Inutileici de rappeler, à nouveau, le titre de cette "une" de Minutecontre la Garde des Sceaux, Christiane Taubira. Il a fait l'unanimité - contrelui.Onpeut bien sûr se rassurer en se disant que Minuteest une feuille de chou nauséabonde, à la diffusion confidentielle. Cette"une" a fait l'objet de critiques de toute la classe politique.LePremier ministre a saisi le Procureur de la République de Paris pour"injure publique à caractère racial" et il est probable que ledirecteur de Minute soit misen examen pour cette "une".Sera-t-il condamné ? Il faut voir. En tout cas, ça prendra du temps et ilest possible que si condamnation il y a – ce qui n'est pas certain – l'amendeencourue de 22.500 euros sera bien inférieure à la publicité gratuite qu'on afait cette semaine à ce journal qui était au bord de la faillite et dont pluspersonne ne parlait. Désormais, ce n'est plus le cas.Comment éviter alors qu'un telracisme se reproduise ? C'est ici que les choses se compliquent. La première question qui se pose estde s'interroger sur un débat où tout le monde est du même côté. Où toutle monde dénonce, à juste titre, le racisme. Ce Front républicain va mêmeau-delà des partis républicains puisque le Front National s'y est associé. Unmot sur la stratégie de Marine Le Pen dans cette affaire : c'est celle dela normalisation. Elle veut acquérir une respectabilité qui est incompatible avec ceracisme bestial, au premier degré, de type "Banania". Il est clair qu'elle essaye de gommer le racisme simpliste (disons celuide son père) et elle entend bien tirer les bénéfices de cette subtilité, decette confusion, en mars et mai prochains.Une stratégie de front commun nepourrait-elle pas être efficace ?C'est la deuxième question que pose cette "une" de Minute . Onse souvient au début des années 1980 de SOS Racisme avec sa petite main jaune. Le jeune Harlem Désir expliquait que nous étions un peu tous frères au seinde la République. Et qu'il ne fallait pas "Toucher à mon pote".30 ans plus tard (car on fête cette année le trentième anniversaire de la marchedes beurs), c'est lui qui organise encore un grand meeting pour dire"non" au racisme. Ce sera le 27 novembre prochain à la Mutualité.Beaucoup critiquent aujourd'hui SOS Racisme pour avoir cru que les bons sentiments pouvaient faire une politique. Car depuis,on a fait du surplace. Harlem Désir, lui-même, font remarquer sesdétracteurs, tente de faire oublier qu'il est un patron du Parti Socialistedécevant en voulant unir tout le monde contre le racisme.Alors certes, comme le titre un éditorial cette semaine, "Il ne faut rienlaisser passer". Mais c'est plus facile à dire qu'à faire.Pourquoi ?Dès1987, un chercheur, Pierre-André Taguieff, avait montré qu'il y avaitplusieurs racismes.Unraciste peut rejeter la différence ; ou au contraire la valoriser. Dans lepremier cas, il définit une identité (Un noir égale un singe) qui justifieensuite une inégalité ; dans le second, il s'agit de faire en sorte quechaque individu appartienne à des communautés différentes qu'il faut séparer(Un Français est différent d'un étranger et ne peut pas avoir les mêmes droits).Le "droit à la différence" mène alors à la"différence des droits". Si on veut schématiser, c'est en gros Minute d'un côté ; certaines idées du FrontNational de l'autre.D'autresracismes découlent d'un ressentiment, ou d'une idée de décadence, et c'est vraique la "mélancolie française" que l'on sent actuellement peut être un terreau fertile pour le racisme.Conséquenceévidente : on ne lutte pas contre tous ces racismes de la même façon. Ilsont des ressorts différents. Il faut des stratégies antiracistes multiples etplus subtiles.Si la justice condamne Minute ça voudra quand même direqu'il y a des lois en France et qu'on ne peut pas dire ou écrire n'importequoi...Heureusement,et c'est le versant positif de cette affaire. Mais il y a un aussi le versant négatif :c'est que la parole raciste s'est libérée.Aujourd'hui,la France, un pays qui prétend souvent donner des leçons au monde entier surles droits de l'homme, est devenue un pays où les propos racistes sont fréquents,où la dénonciation des noirs ou des arabes est régulière.C'estun pays où le racisme existe