"Je serais fière de payer des impôts" : à Davos, des millionnaires veulent se faire taxer sur leur patrimoine

D'après le rapport d'Oxfam sur les inégalités, "les cinq personnes les plus riches ont doublé leur fortune, pendant que cinq milliards de personnes ont perdu 20 milliards d'euros". Selon Marlene Engelhorn, héritière, il faut taxer les riches pour résoudre les crises, tout simplement "parce qu'ils peuvent payer".
Article rédigé par franceinfo, Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 8 min
Marlene Engelhorn, héritière de l'entreprise BASF. (Isabelle Raymond / Radiofrance)

À Davos se tient, du 15 au 20 janvier, le Forum économique mondial. Aujourd'hui, Marlene Engelhorn, héritière de l'entreprise BASF, une héritière un peu particulière est l'invitée "éco" de franceinfo. Elle demande à être taxée davantage, est venue à Davos le faire savoir, et va dépenser une fortune pour le bien commun.

franceinfo : Marlene Engelhorn, vous êtes autrichienne, vous avez 31 ans et vous êtes une héritière. Il y a deux ans, vous avez touché une très grosse somme d'argent. Est-ce que vous pouvez nous raconter ?

Marlene Engelhorn : J'ai touché cet argent il y a un an et demi et bien sûr j'étais ravie d'avoir accès à cet argent, à ce patrimoine.

Combien avez-vous touché ?

Je ne peux pas dire la somme exacte parce que ça ne concerne pas seulement moi, mais aussi ma famille. J'essaye d'être aussi transparente que possible. Mais comme tous les "super-riches", je ne suis pas parfaitement transparente et je suis embarrassée de ne pas l'être.

Vous avez touché moins de 50 millions d'euros, mais plus de 20, à peu près.

Oui, et je redistribue en ce moment 25 millions d'euros à travers une initiative d'une assemblée civique.

Dans votre pays, l'Autriche, il n'y a pas de droits de succession, c'est bien ça ?

Oui, on ne paye pas d'impôts sur les héritages.

Et vous avez depuis payé combien d'impôts ?

Quand j'achète quelque chose, je paye les taxes. À part ça, rien. Je ne travaille pas pour un salaire non plus, donc je ne paye pas ces impôts non plus.

Donc vous ne payez absolument pas d'impôts.

Non, mais je serais fière de payer ces impôts.

Vous nous avez donné rendez-vous à l'extérieur du Centre de congrès de Davos, à la cafétéria du centre commercial. Pourquoi venir à Davos et rester à la marge ?

Eh bien, je ne suis pas invitée à l'intérieur. J'aimerais bien entrer si j'étais invitée. Je viens pour le collectif "Tax Me Now". Nous sommes plusieurs personnes riches, qui avons touché de larges patrimoines, et qui se sont rassemblées pour faire valoir qu'il faut imposer les riches aussi. Il n'y a pas que les gens qui travaillent qui doivent payer des impôts, les riches aussi, surtout parce qu'ils ont l'argent pour le payer. Et donc, on essaie de dire qu'à l'intérieur de Davos, derrière les portes fermées de manière pas très accessible, en Suisse, il y a des décisions qui sont prises de manière non démocratique. Et si on veut être vraiment honnête aussi avec l'idée de "reconstruire la confiance et l'avenir", qui est le thème de Davos cette semaine, il faut ouvrir les portes et il faut inviter ceux qui sont affectés par ces décisions de manière démocratique.

Pour que tout le monde comprenne, il y a un système de badge. Et quand on n'a pas le badge, on ne peut pas rentrer à l'intérieur de Davos. Le Centre de congrès est gardé par des forces de l'ordre, vous avez été contrôlée en venant à cette interview ?

Oui, en venant ici, la police nous a contrôlés. On nous a regardés dans toutes les poches afin d'être sûr qu'on n'allait pas déranger de manière violente ou quoi que ce soit.

Et pourquoi vous venez à Davos ? Quelle est la parole que vous venez porter ? "Il faut me taxer" ?

"Il faut me taxer", mais pas seulement moi. Ce n'est pas un problème privé, c'est un problème public. Quand les larges patrimoines peuvent vraiment se cacher devant l'imposition, alors on a un problème d'inégalités mondiales, et aussi des inégalités nationales. Aujourd'hui, on a le rapport de Oxfam, qui a démontré que les cinq personnes les plus riches - tous des hommes - ont doublé leur fortune dans les trois dernières années, tandis que 5 milliards de personnes de la planète ont perdu 20 milliards d'euros.

