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Avec "L'école des dames", Raphaël Enthoven réécrit Molière, "mâle blanc du XVIIe siècle", à l'heure de #MeToo

Tous les jours, une personnalité s'invite dans le monde d'Élodie Suigo. Aujourd'hui, le philosophe et écrivain Raphaël Enthoven.

Article rédigé par franceinfo - Elodie Suigo
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Le philosophe et écrivain Raphaël Enthoven à Nancy (Meurthe-et-Moselle) lors du salon "Le livre sur la place", le 12 septembre 2020 (ALEXANDRE MARCHI / MAXPPP)

Philosophe, auteur de plusieurs essais et d'un premier roman remarqué, Le temps gagné (2020), Raphaël Enthoven est aussi connu pour sa collaboration à France Culture avec l'émission "Les nouveaux chemins de la connaissance". Il publie L'école des dames aux éditions de l'Observatoire.

franceinfo : L'école des dames est une pièce au cœur de notre époque et à travers ce que vous appelez une parodie en trois actes, vous repensez Molière après #MeToo et à l'heure où les réseaux sociaux sévissent violemment. Pourquoi ?

Raphaël Enthoven : Ça s'est imposé à moi grâce au confinement, je suis bien obligé de le reconnaître. Ça faisait longtemps que j'étais hanté par le désir de mettre L'école des femmes en parodie. En fait, ça m'est venu de Célimène et le Cardinal, qui était une suite du Misanthrope avec Ludmilla Mikaël à l'époque. Et ça m'est venu comme ça et il me fallait deux bonnes semaines pour le coucher sur le papier et le mettre en alexandrins.

Alors évidemment, vous créez une corrélation entre le vrai texte, la vraie Agnès, le vrai Horace...

Oui ! Les siècles ont changé, c'était le XVIIe, nous sommes au XXIe. Dans L'école des femmes, Agnès est séquestrée littéralement par Arnolphe qui veut vraiment en faire une bête pour la garder rien que pour lui. Le rapport des forces est tout à fait différent à notre époque où Jeanne est bien plus renseignée qu'Agnès sur les choses de la vie et le pauvre Colin, qui veut jouer Arnolphe, est lui-même bien impuissant devant la liberté de sa petite protégée.

Beaucoup disent de Molière qu'il était macho. On a l'impression que finalement il était en avance sur son temps.

Molière était un mâle blanc du XVIIe siècle, il est George Dandin, il est Alceste, il est le mari trompé et il est Argan, il est tout ça. Mais il est aussi l'auteur des personnages féminins les plus extraordinairement libérés de l'époque, c'est incroyable ! Molière est vraisemblablement misogyne de cœur et féministe de tête.

Je voudrais comprendre l'arrivée de la lecture dans votre vie quand vous étiez petit. J'ai l'impression que ça vous a permis de grandir, de vous trouver aussi.

J'avais, petit, ce sentiment que beaucoup d'enfants partagent, de l'irréalité du monde qui m'entoure. De sorte que ce que j'avais sous les yeux me paraissait vraiment sujet à caution et propice à un doute fondamental. Et quand je lisais des choses, le fait qu'elles soient écrites et décrites telles que moi-même je les avais vues était une confirmation de leur existence.

Je ne lisais pas pour quitter le monde, je lisais pour avoir enfin les pieds sur Terre.

Raphaël Enthoven

à franceinfo

Comment fait-on pour trouver sa place entre un papa et une maman qui avaient autant d'aura, autant de savoir ? Tous deux écrivains, essayistes, notamment pianiste amateur pour votre mère.

Ce n'était pas dévorant, c'était nourricier et ça l'était tellement d'ailleurs, que je n'ai eu aucun scrupule à faire la même chose qu'eux tout en ayant le sentiment de me faire une place qui n'est pas exactement la même que la leur. Mes parents ont fait leurs études à Sciences Po et ils ont bossé au Nouvel Obs. J'ai commencé au Nouvel Obs après avoir enseigné à Sciences Po. Voilà. Mais c'était une façon aussi de m'en libérer.

La façon que j'ai trouvé de me libérer de mes parents, c'était de marcher dans leurs pas.

Raphaël Enthoven

à franceinfo

J'ai fait des études : hypokhâgne, khâgne... J'étais en prépa et puis j'ai eu le concours d'entrée à l'Ecole normale, ce qui est toujours un hold-up, et par la suite, j'ai eu la chance d'être salarié pour préparer l'agrégation, ce qui m'a permis de la rater une fois !

Être agrégé de philosophie, en tout cas, le fait de vivre dans cette fenêtre de philosophie, d'être un philosophe, ça représente quoi ?

Alors, il y a obtenir l'agrégation de philosophie et être philosophe, ils n'ont rien à voir. Moi, je suis prof, j'ai toujours voulu l'être. Je suis né prof, je n'ai jamais pu apprendre un truc sans avoir envie de le transmettre. Il se trouve que la philosophie a provoqué chez moi des émotions considérables et que j'ai toujours voulu les transmettre. L'amour donne envie de chanter, la philo donne envie d'enseigner. Moi, j'ai fait ça.

Ça rend fou la philosophie ?

Non, au contraire ! C'est la vie qui rend fou. C'est la conscience de notre condition. On naît par hasard dans un monde qui s'en fout. On va y mourir sans savoir pourquoi on est passé par là. Et pour peu qu'on ouvre un tout petit peu les yeux là-dessus, qu'on entrevoit l'absurde, on a le vertige immédiat et on se demande ce qu'on fait là. Quand on fait de la philo, on pratique la discipline qui prend en charge ce vertige et qui transforme vos doutes en outil de connaissance. 

La philosophie vous rend moins fou ou vous apprend à canaliser votre folie, vous faites bon usage de votre folie.

Raphaël Enthoven

à franceinfo

J'ai l'impression quand même, à travers tous les ouvrages que vous publiez, notamment ce dernier, que vous allez vous-même chercher votre liberté, votre propre liberté.

C'est une liberté paradoxale parce que la liberté que vous éprouvez quand vous écrivez ne vous vient pas du droit que vous avez d'aller où vous voulez et de raconter l'histoire que vous voulez parce que vous avez les moyens de le faire. Non, la vraie liberté, c'est le moment où ce que vous écrivez, vous éprouvez que vous n'avez pas le choix de l'écrire. Et c'est ça, le paradoxe. La plus grande liberté de l'écrivain, c'est le moment où il sent qu'il n'a pas le choix. Cette liberté paradoxale est, à mon avis, une liberté plus consistante que la liberté frivole de celui qui dit : "Je fais ce que je veux. J'écris ce que je veux. Je vais où je veux", on s'en fout de ce qu'on veut, ce n'est pas ça qui compte. Ce qui compte, c'est ce qu'on désire et la vraie liberté, me semble-t-il, c'est d'adhérer à ce désir profond.

Quel regard avez-vous sur ce lâcher prise qui s’opère chez vous au fil du temps ?

Ce que je sais ou en tous cas ce que je peux vous en dire, c'est que d'une certaine manière, j'ai changé et je suis passé d'une ambition didactique à une ambition plus narrative. L'ambition de faire cours a été remplacée par l'ambition de faire bref dans des écrits dont j'espère, dont je voudrais qu'ils énervent mon lecteur, bien sûr, mais ne l'ennuient jamais.

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