Crise agricole : "Le consommateur doit prendre conscience que l'alimentation vertueuse est plus chère", selon le chercheur Sébastien Abis

À moins de 10 jours de l'ouverture du Salon de l'agriculture à Paris, les syndicats agricoles sont reçus mardi par le Premier ministre Gabriel Attal. Sébastien Abis, chercheur à l'Iris, qui publie mercredi "Veut-on nourrir le monde ?", nous donne son analyse de la crise agricole.
Article rédigé par Isabelle Raymond
Radio France
Publié
Temps de lecture : 7 min
Sébastien Abis, chercheur et directeur du Club Déméter. (franceinfo/RADIOFRANCE)

Sébastien Abis est à la tête du club Demeter, réseau et écosystème du monde agricole et agroalimentaire, tourné vers les réflexions de long terme, les enjeux mondiaux et les dynamiques intersectorielles. Il est aussi chercheur à l'Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) et il publie mercredi 14 février un livre chez Armand Colin : Veut-on nourrir le monde ?

Mardi 13 février, il est "L'invité éco" de franceinfo et vient commenter la colère des agriculteurs et la crise qui touche plus largement l'Europe.

franceinfo : Cette crise agricole en France est-elle terminée, selon vous ? Le gouvernement a-t-il fait le nécessaire pour calmer la colère des agriculteurs ?

Sébastien Abis : Cette crise est profonde. C'est une crise qui s'inscrit dans le temps, depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. On sait que beaucoup de sujets qui ont été mis en avant par les différents syndicats ces dernières semaines sont des sujets assez connus de ceux qui suivent les questions agricoles. Et c'est vrai que ça s'inscrit plutôt dans un contexte où il y a eu la volonté de taper un peu fort, peut-être en perspective du Salon de l'agriculture. Ensuite parce qu'il y a aussi les élections européennes du mois de juin et que les questions agricoles sont très européanisées. Et en France, il y avait aussi un changement d'équipe gouvernementale. Donc plusieurs facteurs étaient réunis pour éventuellement s'exprimer.

Quelles sont les questions soulevées ?

Il y a trois grands points, mais je pense qu'il faut résumer les choses comme ça. Il y a une demande de confiance réciproque. On demande beaucoup aujourd'hui au monde agricole et les agriculteurs répondent "oui" à condition de leur donner les moyens, les équipements et de ne pas changer tous les six mois les orientations, les décisions.

"On a un monde agricole qui dit : 'Mais faites-nous confiance, on va réussir les missions que vous nous assignez."

Sébastien Abis

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Ils ont besoin de moyens et de constance, d'avoir du temps long parce qu'ils font un métier du temps long.

Et de la confiance ?

Oui, de la confiance. Parce que ça fait 30 ans qu'il y a du verdissement des politiques agricoles européennes, et donc françaises, et on a énormément de changements de pratiques. On a des performances qui sont améliorées et on doit continuer à nourrir en même temps. Et la question qui a beaucoup été commentée, ces dernières semaines, c'est finalement : les consommateurs, ces citoyens, ces clients, quand ils demandent de produire de plus en plus vertueusement mais de continuer à produire, est-ce qu'ils se rendent compte qu'ils ont une alimentation toujours plus précise, précieuse et en même temps performante ? Et en même temps, ils ne payent pas plus cher cette alimentation.

Ils ne veulent pas la payer plus cher.

Certains ne peuvent pas, mais d'autres refusent de dépenser de l'argent pour l'acte alimentaire. Parce que ça fait des années qu'on est habitués aussi à mobiliser notre gain de pouvoir d'achat pour d'autres aspects de la vie. À plus forte raison parce qu'on n'est pas en insécurité alimentaire en Europe et en France.

Justement, la sécurité alimentaire, c'est quelque chose que vous abordez dans votre livre. Vous dites : "L'action climatique ne prime pas sur les objectifs d'éradication de la pauvreté et de la faim, tout comme l'inverse ne serait plus concevable. Les deux doivent aller de pair".

Mais on a l'impression que la Commission européenne a choisi son camp. Elle a renoncé à l'obligation pour les agriculteurs de mettre une partie de leurs terres en jachère. Elle a renoncé à demander de réduire de moitié l'usage des pesticides d'ici 2030 et elle a renoncé à fixer pour l'agriculture des objectifs chiffrés de réduction des gaz à effet de serre. On voit bien la contradiction…

Est-ce qu'il y a une contradiction ? Ou est-ce que c'est un rééquilibrage ? On sait qu'à partir de 2019, la Commission européenne a misé gros sur le volet écologique des transitions agricoles, en oubliant parfois les aspects économiques, les aspects sociétaux, les aspects productifs. Et c'est vrai qu'il y a un contexte aussi stratégique qui a bougé. On sort d'une grande pose stratégique en Europe, c'est la fin des "trente glandeuses", comme je l'explique depuis deux ans. On va devoir se remettre à produire, y compris en agriculture. Et on ne sait pas avec les changements climatiques, si on peut produire vraiment plus. On ne sait même pas si on va pouvoir produire autant dans les prochaines années. Donc en fait, on doit rester extrêmement fort sur l'acte productif, mais on doit pas du tout désarmer les transitions écologiques.

"On doit être très forts sur notre motivation collective, tous secteurs confondus, à décarboner nos économies. Mais on doit aussi intensifier la croissance de la sécurité humaine et économique, du bien-être des uns et des autres, y compris des agriculteurs."

Sébastien Abis

sur franceinfo

Il y a un autre paradoxe apparent : les agriculteurs dénoncent les accords de libre-échange. Ils demandent notamment ce qu'on appelle des mesures miroirs, c'est-à-dire qu'on importe des produits qui répondent aux mêmes normes que celles auxquelles on est soumis. N'est-ce pas un paradoxe quand on voit que les agriculteurs sont les premiers bénéficiaires de ces mêmes accords qu'ils dénoncent ?

Évidemment, il faut rester dans un monde ouvert, mais un monde ouvert où les interdépendances ont aujourd'hui des signes de nervosité. Et donc certains pays ont gagné des avantages là où parfois nous, nous en avons perdu. Attention à ne pas tout jeter du commerce. Le commerce a du bon. Ce qui est mal vécu aujourd'hui, c'est qu'on empêche des producteurs de produire avec telle et telle pratique ici en Europe, et on continue d'importer des produits venant d'endroits du monde qui s'affranchissent complètement de ces règles. Il faut distinguer nos achats du grand large qu'on ne produira jamais en Europe, de produits qu'on fait déjà.

Ils ont donc raison de dénoncer ces accords de libre-échange ?

La question est de savoir si on peut légitimement continuer à mettre sur la table de la distribution alimentaire, et sur la table des consommateurs, des produits qui ne respectent pas des normes sociales, humaines, environnementales, qu'on impose à des producteurs qui nous entourent en Europe ou en France ? La question est de savoir si on a conscience que le prix de l'alimentation européenne "made in Europe", oui, a un prix plus élevé que le prix de l'alimentation mondiale.

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