Audiovisuel : un nouveau casse-tête pour calculer le temps de parole dans les médias ?

Le Conseil d’État ordonne à l’Arcom de mieux contrôler CNews en prenant en compte l’ensemble des intervenants d’un programme, et non plus les seuls invités politiques. Une clarification des règles qui concerne en fait tous les médias audiovisuels. Décryptage avec l’historien des médias Alexis Lévrier.
Article rédigé par Célyne Baÿt-Darcourt
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Alexis Lévrier, historien des médias et maître de conférences à l'université de Reims. (franceinfo)

Saisi par l’association Reporters sans frontières, qui reprochait à CNews de ne pas respecter le pluralisme sur son antenne et de manquer d’indépendance vis-à-vis de son actionnaire Vincent Bolloré, le Conseil d’État enjoint à l’Arcom de faire respecter la diversité des courants de pensée et d’opinions sur la chaîne, mais aussi de comptabiliser les temps de parole des chroniqueurs, des animateurs et des invités au même titre que ceux des personnalités politiques.

L'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique ( Arcom) a désormais six mois pour faire respecter la loi. Alexis Lévrier, historien des médias et maître de conférences à l'Université de Reims, analyse la situation et décrypte les difficultés que pourraient rencontrer l’Arcom et ses pistes pour mettre en place de nouvelles règles.

franceinfo : Cette décision du Conseil d'État est-elle, comme le dit RSF, historique ?

Alexis Lévrier : Oui, je pense. Il y a une loi de 1986, qui a laissé certains points flous et puis qui est surtout très datée. C'était avant l'apparition des chaînes d'information et avant que ces chaînes d'information n'aient tendance à évoluer vers des médias d'opinion. Où à la place de reportages d'investigation, on a eu des gens en plateau qui discourent, qui commentent l'actualité avec un même terme, le mot "éditorialiste" qui est employé pour des gens qui n'ont souvent rien à voir avec la presse. Il y a donc une porosité entre : Est-ce que ce sont des politiques ? Est-ce que ce sont des journalistes ? On ne sait jamais vraiment. Ce que le Conseil d'État vient rappeler à L'Arcom, c'est qu'elle ne joue pas son rôle au nom du respect de la liberté d'expression. Elle se refusait à décompter le temps de parole des personnalités qui n'étaient pas politiques. Or, il y a des gens qui sont dans un entre-deux. Je prendrai un exemple, Philippe de Villiers, qui a été en politique toute sa vie et qui a encore fait la campagne d’Éric Zemmour en 2022, a une émission hebdomadaire sur CNews. CNews ne le décompte pas comme personnalité politique et l'Arcom n'y a rien trouvé à redire. 

"Ce que le Conseil d'État vient rappeler à l'Arcom, c'est qu'elle a un rôle à jouer au-delà des gens qui sont en campagne politique ou qui sont affiliés à un parti à un moment X. "

Alexis Lévrier, historien

à franceinfo

Il faut prendre en compte un parcours et des engagements qui sont souvent tout à fait réels.

Il faut prendre en compte les animateurs, les chroniqueurs, les invités. Mais que dit cette fameuse loi de 1986 ? Est-ce que le calcul ne doit concerner que les politiques puisque c'est ce que disait l'Arcom ?

Elle n'est pas précise là-dessus et ce que vient de rappeler le Conseil d'État, c'est qu'il faut préciser ce cadre.

C'était donc une interprétation de l'Arcom ?

Oui et c'est l'interprétation de Roch-Olivier Maistre, qui est le président du CSA et désormais de l'Arcom, qui a toujours été de dire, c'était dans une interview du Figaro début 2021, que le CSA n'est pas le tribunal de l'opinion et donc nous n'avons pas à décompter le temps de parole de journalistes qui pourraient être engagés. Il pensait déjà à Éric Zemmour et on voit bien les contradictions dans lesquelles l'Arcom elle-même s'est retrouvée puisque quelques mois plus tard, le CSA, à l'époque, a décidé que finalement Éric Zemmour était politique.

Avant qu'il ne soit candidat.

Oui et c'est d'ailleurs ça qui a lancé sa campagne. Donc il y a un entre-deux, une ambiguïté qu'il est temps de clarifier. Ça va être compliqué, d'autant plus que le Conseil d'État donne seulement six mois à l'Arcom pour mettre en place des règles. Il ne faut pas que ce soit une usine à gaz incompréhensible. Il va falloir des règles claires. Ce qu'il y a de bien, c'est qu'ils ont accepté les journalistes.

"Les journalistes ont un rôle spécifique dans la fabrique de l'information et de l'opinion et on va enfin réserver le terme 'éditorialiste', peut-être à ceux qui le méritent, c'est-à-dire aux journalistes."

Alexis Lévrier, historien des médias

à franceinfo

Ces règles vont être appliquées à tous les médias audiovisuels ?

