Reportage
"J'ai accordé mon pardon pour pouvoir vivre en paix" : 30 ans après le génocide au Rwanda, victimes et bourreaux apprennent à vivre ensemble

Le Rwanda commémore à partir de dimanche le génocide des Tutsis qui s'est déroulé en 1994. 30 ans après ces massacres qui ont coûté la vie à un million de personnes en 100 jours, la société rwandaise tente de vivre entre pardon et réconciliation, dans une paix fragile.
Article rédigé par Sandrine Etoa-Andegue
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Une cérémonie est organisée pour Agnès, une rescapée du génocide aujourd'hui âgée de 84 ans. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE - RADIO FRANCE)

À partir du dimanche 7 avril, le Rwanda commémorera le génocide des Tutsis survenu en 1994. Des Rwandais massacrés par d'autres rwandais, près d'un million de morts, ce sont 100 jours d'horreur marqués dans les mémoires. Une mémoire avec laquelle les Rwandais ont dû apprendre à vivre. Depuis trois décennies, c'est un effort permanent de réconciliation que fournit le pays dans lequel de nombreux survivants gardent un traumatisme considérable alors qu'ils doivent côtoyer leurs anciens bourreaux.

Quand le calendrier se rapproche de la date fatidique du 7 avril, le jour du déclenchement du génocide, le corps de Concessa réagit. "J'ai des maux de ventre terribles, j'ai tout le temps froid et la nuit je n'arrive pas à fermer l'œil". Les témoignages des survivants comme elle se font entendre partout : télé, radio, dans la presse. C'est tout un pays qui replonge dans l'horreur. 30 ans en arrière, Concessa a 26 ans, après s'être cachée en brousse, elle se réfugie dans la maison d'un proche. "Ce sont les membres de ma propre famille qui ont tué mon mari et mes deux jeunes enfants", témoigne-t-elle.

Concessa avait 26 ans au moment du génocide. Des membres de sa propre famille ont tué son mari et ses deux enfants. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE - RADIO FRANCE)

Pendant cinq ans après le génocide, la douleur était telle qu'elle ne faisait plus la différence entre le jour et la nuit, prostrée chez elle sans parler. Elle n'a pas refait sa vie, mais au moins, poursuit Concessa, entendre jouer les enfants des autres, s'occuper d'orphelins, n'est plus douloureux. "J'ai accordé mon pardon aux tueurs pas parce que l'état me l'a demandé, pour pouvoir vivre en paix avec la communauté, c'est ma thérapie, les tueurs eux ne m'ont pas demandé pardon tant pis, je l'ai fait pour moi, pour aller mieux", confesse-t-elle.

Séquelles physiques et psychologiques

Béatrice aussi revit son supplice à l'approche de cet "anniversaire". À l’époque, elle a 15 ans à peine et une partie de sa famille a été décimée. "Un milicien m'a pris dans sa maison et a fait de moi sa femme. En tout, j'ai été violée par six hommes différents en un mois. Aujourd'hui, j'ai une famille, quatre enfants, mais avec mon époux les relations intimes, c'est compliqué", confie-t-elle.

Béatrice avait 15 ans quand des hommes l'ont violée pendant le génocide. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE - RADIO FRANCE)

Pour elle, chaque accouchement a été un calvaire à cause de douleurs insoutenables aux dos, séquelles des violences sexuelles qu'elle a subies et qu'elle tait encore aujourd'hui à ses enfants. Mais Béatrice dit avoir pardonné "grâce à une formation sur l'unité et la réconciliation", raconte-t-elle.

"Parfois au village, quand je vais cultiver ma parcelle, je croise certains de ces hommes qui m'ont fait tant de mal, ils sont sortis de prison. Et je vis avec. Dans mon coeur, je leur ai pardonné."

Béatrice, une survivante du génocide

à franceinfo

Pardonner aux bourreaux qui ont exterminé les vôtres, le prix à payer pour pouvoir vivre en paix pour Béatrice et ces survivantes. Avec d'autres rescapées, elles viennent rendre visite à Agnès, 84 ans, une autre survivante, qui ne s'exprime plus qu'avec ses yeux. Son mari et huit de ses dix enfants ont été massacrés. Survivantes comme elle, elles lui remettent un panier traditionnel. Des danses sur la terre rouge et des chants sur la mémoire du génocide accompagnent la cérémonie. 

