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Recep Tayyip Erdoğan, le joueur de Tavla

Le jeu de Tavla, backgammon ou jacquet en Occident, consiste à faire effectuer à tous ses pions le tour du damier et les sortir le premier face à son adversaire, mais à chaque lancer de dés, on risque de recomposer son jeu à chaque fois, bon ou mauvais, et donc de reprendre, modifier, imaginer une stratégie différente. Ici le président turc est un joueur de Tavla et non un joueur d’échecs ou de Go. 

Article rédigé par franceinfo - José-Manuel Lamarque
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13min
Le président turc Erdogan à son arrivée au sommet du G20 à Rome le 30 octobre 21.  (ETTORE FERRARI / POOL / ANSA POOL / EPA / MAXPPP)

Aux échecs ou au Go, on peut prévoir à l’avance, imaginer ses coups à venir, Erdogan est, à chaque énervement, obligé de faire mouvement différemment, comme un joueur de Tavla.  

Le dernier "coup de sang du sultan"

Le 18 octobre dernier, les ambassadeurs des États-Unis, Canada, France, Finlande, Danemark, Allemagne, Pays-Bas, Nouvelle-Zélande, Norvège et Suède en poste à Ankara se mobilisaient en faveur du mécène et homme d'affaires Osman Kavala. Osman Kavala est emprisonné depuis quatre ans sans jugement. Ainsi les 10 ambassadeurs réclamaient un "règlement juste et rapide" de cette affaire. 

Il n’en fallait pas plus pour que l’Émir du Bosphore pique une nouvelle crise contre ses "stupides occidentaux" qui soutiennent un de ses ennemis mortels, Osman Kavala, le mal incarné pour Erdoğan. Une initiative "indécente" et "une énorme insulte", selon le chef de l'État turc. 

Osman Kavala, le cauchemar d’Erdoğan  

Comme nous l’a expliqué notre invité Ahmet Insel, écrivain, journaliste et politologue turc, Osman Kavala, né en 1957, est un riche héritier, qui après des études d'économie et de sciences sociales au Robert College d'Istanbul et à l'université de Manchester, reprend les affaires familiales. Puis grâce à "ses" relations, se lance dans des projets humanitaires en faveur des plus nécessiteux, et des communautés ignorées, voire persécutées, comme les Arméniens, les Kurdes ou les Alévis.

Fondateur d’une société d’éditions, Iletisim, "très mal vue" par le pacha d’Ankara, puisque des "gens" peu recommandables aux yeux du pouvoir y éditent des livres considérés comme subversifs par l’autocrate Erdoğan. Notons que celles et ceux qui peuvent encore éditer chez Iletisim ne sont pas encore exilés ou emprisonnés, donc ils doivent être très peu nombreux.

En 2002, Osman Kavala créé Anadolu Kültür, une association dont le but est de favoriser la protection nécessaire du patrimoine turc, afin de faire prendre conscience que la Turquie n’est pas seulement un pays islamique mais que d’autres civilisations et religions s’y côtoient, les Arméniens, Grecs, Kurdes, Alevi, Chrétiens, Juifs, entre autres. Mais "trop c’est trop" pour le président Erdoğan qui fait arrêter Osman Kavala, le 18 octobre 2017, à l'aéroport Atatürk d'Istanbul, et placé en garde à vue, avec deux chefs d'accusation tombant sur le philanthrope Kavala.

Il est tout d'abord accusé d’organisation et de participation aux mouvements de protestation de Gezi, en juin 2013, le parc Gezi proche de la place Taxim à Istanbul qui avait connu des manifestations anti- Erdoğan et le pouvoir de ses sbires. Ensuite, Osman Kavala est accusé d’être impliqué dans la tentative de coup d’état de juillet 2016. Seul le premier chef d’accusation est maintenu, mais Osman Kavala acquitté en février 2020, le jour de sa sortie de prison, le procureur général d'Istanbul, le fait arrêter et réincarcérer, et cette fois son acquittement est cassé en cour d'appel, l’accusation de participation à une tentative de coup d'État est rétablie, et un troisième chef d’accusation est ajouté, espionnage au profit de puissance étrangère, car Osman Kavala est très proche de la Fondation Open Society de George Soros.

