Joann Sfar : "Le dessin ne m'a jamais paru aussi pertinent qu'en ce moment, comme antidote à tout ce que nous envoie l'actualité"

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Vendredi 2 février 2024 : l’auteur de bande dessinée et réalisateur, Joann Sfar. Il vient de publier : "Les Idolâtres" chez Dargaud.
Article rédigé par Elodie Suigo
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 13 min
Joann Sfar, auteur de bande dessinée et réalisateur. (franceinfo)

Avec comme seule arme son crayon, Joann Sfar est devenu, en 30 ans de carrière et avec plus de 150 albums, l'une des figures majeures de la bande dessinée française. Il a aussi le cinéma comme autre corde à son arc. Prolifique, inclassable, déterminé, amuseur et amusé, il est imprégné par son histoire et par l'Histoire.

Joan Sfarr vient de publier : Les Idolâtres chez Dargaud. C'est la suite de La Synagogue, qui évoquait la figure de son père ainsi que le rapport qu'il avait avec la virilité et avec le judaïsme. Par ailleurs, l’exposition La Vie dessinée, au musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris, se poursuit jusqu’au 12 mai prochain.

franceinfo : Dans votre dernier ouvrage, on parle des idolâtres. Est-ce une façon pour vous de mettre en exergue le manque, pour ceux qui restent, par rapport au fait que votre mère a disparu alors que vous n'aviez que trois ans et demi ? Est-ce que le dessin vous permet de gérer ce manque ?

Joann Sfar : Peut-être. Cela fait 30 ans que je publie et 30 ans qu'on me dit : "Si tu dessines, c'est parce que ta mère est morte quand tu étais gosse". Et au bout d'un moment, ça m'a agacé. Je me suis dit : allez, on va faire un vrai livre, on va traiter le sujet. J'ai enseigné pendant sept ans le dessin et à chaque fois on me demandait : "Comment on dessine ?" Il me semble que la vraie question c'est : Pourquoi on dessine ? Ce livre parle de ça.

Alors, pourquoi dessinez-vous ?

Un de vos collègues m'a dit une fois une phrase confondante, il n'a pas fait exprès, mais elle résume tout, il m'a dit : "Mais le premier livre, c'était sur ton père, on le voyait beaucoup, le deuxième c'est sur ta mère et on ne la voit pas". Eh bien non, on voit surtout des photos d'elle, parce que je n'ai aucun souvenir d'elle. Les images, les photos se sont mises à prendre une importance démesurée chez moi, y compris dans mon rapport aux êtres vivants. Avec le dessin, j'essaie de soigner ça, parce que si je ne peux pas me passer des images, je vais essayer au moins de créer mes propres images, ma propre dramaturgie. 

"Je crois qu'à un moment je m'entends dire dans mes livres : c'est moi qui décide si on meurt ou pas. Il y a quelque chose de cet ordre."

Joann Sfar

à franceinfo

Votre père vous disait : "Si tu as l'impression de côtoyer les morts quand tu fais quelque chose ou que tu écris, arrête !" C'est ça le sens de la vie ? Il faut la célébrer ?

Sur les tombes juives, on n'a pas le droit de mettre une photographie, parce que ça fige le défunt dans un moment de sa vie. Or la vie, c'est plus compliqué que ça. Donc j'essaye d'emmener le plus possible le dessin vers une science d'observation du réel, plutôt que vers justement de l'idolâtrie. Après, la vraie question pour moi, c'est : est-ce que je peux continuer à dire je suis juif, alors que je suis dessinateur ? Je n'en suis pas certain. Il me semble que c'est presque l'inverse.

En tout cas, ce qu'on découvre aussi, c'est une photo qui est à la fois en deuxième de couverture et à la fin du livre. C'est une photo sur laquelle on vous voit avec votre père en train de dessiner. Vous partagez le même cahier, il y a une spirale au milieu et chacun a sa propre feuille. Est-ce que ça a pu vous influencer de faire du dessin ?

Oh mon père était tellement fort, tellement écrasant ! Et comme il se fichait complètement du dessin, j'ai pris cette voie-là. Et quand mon petit garçon aujourd'hui souhaite qu'on dessine, je lui laisse pratiquement la direction de savoir ce qu'on va faire. Le dessin ne m'a jamais paru aussi pertinent qu'en ce moment, comme antidote aussi à tout ce que nous envoie l'actualité, les médias, Twitter etc.

"Refabriquer ses propres images, même à partir des drames du réel, c'est une manière de redevenir acteur de notre existence."

Joann Sfar

à franceinfo

Il n'y a jamais de langue de bois dans tout ce que vous proposez. On comprend aussi d'où vient cette fascination pour Gainsbourg. On comprend énormément de choses sur qui vous êtes, tout simplement. Est-ce que vous-même comprenez qui vous êtes aujourd'hui ?

Oui, oui, c'est quand même construit, mais c'est l'idée... Pourquoi y a-t-il eu Gainsbourg ? Quand ma mère est morte, je ne l'ai pas su. Ma mère était chanteuse. On m'a raconté qu'elle était partie en voyage. La première fois où j'ai pleuré dans ma vie, c'était pour Claude François, il a fallu que je pleure pour un autre chanteur. Ensuite, j'ai pleuré quand Gainsbourg est mort. Mais en réalité, je redis des choses... Ce n'est pas seulement le manque, des vides de mon enfance. C'est terrible, ma mère a été tellement photographiée, tout le monde la connaissait, moi je n'avais aucun souvenir d'elle et dès que les gens me voyaient, ils disaient : "Qu'est-ce que tu lui ressembles !" C'était déstabilisant. Voilà, C'est aussi pour me débarrasser de tout ça que je fais ce livre.

Vous créez des images pour vous confronter au réel. Est-ce que c'est dangereux de mettre l'image avant le réel ?

Oui ! C'est ça l'idolâtrie. Mais d'un autre côté, c'est ce qu'on appelle en Occident le monde de la représentation, depuis le théâtre, depuis les Grecs. À chaque fois qu'on se pose une question, on en fait une pièce de théâtre, on en fait un tableau, on en fait une bande dessinée et ça va être matière à réflexion. Je reviens d'Israël où j'ai rencontré beaucoup d'artistes arabes et beaucoup d'artistes juifs. Ils ont tous dit une chose, la même : "En ce moment, on est inaudible, les voix de la paix, mais un artiste trouve toujours une manière de se faire comprendre." Et ça, c'est le monde de la représentation.

"Il me semble que faire un livre, aujourd'hui, qui fait semblant de parler complètement d'autre chose, c'est aussi une manière de parler du réel."

Joann Sfar

à franceinfo

C'est une célébration de la vie. N'est-ce pas non plus un bras d'honneur à ceux qui sont contre la paix ?

Non, parce que je suis encore plus méchant que ça. J'ai fait exprès de faire quasiment une peinture religieuse en couverture. C'est une vierge à l'enfant. Justement, quand j'étais en Israël, j'étais à Nazareth, dans le musée de l'Annonciation. La meilleure réponse au vacarme, ce sont les peintures de Vierge à L'enfant. C'est-à-dire qu'il y a quelque chose d'universel. Il y a eu une image qui m'a énormément marqué, c'était un enfant israélien qui s'est jeté sur la tombe de son père en disant : "Je voudrais que papa revienne". Il pourrait être israélien et palestinien, c'est la même chose. Donc, au-delà du vacarme, se souvenir de ce qu'on a en commun en tant qu'humain, j'allais dire, avec deux bras, deux jambes quand on a la chance de les avoir, c'est ça le dessin.

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