Politique de réconciliation

Cette politique d'unité s'adresse aussi aux bourreaux. Relever la tête et avancer après une telle  dévastation ? Selon un ministre de l'époque, il aurait fallu plus de 200 ans pour juger tous les auteurs présumés des tueries, qu'on estime à plus d'une centaine de milliers de personnes. Alors les génocidaires repentis qui ont avoué leurs crimes et demandé pardon devant les "gacacas", littéralement la justice sur le gazon, les tribunaux populaires, ont vu la durée de leur peine raccourcie. Sortis de prison, ils retournent dans leur village dans les collines au milieu des rescapés, souvent à côté de leurs propres victimes.

Au milieu de ces femmes rescapées, il joue de la guitare. Ephrem, 44 ans a été condamné à 15 ans de prison, mais il n'en a fait que dix car il a avoué ses crimes. "J'ai participé aux tueries de cinq personnes, trois enfants et deux adultes. J'ai utilisé un gros bâton avec des clous. Les autres miliciens avaient des machettes", raconte-t-il "Tout était planifié le soir, lors de réunions. Un chef désignait aux jeunes miliciens les familles à abattre et le matin, on se mettait en chasse", raconte Ephrem.

"Les autorités nous répétaient que les Tutsi n'étaient pas des êtres humains. Que c'étaient eux ou nous. Pour moi, c'était comme tuer un serpent, je ne ressentais rien. C'était ce qu'il fallait faire."

Ephrem, un génocidaire repenti

à franceinfo

Ephrem, 44 ans, a passé 10 ans en prison pour avoir tué trois enfants et deux adultes. (SANDRINE ETOA-ANDEGUE - RADIO FRANCE)

Quand le 7 avril approche, il dit se sentir comme un monstre. Il aide à l'organisation des commémorations du génocide, s'implique dans une association d'aide aux rescapés. Mais c'est mal vu. "La haine existe toujours. Beaucoup de ceux qui sont sortis de prison ne veulent pas entendre parler de la réconciliation. Plusieurs de mes proches critiquent mon engagement, le fait que j'ai témoigné, que j'ai remis les restes des corps des personnes que j'ai tuées à leurs familles pour qu'elles soient enterrées dignement. Ils craignent que la société ne découvre qu'ils sont impliqués dans des atrocités", rapporte-t-il.

Une paix fragile

Au-delà des discours officiels sur l'apaisement, il y a ce que chacun nourrit dans son cœur complète Concessa. Officiellement, les insultes à caractère ethnique ont été interdites, sous peine de prison. La mention "hutu" ou "tutsi" n'apparaît plus sur les cartes d'identité. "Cette haine je la ressens toujours dans ma propre famille, en apparence elles vivent comme monsieur tout le monde. En réalité, s’il n'y avait pas l'état pour me protéger, je serais déjà morte. Ils n'ont pas changé", assure-t-elle. Avec le regain de tensions entre le Rwanda et la RDC voisine où en 1994 l'armée génocidaire et miliciens se sont réfugiés, Béatrice aussi a peur. "Ceux qui ont massacré les Tutsis, beaucoup vivent de l'autre côté, j'entends qu'ils se préparent et qu'ils vont revenir pour finir le travail".

La paix est fragile concède Sandrine Umutoni, la secrétaire d'Etat à la jeunesse, dans ce pays où près de la moitié de la population a moins de 20 ans, les discours se diffusent sur les réseaux sociaux notamment. "Certains vont dire, 'on nous a dit qu'il y a eu deux génocides au Rwanda' ou 'Moi, dans ma famille, mon père et ma mère ne s'entendent pas parce qu'ils sont de deux ethnies différentes et passent la journée à s'insulter. Le génocide en 1994 a été arrêté officiellement, mais l'idéologie a continué. On la voit dans d'autres pays, en Belgique par exemple, en Hollande, en France aussi... On sait qu'aujourd'hui, avec les réseaux sociaux, les médias, les gens jouent sur les mots. Personne ne va dire ouvertement Il n'y a pas eu de génocide contre les Tutsis au Rwanda, mais ils vont dire il y a eu un génocide. Ou alors, ils vont dire les chiffres ont été exagérés bien qu'on soit encore en train de déterrer des corps aujourd'hui dans les fosses communes. Voilà, c'est que c'est quelque chose qui est encore très délicat." Et Sandrine Umutoni de conclure : "Dans l'histoire du Rwanda, cela ne fait que 30 ans qu'il n'y a pas de massacres".

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