dans les syndicats (comme une enquête de Philippe Bataille l'a montré) ; c'estun pays où un ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale a étécréé ; unpays où un homme politique de premier plan a pu parler du "bruit et del'odeur" dans les cages d'escaliers des HLM de banlieues ; c'estun pays où l'on profane encore des cimetières juifs ; où l'on peut tenirdes propos ouvertement homophobes au parlement ; et signer des pétitionsclairement sexistes et misogynes...On peut citer ces exemples, car il est évident que Christiane Taubira, une femme noire deGuyane, qui a été la porte-parole de la loi pour le mariage pour tous, cumule,si j'ose dire, à son corps défendant, les ingrédients propices à ce déchaînementde racisme. Pour paraphraser Jean-Paul Sartre, je dirais : "être Noiren'est pas un problème, mais défendre le mariage gay et être noire, c'est avoir deuxproblèmes". Sans parler d'Internet et des réseauxsociaux, qui relaient souvent des messages de haine... C'estcela, en fait, que révèle l'affaire Minute .Notre impuissance. Onpeut bien sanctionner un journal extrémiste pour son racisme animalier d'unautre temps, mais qu'en est-il des vidéos banalement racistes sur YouTube, des innombrablesmessages racistes sur Facebook ou Twitter ?Çareste... et il est même difficile d'imposer le retrait de messages racistes ouantisémites. Laloi dite de "confiance" sur l'économie numérique (quand on dit "deconfiance" dans une loi, en général, c'est déjà qu'on n'a pas confiance),rend responsable les hébergeurs de contenus. Sauf que ni Facebook, ni Twitter, hébergés aux États-Unis, ne se laissentimpressionner par la loi française.Ilsse réfugient derrière le premier amendement de la Constitution américaine quiest beaucoup plus tolérant que nous sur la liberté de parole – en gros, legouvernement ne doit pas interdire ce que la société réprouve. C'est à lasociété elle-même de faire le ménage.Enoutre, les Américains préfèrent moins sanctionner les propos racistespour davantage sanctionner les faits et les crimes racistes. (C'est unpeu comme les armes à feu qui sont libres mais la peine de mort plus fréquente...)C'est clairement une conception différente de la nôtre. D'un côté on peut direque c'est une sorte de "laissez-faire" ; de l'autre on peut aucontraire penser que ça responsabilise plus. En tout cas, s'il y a un Tea Partyaux États-Unis, il n'y a pas de parti d'extrême droite.Detoute façon, la volonté d'interdire un compte Facebook est par nature un peuvaine. Avant qu'il y ait une action et une décision de justice, n'importe quipeut créer 10 nouveaux comptes Facebook ou Twitter.Quelles solutions alors ?Çaveut dire qu'il n'est pas certain qu'on ait beaucoup à gagner à poursuivresystématiquement tous les propos racistes ; même s'il faut tenter de le fairequand même. C'est triste à dire, mais il y aura toujours des timbrés ou disons desfachos pour poster un message raciste sur Twitter.Lasolution, on la connaît : c'est l'éducation, c'est la culture, c'est l'explication,la pédagogie ; c'est convaincre, c'est expliquer. Cette semaine on a souvent entendu la formule : "Des digues se sontrompues". Belle formule, mais pour filer la métaphore jusqu'au bout, jedirais que pour empêcher qu'une digue se rompe, ilfaut tous se mobiliser, il faut tous s'y coller.Plutôt que tout attendre de la justice et de l'État ; il faut peut-être espérerplus de l'école, des instituteurs, des travailleurs sociaux, en gros de la société,c'est à dire de vous, de moi, de nous, de nous tous. Iln'y a pas que la justice à saisir, le parlement à convoquer, ou la Mutualité àremplir. Il y a ce que chacun d'entre nous peut faire pour lutter... contrece qu'un écrivain (dont on fête ce mois-ci le centenaire) - Albert Camus -, appelait,dans une métaphore efficace : "La Peste". * Bibliographie : Pierre-André Taguieff, La Force dupréjugé , La Découverte, 1988.Philippe Bataille, Le Racisme au travail ,La Découverte, 1997.Patrick Chamoiseau : "Les racistes n'ont plus de refuge", Le Monde , 14/11/2013"Cécile Kyenge, ministre italienne en proie à toutes les insultes", Le Monde , 07/11/2013Marie Darrieussecq : "Je dédie mon prix Médicis à Christiane Taubira", Le Monde , 15/11/2013