Vous montrez quand même que vous n'êtes pas seule dans ce combat. Il y a plusieurs milliardaires de renom, à commencer par Warren Buffett, qui s'exprime depuis des années sur la taxation des plus riches et qui demande à être taxé. Pourquoi est ce que ça ne bouge pas plus vite ?

Déjà, il faut vraiment du courage politique. Je ne vois pas de ça, en tout cas pas en Autriche. Je ne m'y connais pas trop avec la scène politique en France, mais je crois que c'est un peu le même problème partout.

Emmanuel Macron qui est au pouvoir a supprimé l'impôt sur la fortune.

Bah voilà. Le truc est qu'on a des gens qui touchent de larges patrimoines, qui ont une influence disproportionnelle et qui peuvent, à travers cette influence, à travers le lobbying, affecter les décisions politiques, surtout derrière les portes fermées. Non seulement à Davos, mais aussi dans chaque pays, chaque jour, chaque semaine de l'année. Alors on voit que l'influence des riches se traduit dans des impôts qui excluent en fait le patrimoine, qui exclut les riches, alors qu'ils pourraient très bien payer des impôts. Le modèle que Oxfam présente est un modèle qui est très facilement payable. Mais, si on lâche du patrimoine, si on doit payer les impôts, alors on lâche du pouvoir. Les riches, qui sont très conservateurs, ne veulent pas lâcher leur pouvoir.

Avec l'inflation, avec la crise climatique et les investissements publics massifs nécessaires, on voit quand même revenir dans le débat public l'idée d'un impôt sur la fortune "climatique". Il y a des économistes, à commencer par le Français Gabriel Zucman, qui demandent la mise en place d'une taxe mondiale sur le patrimoine, une taxe à 2% du patrimoine. Elle permettrait, selon lui, de rapporter 200 milliards d'euros par an au niveau mondial. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Ça démontre très bien que les experts et les spécialistes sont d'accord sur le sujet de la taxation des patrimoines. Et de plus, on voit aussi que les patrimoines sont là, les richesses sont là, l'argent est là. On pourrait vraiment se lancer dans le combat des crises et on ne le fait pas. Et pourquoi ? Parce qu'il y a quelques-uns qui préfèrent garder leur niveau de confort et de pouvoir, au lieu de partager leurs ressources avec le monde. Tout en sachant que sans la coopération mondiale, sans la globalisation, sans le travail de tous les gens qui payent déjà leurs impôts, il n'y a pas de possibilité de créer de larges patrimoines.

J'ai un peu l'impression que vous avez renoncé, que vous avez perdu l'espoir d'être taxée un jour à un juste niveau.

Ah non, je n'ai pas renoncé ! Non, non, je n'ai pas perdu espoir, au contraire. Mais il ne faut pas attendre les gouvernements. Il ne faut pas attendre pour prendre soi-même des décisions. Et si je veux être taxée et voir mon patrimoine redistribué de manière démocratique, alors c'est à moi de le faire apparemment.

Ah c'est ce que vous avez décidé, c'est vous qui allez le faire ?

Exactement, et je veux redistribuer de manière démocratique, c'est-à-dire que j'offre du patrimoine et le pouvoir de décision complètement à cette assemblée civique qui va être créée. Je paye pour tout. Tout le monde va être payé pour son travail, pour l'organisation.

Vous allez organiser la façon dont votre fortune, votre patrimoine va être redistribué, c'est bien ça ?

Oui, on a décidé avec l'institut Forsythe de créer une "assemblée civique". Il y a un registre national avec toutes les adresses des habitants d'Autriche qui ont plus de 16 ans. On a envoyé 10 000 invitations pour participer à cette assemblée civique. Les gens peuvent répondre, ils reçoivent alors un questionnaire, qu'ils partagent seulement avec l'Institut Forsythe. Moi, je ne vois rien de ces données. Ensuite, ils vont choisir 50 personnes qui représenteront la population autrichienne. Et ces 50 personnes auront le devoir de discuter de la question de distribution de patrimoine et de richesse dans la population, des choses qui pourraient changer, des idées qui pourraient être développées. J'offre les 25 millions d'euros en tant que budget, pour que ce groupe de personnes puisse prendre de vraies décisions concrètes et réaliser des projets. Je ne sais pas ce qu'ils vont décider. La décision, on l'attend début juin et on verra.

C'est radical comme décision.

C'est juste démocratique en fait.

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