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Quand le copilote aussi paie sa place dans l’avion...

À l’heure où vous réservez peut-être vos billets d’avion pour cet été, vous n’imaginez sans doute pas que des pilotes aussi payent pour avoir une place dans le cockpit. En espérant devenir plus "embauchables", des jeunes copilotes professionnels déboursent plusieurs dizaines de milliers d’euros pour accumuler des heures sur des vols commerciaux, avec passagers et sans salaire.
Article rédigé par Jérôme Jadot
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
  (Les copilotes sont parfois obligés de payer pour voler © Maxppp)

Pour Rémi Geisen, devenir pilote était "un rêve d’enfant, d’ado, d’adulte ".  Après avoir déjà déboursé 80.000 euros pour décrocher sa licence professionnelle, le jeune homme, comme nombre de ses camarades de formation,  n’a toutefois pas trouvé d’employeur. Il a donc décidé de remettre au pot. 25.000 euros pour se payer un "line training" de six mois auprès de la compagnie lettone Air Baltic. Il a été formé pour voler sur Boeing 737, puis est devenu officiellement copilote au sein de la compagnie. Il a volé un peu partout en Europe, se posant à Charles-de-Gaulle ou Heathrow : "On a les mêmes capacités que n’importe quel co-pilote, les mêmes responsabilités de vols commerciaux avec passagers, le fait est qu’on n'est pas payé pour le faire ".

Plus précisément très peu payé. 150 euros par mois pendant une "saison", de mars à octobre, période où le trafic aérien est accru. Bilan financier pour lui : 33.000 euros  de dépenses si l’on tient compte de ses frais d’installation pendant un semestre à Riga. C’était il y a deux ans. Il n’a depuis toujours pas trouvé d’employeur, et est devenu prof de maths. Endetté sur 30 ans.

Un dialogue de sourds avec la compagnie

Rémi Geisen est-il un cas isolé ? Lui assure qu’un tiers, voire la moitié des copilotes d’Air Baltic sont dans la situation qui a été la sienne. Du côté de la compagnie lettone, on dit simplement avoir beaucoup de pilotes français, on affirme que la plupart sont intégrés après avoir été formés. Mais un dialogue de sourds s’installe dès qu’on évoque le prix qu’ont à débourser ces "stagiaires". On nous promet de se renseigner.  Nous attendons toujours.

Grégoire*, pilote professionnel habilité sur Airbus A320, sans employeur depuis deux ans, hésite à entrer dans le système "pay to fly"

Et Air Baltic n’est pas la seule compagnie. Le "pay to fly" - payer pour voler - se pratique notamment en Asie. Des jeunes Français ont par exemple cassé leur tirelire pour travailler sur la compagnie indonésienne Lion Air. Plus proche de nous en Europe, Mickaël nous raconte avoir eu une proposition pour Germania. 18.000 euros pour 500 heures de vol. "Avec  un salaire d’environ 1.000 euros par mois pendant dix mois, cela faisait toujours près de 8.000 euros dans la poche de la compagnie* " explique-t-il (voir ci-dessous).

De la main-d'oeuvre disponible

Chez Tunisair et NouvelAir, qui opèrent un peu partout sur le vieux continent depuis Tunis, là, pas de salaire du tout.  Thomasse souvient ainsi d’un drôle d’entretien d’embauche, chez Tunisair : "On m’a dit que je n’étais pas embauchable car je n’avais pas les heures de vol nécessaires. Mais si je payais 60.000 euros, c’était complètement différent* ". Thomas a refusé.

Thomas*, aujourd’hui pilote au Canada, a refusé le "pay to fly" proposé par Tunisair

Luc* a lui franchi le pas chez la cousine, NouvelAir. 52.000 euros pour 500 heures de vol. Mais cela traîne en longueur. Au bout d’un an et demi, il n’en a effectué que 300. Dix-huit mois sans aucune rémunération. Absence de salaire confirmée par un cadre du centre de formation de NouvelAir et Tunisair. L’air gêné, il tient à garder l’anonymat. Selon lui, l’intérêt pour les compagnies - qui n’ont pas répondu à nos sollicitations - consiste à avoir de la main-d’œuvre pendant les pics d’activité, notamment en été. L’intérêt financier est, à ses dires, minime. Difficile à croire, même si ce ne sont pas les seules gagnantes. Il y a aussi des intermédiaires.

