Quand l'affaire du bijoutier de Nice fait trembler les fondements du contrat social
Rappel des faits : le 11 septembre dernier au matin, Stéphane
Turk, bijoutier à Nice, est agressé, alors qu'il ouvre son magasin, par deux
jeunes gens encagoulés.
Il est menacé avec un fusil à pompe, roué de coups et
dévalisé. Alors que ses agresseurs prennent la fuite sur un scooter, Stéphane
Turk, qui a déjà été victime d'un braquage à la disqueuse l'année précédente,
sort de sa boutique armé d'un pistolet pour lequel il n'a pas de port d'arme et
tire à trois reprises en direction des voleurs, tuant Anthony Asly, délinquant
de 18 ans multirécidiviste déjà impliqué dans quatorze affaires. Stéphane Turk a
d'abord déclaré aux journalistes avoir craint pour sa vie et avoir agi en
situation de légitime défense, mais cette circonstance atténuante n'a pas été
retenue par le procureur de la République de Nice, Eric Bedos, qui a ouvert une
information pour homicide volontaire. En effet, la loi prévoit que la légitime
défense ne peut être invoquée qu'à la stricte condition que la victime tue son
agresseur au moment même où elle est physiquement menacée, mais non
après.
Au-delà du fait divers, c'est la mobilisation à laquelle il a
donné lieu qui est exceptionnelle : une manifestation a réuni le 16 septembre un
millier de personnes dans les rues de Nice, autour d'une banderole où il était
écrit : " Non à la prison, oui à la légitime défense " ; deux pétitions
en ligne ont circulé ; et une page Facebook, créée par un étudiant qui affirme
n'avoir aucune affiliation politique mais préfère garder l'anonymat, intitulée
" Soutien au bijoutier de Nice ", a récolté à ce jour 1,6 million de " like " –
un million et demi d'internautes l'apprécient. Par comparaison, la page Facebook
du ministre de l'intérieur Manuel Valls n'a que 18 514 " like " et celle de la
garde des Sceaux Christiane Taubira 30 016.
Quelle est la portée d'un tel engouement?
D'abord, il
signale à l'évidence une défiance croissante envers la République. Car le
principe le plus fondamental du contrat social, la raison même pour laquelle on
consent du moins en théorie à vivre en société, c'est que le gouvernement
s'engage à protéger les citoyens en cas d'agression contre leur personne ou
leurs biens. Le climat d'insécurité, joint au fait que des braqueurs
multirécidivistes semblent agir librement, laisse penser qu'une telle condition
n'est plus remplie. Si le contrat social est entamé, qu'est-ce que cela
signifie ? Le risque serait de revenir à la situation antérieure à celle du
contrat social, c'est-à-dire à ce que les philosophes appellent l'état de
nature. Ce serait une très mauvaise nouvelle. Premièrement, dans un tel état,
chacun est fondé à craindre pour sa vie. Voilà ce qu'en dit le philosophe
anglais Thomas Hobbes dans le Léviathan en 1651 : " Pour ce qui est de
la force du corps, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, soit
par une machination secrète, soit en s'unissant à d'autres qui sont menacés du
même danger que lui. " Deuxièmement, s'il existe dans la société civile un
tiers – le magistrat – qui seul décide de la réparation qui doit être accordée
aux victimes en cas de vol ou d'agression, le propre de l'état de nature est de
n'admettre ni tiers, ni arbitre : en cas de préjudice, il n'y a donc d'autre
solution que de se faire justice par soi-même. Or, quand une victime se fait
justice, il n'y a aucune raison qu'elle fasse preuve de mesure. Hobbes encore :
" Et parce que la condition de l'homme (dans l'état de nature) est d'être
dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné
par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce
qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un
tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre
homme. " Troisièmement, il existe dans l'état de nature la possibilité de
fonder des associations, mais ces groupements d'intérêt sont à tout instant
menacés : il suffit qu'une association plus nombreuse et plus forte survienne
pour balayer la précédente.
Ces raisons expliquent pourquoi il faut réfléchir à deux fois
avant de " liker " la page état de nature (notons qu'à ce jour, Thomas Hobbes en
personne n'a que 3775 fans sur Facebook) : en effet, dans un tel état, il n'y a
aucun moyen d'arrêter le cycle des violences, qui sont perpétuelles. Seule la
force du droit, imposé par l'Etat, peut stopper l'enchaînement des outrages et
des vengeances. Dans le cas du bijoutier, il va y avoir un procès et il est
probable que des circonstances atténuantes seront retenues en sa faveur. Mais il
reste à craindre que les passions soulevées par cette affaire, qui donne
l'impression que quiconque se fera justice par lui-même jouira d'un plébiscite
populaire, n'engendrent de nouveaux troubles.
A lire en ligne : une traduction libre de droits du
Léviathan de Thomas Hobbes (pour la description de l'état de nature :
Première partie, chapitre XIII)
http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan.html
Alexandre Lacroix est rédacteur en chef de Philosophie Magazine
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