Donc, autant dire qu’Osman Kavala hante les jours et les nuits d’Erdoğan, d’autant plus que les tribunaux turcs, aux ordres du sultan, ont toujours autant de mal à prouver la culpabilité d’Osman Kavala, même si ce dernier est encore et toujours en prison. C’est ainsi qu’il reçut le 18 octobre dernier le soutien de 18 ambassadeurs. 

La tentation d’Erdoğan 

Quoi de plus simple pour le président turc d’évoquer alors la Convention de Vienne, sur les relations diplomatiques de 1961, qui encadre les relations diplomatiques dont l’interdiction d’ingérence dans les affaires internes d’un état. Ici, Erdoğan avait beau jeu de jouer sur cette Convention de Vienne puisque les ambassadeurs signataires y dérogeaient, et ainsi le président turc demandait leur départ le samedi 23 octobre, soit une semaine pile avant le G20 à Rome. Mais si l’expulsion d’un ambassadeur n’est pas chose aisée, 10 ambassadeurs cela fait beaucoup.

Ainsi le lundi 25 octobre, Erdoğan, dans sa grande clémence renonçait aux expulsions, voyant bien qu’il frôlait la crise internationale, dont celle des Etats-Unis, l’occasion pour Erdogan d’annoncer espérer rencontrer le président américain Joe Biden, soit à Rome le 30 octobre, ou dès le dimanche 31 octobre, à Glasgow à l’occasion de la COP 26. 

N’est pas Talleyrand qui veut 

Il est vrai que le président turc est bien loin de ressembler au père de la diplomatie moderne, et Erdoğan n’est pas non plus Lavrov. Parce que le sultan d’Ankara doit faire face à grave crise économique, un taux d'inflation proche des 20% et une livre turque qui ne cesse de tomber, 25% depuis le début de l'année face au dollar. Erdogan sait pertinemment que le pouvoir d’achat des ménages turcs est au plus bas, l’inflation est galopante, la grogne monte contre lui, l’opposition commence à connaître un renouveau, et les rares sondages d’opinion "libres" sont contre lui, sans parler des prochaines élections de 2023 qui, pour l’heure, ne lui sont pas favorables.

Autre coup de pied de l’âne à l’adresse d’Erdoğan, la Turquie a été placée sous surveillance par l’organisme international Gafi, le Groupe d’action financière. En cause, les manquements de la Turquie dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Tout ceci a bien entendu des conséquences sur les investissements étrangers qui sont déjà au plus bas en Turquie, 5,7 milliards de dollars ont été investis en 2020, contre 19 milliards de dollars en 2007. Il ne reste à Erdogan que la fibre patriotique, sentiment qu’il utilise quand il sent le sol lui échapper sous les pieds. Alors, il voit autant d’ennemis à l’extérieur qu’à l’intérieur.  

Une crise diplomatique internationale ? ...  

Quant à Osman Kavala, le philanthrope reste en prison au moins jusqu'au 26 novembre. A cette date, il comparaîtra de nouveau devant la justice turque. Et si les experts se rassurent que le président turc n’ait pas expulsé les 10 ambassadeurs, ils supposent que ces expulsions auraient provoquées une crise diplomatique internationale.

Et pourtant, cette question provoque tout de même un certain doute. En effet, en décembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) avait sommé le gouvernement turc de libérer Osman Kavala, estimant que son arrestation n'était pas fondée et qu'il était emprisonné injustement. L’événement était de taille de voir la Turquie condamnée pour avoir arrêté quelqu'un avec un but politique, tandis que la CEDH renchérissait en avançant que le président turc était intervenu directement et publiquement dans une affaire judiciaire. Il faut dire qu’Osman Kavala se voyait reprocher par Erdogan de collaborer avec une organisation dirigée par Georges Soros.