L'omerta règne sur la pratique

Le plus connu - et le plus décrié sur les forums spécialisés - c’est Eagle Jet International. Société basée en Floride et dirigée par un Français, Stéphane Hoinville (voir ci-dessous). Peu disert sur ses activités. "Ce sont des stages que nous organisons à travers le monde avec des compagnies aériennes partenaires " lâche-t-il simplement avant de nous raccrocher au nez. Un silence, qu’Eagle Jet International impose aussi à ses "stagiaires". Les contrats comportent des clauses de confidentialité. Beaucoup de pilotes ayant "payé pour voler" ont d’ailleurs refusé de s’entretenir avec nous. "Si on parle, les compagnies nous mettent sur liste noire " confirme un saisonnier d’Aigle Azur.

Une telle omerta explique sans doute le peu d’écho qu’a le "pay to fly" en dehors des cercles de pilotes. Une pétition a toutefois été adressée à la Commission européenne, pour réclamer l’interdiction de la vente de blocs d’heures de vol sur des compagnies aériennes. Mais le "pay to fly " n’a pas l’air de gêner Bruxelles. Ni à la Commission, ni à l’Agence européenne de la sécurité aérienne (EASA). "Le fait que certaines compagnies aériennes fassent payer leur personnel n’intervient pas dans le règlement de sécurité aérienne, dès lors que ces personnels sont techniquement qualifiés " explique un porte-parole de l’EASA.

Déséquilibre de l'emploi aérien

En France, le "pay to fly " est illégal. Selon la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), il n’est pas pratiqué par les compagnies battant pavillon tricolore. Air Baltic, Tunisair et NouvelAir se posent toutefois dans de nombreux aéroports de l’Hexagone. Et font payer des pilotes français. Cela devient d’ailleurs un sujet de préoccupation pour l’APNA, l’Association des professionnels de la navigation aérienne. Son président Geoffroy Bouvet dénonce ainsi des compagnies "marchands d’école, qui réduisent leurs coûts d’exploitation en faisant payer de jeunes pilotes ". C’est selon lui "un détournement des principes de la formation à des besoins d’exploitation ". Une dérive sans doute liée à la concurrence exacerbée entre compagnies aériennes.

Traditionnellement, celles-ci embauchaient des pilotes avec  licence professionnelle et finançaient leur formation sur un appareil donné, Airbus A320 ou Boeing 737. Beaucoup ne le font plus. Certaines exigent même un nombre d’heures de vol avec ces appareils. Cela permettrait notamment de réduire les coûts d’assurance. D’où des pilotes qui sont prêts à s’endetter lourdement pour espérer devenir plus "embauchables".

Une situation qui tient aussi à un déséquilibre sur le marché de l’emploi aérien, particulièrement en Europe. Air France par exemple n’a plus recruté de pilote depuis 2008, et ne devrait plus le faire avant 2018. Dix années de disette, qui laissent beaucoup de jeunes sur le carreau. Le nombre de pilotes inscrits à Pôle Emploi a bondi de 43 % ces trois dernières années. En décembre 2013, ils étaient 1.739. Les besoins sont pourtant importants dans certaines régions du monde, notamment en Asie et dans le Golfe. Pour les plus optimistes, la forte croissance attendue ces prochaines années dans le secteur aérien devrait rééquilibrer les choses. Mais pour Rémi Geisen, ce n’est pas un marché rationnel : "Il est biaisé parce qu’il fonctionne avec des passionnés. Il y aura toujours des gens prêts à payer pour voler ".

 

*Les prénoms ont été modifiés.

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