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Joann Sfar : "Je n'ai plus beaucoup d'espoir sur l'espèce humaine, je n'en attends pas beaucoup. C'est un grand secret du bonheur"

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Vendredi 6 octobre 2023 : l’auteur de bande dessinée, Joann Sfar. Il publie un nouveau cahier de dessins "Young man" chez Gallimard Bande Dessinée et le tome 12 du "Chat du Rabbin". Aujourd’hui s’ouvre son exposition "La vie dessinée" au musée d’art et d’histoire du Judaïsme.
Article rédigé par Elodie Suigo
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Le dessinateur et réalisateur Joann Sfar en 2016 (PATRICE LAPOIRIE / MAXPPP)

Joann Sfar est un conteur d'histoires aux multiples histoires, mais celle qu'il maîtrise le plus, c'est la sienne. Celle qui lui a donné envie de poser son regard avec un crayon sur le monde. Avec plus de 200 ouvrages, il est un auteur prolifique, illustrateur, romancier et réalisateur comme avec Gainsbourg (vie héroïque) sorti en 2010. Ses séries Le Chat du rabbin, qu'il a notamment adapté au cinéma, et Donjon ont conquis le public.

Il n’a pas moins de trois actualités avec une exposition La vie dessinée, au musée d'Art et d'Histoire du Judaïsme (mahJ), depuis mardi, la sortie de son nouveau cahier de dessins Young Man aux éditions Gallimard et aujourd'hui même, la sortie du douzième tome du Chat du rabbin : La traversée de la mer Noire.

franceinfo : Je voudrais que vous réagissez à ce qui est en train de se passer en Israël.

Joann Sfar : Vous savez, je suis quelqu'un de très lâche, je parle rarement d'Israël parce qu'à chaque fois que j'en parle, je sais ce que je vais prendre sur les réseaux sociaux à titre personnel, comme menaces, comme insultes, comme tout ça. Le problème, c'est que ça fait 30 ans que, par lâcheté, on a laissé raconter le Proche-Orient par des gens qui avaient un agenda politique. Dès que je parle d'Israël, on me reproche d'avoir une double allégeance, comme si je faisais partie de deux pays à la fois. Donc je suis obligé de dire avant : je suis un juif de nationalité française avant tout, mon grand-père a été nationalisé français pour services rendus à la patrie parce qu'il était les armes à la main. Et ma famille paternelle, ce sont des juifs d'Algérie français qui sont arrivés en métropole en 1957 et une partie de ma famille paternelle est partie vivre en Israël. Tous mes cousins sont israéliens.

Les jeunes gens qui ont envie d'aider la Palestine, qui rêvent d'un État palestinien ne se rendent pas compte que le plus grand ennemi de cet État, c'est le Hamas. Là, on est au-delà du terrorisme, là on est dans des massacres qui relèvent de ce qu'a été la Shoah par balles... Des vieilles dames qu'on va chercher dans leurs lits, des jeunes filles qu'on viole et dont on exhibe le cadavre, des enfants juifs qu'on amène à Gaza et avec lesquels on joue devant une caméra.

"Là, on est dans un pogrom et on est dans quelque chose qui relève d'une haine du juif, qui dépasse même l'intérêt de la rue palestinienne. Le but n'est pas de se libérer, le but n'est pas d'avoir un Etat, le but c'est de tuer tous les juifs."

Joann Sfar

à franceinfo

Ce qui me fait honte, moi, c'est que depuis la France, nos influenceurs qui signent tous les jours pour toutes les grandes causes sont d'un silence terrible. Et dès que j'ai le malheur de parler d'Israël, on me dit : "Mais tu es insensible à la souffrance palestinienne". Manque de bol, et ça m'a beaucoup coûté, depuis 30 ans, je fais partie de ces juifs qui militent pour un État palestinien. Je suis un juif de culture arabe, on se ressemble énormément. Je milite pour qu'un jour on vive en paix. À cause du Hamas, la paix vient de reculer de 25, de 30 ans et ça fera tache d'huile dans la région. Les silences et les lâchetés des jours qui viennent de s'écouler, ils se voient, ils s'entendent.

