chinon, une ville connue pour abriter un siège de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France). Ces écoles restent cependant marginales.
Une école alternative fermée
D’autres parents choisissent des écoles hors contrat, plus ou moins onéreuses, avec un projet parfois fondé sur des pédagogies "alternatives" (Montessori, Freinet) ou des "philosophies" particulières (Steiner-Waldorf). Les chiffres sont assez volatiles. Il y a chaque année au moins une centaine d’établissements qui ouvrent, et autant qui ferment. L’annuaire Fabert recense 360 maternelles et primaires, et 255 collèges, tandis que la Fondation pour l’école évalue à 1 500 le nombre de ces écoles pour 80 000 élèves. Un chiffre modeste, au regard des 12,4 millions d’enfants scolarisés dans l’Éducation nationale en France.
Certains parents ont été séduits par une "philosophie", qui fait aujourd’hui beaucoup parler d’elle : c’est l’anthroposophie, qui inspire la pédagogie Steiner-Waldorf. Selon ses adeptes, il ne s’agit pas d’une religion, mais elle peut être assimilée à un courant mystique et ésotérique avec des accents new age. La Fédération Steiner-Waldorf rassemble 22 écoles en France. Mais pour la première fois, l’une d’elles ne devrait pas rouvrir ses portes à la rentrée. Après un rapport de l’inspection académique de Toulouse et plusieurs mises en demeure, l’école des Boutons d’or de Bagnères-de-Bigorre a reçu une notification de fermeture fin août.
En 2019, le rectorat avait émis un rapport, adressé à la direction de l’école, qui relevait des insuffisances dans l’enseignement : "Les inspecteurs n’ont pas observé d’utilisation de compas ou d’équerre avant la 6e, il leur a été indiqué que la géométrie se fait à main levée (…) Dans la classe de CE/CM sont observés des écrits mythologiques sur la création du monde à partir de textes collés sur un cahier mais sans références (…) Les éléments concernant l’enseignement font état de multiples insuffisances et d’un doute sérieux quant à l’acquisition du socle commun de connaissances, de compétences et de culture."
Mars : une planète liquide
En 2020, une nouvelle inspection relève de nouveaux manquements signalés dans un nouveau rapport : "L’histoire et la géographie ne sont pas traitées" ; "les sciences ne sont pas enseignées, aucune trace écrite n’ayant été observée" ; "la démarche d’investigation est apparue absente, la confrontation aux connaissances historiques et scientifiques est inexistante." Mais ce que l’Éducation nationale ne précise pas – car ce n’est pas son rôle – c’est que d’autres enseignements tout à fait contestables sont dispensés dans ces établissements.
Grégoire Perra est aujourd’hui professeur de philosophie dans un lycée public. Il a été élève, puis professeur dans une école Steiner. Il est aujourd’hui un des principaux lanceurs d’alerte contre ces enseignements : "Quand vous recevez l’enseignement de gens qui croient à la doctrine anthroposophique selon laquelle Mars est une planète liquide sur laquelle vivent des dinosaures invertébrés, que le cosmos s’arrête à Saturne, que sur la Lune il y a des nains qui hurlent et que leurs cris résonnent dans l’atmosphère lunaire… Eh bien, forcément vous allez en être imprégné." Un ancien chef d’établissement public nous a expliqué qu’une fois revenus dans le système scolaire, ces élèves étaient à l’aise à l’oral, mais étaient loin d’être au niveau requis par l’Éducation nationale.
Les enfants règleraient des "comptes karmiques"
Mais l’accusation la plus grave, relayée par plusieurs témoignages, affirme qu’il arrive qu’on laisse des enfants livrés à eux-mêmes. Une réalité que Grégoire Perra dit aussi avoir rencontrée, et qui tient selon lui à une croyance anthroposophique : "Pour les professeurs Steiner-Waldorf, le groupe d’élèves d’une classe est réuni par le karma. Ces enfants ont des 'comptes karmiques' à régler. Il ne faut donc pas intervenir… même s’ils se livrent à de véritables sévices les uns sur les autres. La situation est pire pour les enfants handicapés, car s’ils le sont, c’est à cause de fautes dans leur vie passée, où ils ont été par exemple possédés par un démon, et donc le karma a voulu qu’ils s’incarnent dans un corps déficient pour purger ces fautes…".
De son côté, la porte-parole de la Fédération des écoles Steiner, Lucie Iskandar dément : "Il nous est malheureusement rarement possible de déterminer la validité des témoignages qui rapportent des faits délictueux, ceux-ci étant souvent anonymes ou portés par des personnes prêtes à tout pour calomnier notre pédagogie. Si les faits rapportés dans ces témoignages sont avérés, alors nous serions très reconnaissants à ces témoins de nous donner les éléments nous permettant d'enquêter sur les situations rapportées, pour prendre le cas échéant des dispositions : nous ne saurions tolérer dans nos établissements des discours associant violence et ‘karma’."
Du côté de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), ou de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu (Unadfi) qui luttent contre les dérives sectaires, on ne fait effectivement pas état de plaintes concernant des enfants en situation de handicap. On a en revanche relevé 14 signalements liés à des écoles Steiner pour l’année 2020, de la part de parents estimant pour la plupart que les dirigeants de certaines écoles n'informent pas clairement sur les croyances qui sont celles de certains enseignants.
Les élèves fantômes
Autre situation qui pose question : dans certaines villes on s’est inquiété de voir "disparaître" des enfants. C’est le cas à Lille et dans cinq autres villes de la région Hauts-de-France. Là, on a mis en place des dispositifs pilotes appelés "cellules d’évitement scolaire". À Denain (Nord), en croisant les listes des mairies et celles de la Caf (Caisse d'allocations familiales), les services ont pu détecter entre 30 à 50 cas d’enfants qui avaient déserté les bancs de l’école. Ils ont souvent des parents isolés, qui ont "dévissé" et qui cumulent des problèmes de précarité.
Emmanuel Cherrier, adjoint au maire en charge de l’éducation, évoque ainsi "une mère de famille isolée qui travaille la nuit, si décalée qu’elle n’arrive plus à se lever le matin pour s’occuper d’envoyer son enfant à l’école. Une autre qui a quitté un conjoint violent et qui est dépassée… Ce n’est pas de la mauvaise volonté, ce sont des gens qui sont débordés de problèmes". On rencontre le même problème avec des enfants de populations culturellement éloignées de l’école. C’est notamment le cas dans la communauté des gitans sédentarisés de Perpignan, par exemple, où l’idée que l’école publique peut servir de ciment de la société a encore du mal à s’imposer.
** Bibliographie
Instruction(s) en famille, explorations sociologiques d’un phénomène émergent, Philippe Bongrand, Dominique Glasman, Revue française de pédagogie 2018
L’école hors de la République, enquête au cœur des réseaux de l’enseignement parallèle, Anna Erelle, Jacques Duplessy, ed Robert Laffont 2021
Le nouveau péril sectaire : antivax, crudivores, écoles Steiner, évangéliques radicaux… Jean-Loup Adénor, Timothée de Rauglaudre, ed Robert Laffont 2021
Le dernier rapport de la Miviludes 2018-2020 : https://www.derives-sectes.gouv.fr/publications-de-la-miviludes/rapports-annuels/rapport-annuel-dactivit%C3%A9-2018-2020
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