De la nécessité du débat...et de son enfermement
Réponses d'Anne Laure Gannac, de Psychologie Magazine.
Déjà, ce goût a des racines
historiques profondes. Le débat public est un rite de la démocratie depuis
Athènes. Ce qui nous plaît dans cette forme particulière, c'est tout
simplement qu'elle est la preuve vivante que nos libertés d'expression sont à
l'œuvre. Pas de débat sous une dictature.
Ensuite, le débat flatte ce qu'il y a
de plus noble en nous, à savoir notre raison. C'est d'abord à elle qu'il
s'adresse ; qu'on débatte ou qu'on suive un débat de qualité, on est censé
faire fonctionner sa capacité de raisonner, d'argumenter. Et cela, c'est très
jouissif.
Mais ça l'est d'autant plus qu'il n'y
a pas que de la raison, dans un débat, il y a aussi de la passion, de
l'emportement, de l'agressivité aussi. C'est un combat : combat de mots,
combat d'idées, en tout cas on a là de quoi exprimer nos pulsions agressives
sans trop de risque pour soi et pour autrui. C'est un lieu de défoulement,
qu'on soit partie prenante ou qu'on en soit le simple spectateur.
Le débat comme lieu de spectacle ?
Oui, c'est un spectacle !
Ca l'était à l'époque des rhéteurs athéniens et romains, ça l'est d'autant plus
à l'heure du tout écran et de l'hyper-médiatisation. Le débat, ce sont des
slogans, des petites et des grandes phrases, mais aussi des manifestations dans
la rue, avec des déguisements et des banderoles.
**Derrière cette idée de
participer à un débat il y a l'idée d'un engagement, un acte de citoyenneté
**
Bien sûr, un acte de citoyenneté, un
acte républicain au sens propre : on participe à la chose publique, la "res
publica". Cela nous donne un sentiment d'appartenance. Mais l'enjeu est
également individuel ! Prendre position, c'est s'affirmer avec tout son "moi, je", si l'on peut
dire. C'est affirmer ses valeurs, son identité sociale, religieuse, culturelle,
sexuelle... Pour se sentir reconnu et exister. Derrière ce goût pour le débat,
il y a ce désir, ce besoin de revendiquer son identité personnelle aussi, pas
que collective.
Prendre position, c'est s'affirmer avec tout son "moi, je"
**Dans le cas du mariage pour tous, le but de tous ceux qui s'y engagent c'est
d'aider à prendre une décision concrète, à savoir la légalisation ou non du
mariage homosexuel...**
C'est vrai, mais c'est là que le
débat montre une limite : il repose, par essence, sur un désaccord, sur un
dissensus. S'il y a consensus, il n'y a pas débat ! Autrement dit, deux
forces opposées sont à l'œuvre, mais dont nous attendons que leur combat
aboutisse à la victoire de l'une sur l'autre. Comment ? Par quel
miracle ? Du fait que l'une sera plus convaincante que l'autre, mais le
problème est de savoir suivant quels critères. Ceux du fond ou ceux de la
forme ? Ceux des arguments posés ou ceux de la finesse d'esprit, de la
capacité de conviction, la force dont fera davantage preuve l'un des
clans ?
Le risque de manipulation
Oui, mais aussi par soi-même :
quand on choisit un clan, on sent bien qu'on ne peut plus lâcher et qu'il ne
doit plus y avoir de place pour le doute, pour la remise en question. "Dès
qu'on tient une opinion, elle nous tient " dit le philosophe Alain. C'est-à-dire
qu'elle nous clôt, nous limite. Alors que penser c'est douter, c'est revenir en
arrière, c'est s'interroger...
**Sauf qu'il faut bien avoir une
opinion pour faire avancer le débat, non ?**
C'est toute la question ! Il
semble qu'il faudrait absolument avoir une opinion. Notre époque raffole des
opinions, on fait des sondages d'opinions à tour de bras. On ne sonde pas des
réflexions, des interrogations, on sonde des opinions. Même si, comme le disait
le sociologue Jean Baudrillard, "à force d'être sondés, les français
risquent de ne même plus avoir d'opinion " !
**Est-ce que cette envie d'exprimer et
d'entendre les opinions de chacun est vraiment nouvelle ?**
Sans doute que non, mais le crédit
qu'on lui donne, lui, l'est. Historiquement, l'opinion a longtemps été
dévalorisée, dans le monde de la pensée, en tout cas. La philosophie l'a
toujours combattue. "Rejette une opinion et tu seras sauvé "
conseille Marc Aurèle.
L'opinion se
contente de peu : d'impressions, de réactions, d'émotions
qui vont se cristalliser autour de peurs, de désirs plus inconscients
Platon, lui, la situe juste après l'ignorance mais bien
avant la connaissance. Parce qu'elle n'est qu'une représentation subjective de
la chose, dans laquelle on a tendance à se complaire. On s'y sent bien, elle
est confortable. Alors que la réflexion exige du temps, de l'effort, de la
recherche, exige justement de sortir de ses zones de confort, l'opinion se
contente de très peu, elle se contente d'impressions, de réactions, d'émotions
qui vont se cristalliser autour de peurs, de désirs plus inconscients.
L'opinion est figée et fige.
**Comment pourrait-on expliquer cette
place importante et ce crédit donné à l'opinion aujourd'hui ?**
Plus on est en proie au doute, à
l'inquiétude, à tout ce qui parle d'un monde en crise, et plus on a besoin de
se raccrocher à des certitudes. Or, le propre des opinions c'est de proposer
des certitudes. Et puis, c'est aussi que contrairement à l'idée qui a besoin de
mûrir, l'opinion ne demande pas de temps, elle vient vite et elle est
laconique. Et la vitesse, c'est une banalité de le dire, mais c'est un critère
déterminant de notre époque.
**Trop de débats
de société alimente les opinions mais pas les idées
**
Soyons clairs : on a besoin de
ces débats et notre propre réflexion s'en nourrit, bien sûr, on ne pense pas
uniquement par soi-même ! Disons plutôt que le risque, à l'échelle
individuelle, c'est de de se faire voler son temps de réflexion, en se laissant
happer par trop de débats. Et donc d'en sortir soit avec un peu plus d'eau au
moulin de ses propres opinions, soit avec une sensation de fouillis,
l'impression qu' " on ne sait plus quoi en penser ", comme on
dit.
**De l'opinion à
l'idée, à la réflexion **
Il faut prendre son temps pour réfléchir.
En n'étant pas dupe de soi lorsqu'on s'accroche à une opinion, ni dupe des
influences que subit notre réflexion. Par exemple, se revendiquer pour ou contre
le mariage homosexuel, ce n'est pas seulement revendiquer ses croyances
religieuses, ou ses engagement politiques ; c'est parler de sa propre
histoire, des parents qu'on a eu, des parents que l'on est, de ceux que l'on
voudrait être... Mais cet entremêlement d'influences, nous ne pouvons en
prendre conscience et en défaire les nœuds que si nous prenons le temps d'une
introspection réflexive et de l'incertitude.
**Quoi d'autre sinon le débat ?
**
Idéalement, le dialogue au sens
Socratique. C'est-à-dire le dialogue qui avance posément, davantage par
question et non par affirmation, et surtout parce que son but n'est pas
d'acquérir le pouvoir mais d'approcher ensemble la vérité. Mais quant à savoir
si cela est toujours possible, c'est un autre débat !
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