Il ne faut pas être dupes de l'argumentaire de l'extrême droite. J'ai écouté CNews mardi soir. J'ai eu l'impression que c'était comme après le décret Marchandeau en 1939 qui était une des premières lois antiracistes et qui visait la presse d'extrême droite et tous les journaux d'extrême droite ont dit que c'était la fin de la liberté d'expression. Je suis partout avait titré : "Je suis partout rappelle à ses lecteurs que la presse n'est plus libre". On avait ça sur CNews mardi soir. La stratégie de l'extrême droite quand elle est aux portes du pouvoir, c'est toujours de dire qu'il n'y a plus liberté d'expression et une fois qu'elle est vraiment au pouvoir, il n'y a plus de liberté d'expression du tout. Donc il ne faut pas être dupe de ça. La décision du Conseil d'État va s'appliquer à tout le monde, y compris aux médias publics. Or tout l'argumentaire de CNews depuis des années, c'est de dire qu'ils sont une oasis de pluralisme au milieu d'un océan de wokisme et de gauchisme. Si effectivement les médias publics n'invitent que des gens de gauche, on va le voir, donc CNews devrait se réjouir.

On a déjà du mal à respecter scrupuleusement le temps de parole des politiques. Il faut savoir, par exemple, que quand un élu local, un maire, s'exprime sur une actualité qui n'est pas nationale, qui concerne uniquement sa commune, c'est décompté en faveur de son parti. Je fais une petite parenthèse, mais est-ce que ça, d'ailleurs, il ne faudrait pas le changer dans la loi ?

Ça je ne sais pas. Il faudrait peut-être effectivement clarifier certaines choses. Pour l'instant, hors campagne, c'est un tiers pour l'exécutif et deux tiers pour les autres partis en fonction du respect de l'équité. Donc c'est déjà un calcul complexe. Je ne dis pas que ça va être facile.

Comment va faire l'Arcom justement ?

Ils ont six mois pour mettre ça en place. Moi je ne suis pas à leur place. Ils ne sont pas inactifs. Il faut quand même nuancer. Il y a des remontrances, des sanctions financières pour C8, pour CNews et surtout en ce moment, il y a un réexamen de la convention. Il faut rappeler que la fréquence n'appartient pas à ces propriétaires privés. Théoriquement, Vincent Bolloré ne peut pas faire ce qu'il veut sur CNews. La fréquence appartient à l'État, donc elle appartient aux Français et elle n'est concédée que pour une durée donnée, en échange du respect scrupuleux d'un certain nombre d'obligations qui sont notamment le pluralisme, l'indépendance de l'information, ce qu'a aussi rappelé le Conseil d'État. Concernant l'indépendance de l'information, on sait ce qu'il en est de l'indépendance interne au sein de ses rédactions. On sait ce qui s'est passé à iTélé, sur Europe 1, au JDD, ça n'est jamais respecté dans les médias de Bolloré et d'ailleurs, les Société de journalistes du JDD et de Paris-Match, se sont autosabordées la semaine dernière. Donc, il n'y a pas de pluralisme interne, il n'y a pas d'indépendance des rédactions. Le Conseil d'État vient rappeler à l'Arcom qu'elle a à veiller à ce pluralisme, à cette indépendance. C'est une excellente chose.

C'est l'Arcom qui va décider que tel chroniqueur est de gauche, tel invité est de droite ?

Alors déjà, on ne prendra pas en compte les journalistes. C'est très simple, c'est fixé depuis 1935, si vous avez une carte de presse, vous êtes journaliste.

Il y a des journalistes qui n'en ont pas !

Oui, c'est parfois par choix, mais justement, il faut défendre la singularité de ce métier. Moi, j'y vois aussi une invitation à défendre l'autonomie et la singularité du métier de journaliste. Il y a une carte de presse. Certains ne la demandent pas parce que c'est l'évolution de ce métier, mais ce statut va avec des droits, avec des obligations spécifiques et le Conseil d'État a eu l'intelligence de ne pas faire concerner les journalistes par cela. En revanche, il y a des gens qui sont dans un entre-deux. Sur CNews, on ne sait pas s'ils ont une carte de presse ou pas. 

"Chacun va devoir clarifier son rôle sur ces chaînes et qu'on en finisse avec cette appellation "éditorialiste" qui est un des plus beaux mots de l'histoire de la presse que désormais on utilise pour n'importe qui."

Alexis Lévrier, historien des médias

à franceinfo

Clarifier les choses, ça veut dire que quand on veut inviter quelqu'un, par exemple ici à franceinfo, on invite des spécialistes, des experts toute la journée, il faudra leur demander pour qui ils votent ?

Non, mais on ne demande pas aux journalistes pour qu'ils votent et encore heureux. Si vous invitez des universitaires, vous ne demandez pas à un universitaire ce qu'il va voter.

Mais il peut avoir des propos qui tendent vers un parti.

Je ne pense pas du tout que ce soit le vœu du Conseil d'État, mais s'il y a un engagement politique, par exemple, si on a un parcours politique et parfois je vois certains de mes collègues qui ont un parcours politique et qui ne le disent pas à l'antenne, je crois que nous-mêmes, on doit l'assumer. Ça va de soi, ça devrait être une obligation démocratique.

C'est une opération transparence pour tout le monde donc ?

Exactement. Et ça s'impose aussi à nous, aux universitaires.

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