D’autre part, certaines dernières enquêtes journalistiques françaises avaient avancé la supposition que la CEDH aurait été "approchée" par certaines organisations dépendantes de Georges Soros. Faut-il y voir un lien avec la position qu’a maintenue Erdogan face à la CEDH et le Conseil de l’Europe ?

La Turquie et le Conseil de l’Europe 

Face à la sommation de la CEDH envers la Turquie, le Conseil de l'Europe, dont la Turquie est un état membre, et dont l’Azerbaïdjan est aussi un état membre et allié de la Turquie, le Conseil de l’Europe était aussi monté à la charge en menaçant Ankara de sanctions si Osman Kavala n’était pas libéré. 

Pour l’heure, autant la CEDH que le Conseil de l’Europe n’ont pas fait vaciller le président Turc. Il suffit d’observer, entre autres, le bâtiment de la représentation turque à Strasbourg pour noter que son imposante architecture et sa place proche des bâtiments des institutions européennes est aussi un signal fort dans la volonté politique turque de continuer son chemin en Europe tel qu’il est aujourd’hui. 

Parce que les communautés turques sont aujourd’hui très agissantes en Europe, surtout en Allemagne, que le président turc a oeuvré pour instrumentaliser certains états des Balkans en leur apportant son soutien (Bosnie-Herzégovine et Macédoine du Nord), ceci pour affaiblir la région dont la Grèce est un état majeur ; que la non-reconnaissance des espaces maritimes par la Turquie, surtout grecs et chypriotes, a été source de crise où seule la France est venue au secours de son allié grec ; que la Turquie est aujourd’hui présente en Libye, soit face au continent européen, et y joue sa partition ; enfin et toujours la Turquie depuis le conflit syrien s’est positionnée au Moyen Orient, profitant du vide laissé par les États-Unis d’Amérique.

Et si le président turc a fait d’Osman Kavala un de ces ennemis numéro 1, peut-être par le fait qu’Osman Kavala est né avec une cuillère en argent dans la bouche, il n’en reste pas moins que l’arme suprême d’Erdogan, c’est d’ouvrir la frontière et qu’un nouveau flot de migrants arrive une nouvelle fois en Europe, à l’heure où beaucoup d’états membres mettent en avant la question de l’immigration. On comprend mieux alors la position d’Ankara face à la CEDH et au Conseil de l’Europe, parce que l’Europe n’est pas un état et que Strasbourg est bien loin d’Ankara. 

Les jeux ne sont pas faits 

Si le président Erdogan est un joueur de Tavla, il sait donc qu’à chaque jeter de dés, le risque est de reconsidérer son jeu. N’est-ce pas ce qu’il fait face aux Européens, en relançant les dés quand bon lui semble. N’oublions pas l’affront fait à la présidente de la Commission européenne, lors de sa venue avec Charles Michel, le président du Conseil européen à Ankara, il y avait bien deux sièges, mais pas trois, et Madame von der Leyen a dû se contenter d’un canapé, à la manière ottomane au lieu de faire demi-tour et repartir pour Bruxelles. Ici, on se demande encore quels furent les préparatifs du protocole européen pour cette rencontre. 

N’oublions pas l’affront d’Erdogan fait au président Macron en s’interrogeant sur la santé mentale du président français. Et n’oublions pas la tarentelle qu’Erdogan fit danser à Angela Merkel face aux migrants, pour que l’Europe sorte son carnet de chèque. Mais les exemples sont trop nombreux pour les citer tous. Ceci à n’en pas douter que la faiblesse et le vide européen, soit le manque de volonté politique des européens, incite encore et toujours Recep Tayyip Erdoğan à remettre les dés dans le gobelet, et les relancer quand bon lui semble, puisque l’absence d’écho européen le conforte dans la piètre opinion qu’il doit avoir des bons sentiments et des émotions européennes. Car après-tout, ce ne sont que des émotions… 

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