"Je ne comprends pas, par exemple, les militantes féministes avec lesquelles je suis de tous leurs combats. Quand elles voient ces jeunes femmes à qui on a arraché leur bébé, ces filles qu'on a violé et dont on voit les pantalons ensanglantés ou dont on exhibe le cadavre sur des 4/4... Dans ce cas-là, si cela ça ne vous fait pas réagir, arrêtez avec Auschwitz, arrêtez d'applaudir les dernières déportées qui restent. C'est trop de bonne conscience d'aimer les juifs en pyjama rayé ou à Auschwitz et de ne pas les aimer quand de temps en temps, ils voudraient qu'on ne les tue pas."

Joann Sfar

à franceinfo

Qu'est-ce qu'ils ont fait les, juifs, pour qu'il y ait ce manque de solidarité ? Et singulièrement dans la jeunesse, je ne sais pas ce qu'on leur a fait dans le cerveau pour qu'ils ne soient pas capables de voir que ça ce n'est pas acceptable.

Le Chat du Rabbin sort, évidemment de fait, il est entaché par ça. Comment gère-t-on cette impuissance en tant qu'artiste ?

Alors, dans mon cas, très bien parce que j'ai toujours su que je ne servais à rien, donc je ne suis pas déçu. Mais je fais des bulles sur des trucs absurdes. Là, je fais Mon Chat du Rabbin sur ce qu'on a appelé les mutins de la mer Noire, c'est-à-dire ces soldats qu'on a foutu dans des bateaux pour aller faire la guerre à la Russie en 1918 pour récupérer l'argent russe et qui ont chanté l'Internationale, qui ont levé le drapeau rouge.

"Ce que j'essaye de raconter dans tous mes livres, c'est la complexité. Avoir un regard critique, ne pas avoir peur de perdre des followers, ne pas avoir peur de se faire insulter sur Instagram pour dire ce qu'on pense quand on se lève le matin. Et ça, on pourra peut-être se regarder un peu mieux dans le miroir, c'est tout."

Joann Sfar

à franceinfo

Est-ce que votre regard a changé ? Parce que vous êtes le regard du Chat.

Là, j'ai grossi, j'ai vieilli, je deviens un peu le rabbin. Je ne deviens pas religieux, mais je deviens empâté. Non, j'ai plus de circonspection sur les opinions. Aujourd'hui, je n'ai plus beaucoup d'espoir sur l'espèce humaine, donc je la regarde avec amusement et je n'en attends pas beaucoup. Ça, c'est un grand secret du bonheur. Quand on n'attend pas grand-chose de ses semblables, on les regarde avec amusement et puis c'est tout. Moi, je ne dis plus jamais à quelqu'un : tu m'as déçu. Je crois qu'il y a très peu d'êtres sur cette planète qui sont capables de me décevoir. Ça s'est fait.

Depuis que le Chat a dévoré le perroquet de la maison, il a trouvé cette voix. La voix du Chat est devenue une voix qu'on écoute. J'ai l'impression que c'est une main tendue vers le monde, vers notre histoire, vers les histoires qu'on nous a raconté et que c'est à nous, après, de trier.

En tout cas, moi, j'avais besoin d'une vision positive sur le Maghreb et j'avais besoin de savoir où mettre les juifs du Maghreb. J'ai l'impression que ce Chat aide à parler de spiritualité, à parler d'identité en sortant un peu du débat quotidien dont parfois, on a l'impression qu'il veut trop de sang. 

"Je veux bien parler de tous les sujets, d'habits religieux, de traditions, mais si c'est pour massacrer l'autre, ça ne m'intéresse pas. Je souhaite que le Chat puisse être à la table à la fois d'agnostiques et de religieux et que ça puisse être pour eux un objet de discussion."

Joann Sfar

à franceinfo

Je l'ai fait très égoïstement, avant tout pour moi-même, parce que cette vision réenchantée du Maghreb et réenchantée des cultures maghrébines n'existait pas, à mon sens, en culture populaire en tout cas.

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