CHRONIQUE. La rigueur, tabou politique ou arme théorique ?

Clément Viktorovitch revient chaque semaine sur les débats et les enjeux politiques. Dimanche 31 mars : la rigueur. Un terme utilisé mardi dernier par le Premier ministre Gabriel Attal.
Article rédigé par Clément Viktorovitch
Radio France
Publié
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Le Premier ministre Gabriel Attal à la tribune de l'Assemblée nationale le 12 mars 2024 (VINCENT ISORE / MAXPPP)

La rigueur est un mot radioactif en politique. Il évoque en effet, immanquablement, une période durant laquelle les Françaises et les Français vont devoir se serrer la ceinture. C’est pourquoi les responsables politiques se gardent, la plupart du temps, de l’employer. 

"Il faut rétablir les comptes publics. On va le faire sereinement, fermement et sans rigueur. Avec simplement de la fermeté et de la constance."

Bruno Le Maire, ministre de l'Economie

sur France Inter le 18 mars

Le ministre de l’Économie ne parle surtout pas de rigueur, tout juste de fermeté et de constance. En rhétorique, on parle d’une stratégie d’euphémisation. Dans la vie de tous les jours, c’est ce qu’on appelle plutôt jouer sur les mots. Et la preuve : mardi 26 mars, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, le Premier ministre Gabriel Attal, évoque le déficit des comptes publics : "Nous avons eu une baisse dans les recettes, qui est liée à un ralentissement de l'activité économique. Face à cela, il faut évidemment une très grande rigueur dans les choix que nous faisons. Nous allons poursuivre sur cette voie de rigueur et de responsabilité." Cette fois, pas de doute : la rigueur est bel et bien là.

"Rigueur", un mot toujours difficile à employer

Souvenez-vous : en 2010, la France se prépare à une nouvelle série de mesures pour faire face aux conséquences de la crise de 2008, mais le président Sarkozy se refuse à employer le terme de rigueur. Ce n’est qu’au détour d’un déplacement au Japon que le Premier ministre François Fillon finit par déclarer : "De tous les budgets de l'Etat, le seul qui n'est pas soumis à la rigueur est celui de l'enseignement supérieur."

Encore plus ancien : le 23 mars 1983, quand François Mitterrand annonce son plan de redressement de l’économie, celui-là même qui sera connu sous le nom de "tournant de la rigueur", il le fait en s’opposant à un autre mot, utilisé sept ans plus tôt dans un contexte, déjà, de lutte contre l’inflation, et qui évoquait des souvenirs douloureux pour les Français : l’austérité. "J'ai chargé Pierre Mauroy de mener cette action. Ce que j'attends de lui n'est pas de mettre en œuvre je ne sais quelle forme d'austérité nouvelle, mais de continuer l'œuvre entreprise, adaptée à la rigueur des temps, pour que nous sortions au plus vite du creux de la tempête."

Ce qui est intéressant, et que l’on a un peu oublié, c’est que François Mitterrand utilisait à l’époque le mot "rigueur" en un sens très particulier : celui de "rude, dur", "la rigueur des temps". Ce n’est qu’au fil des discours que le mot s’est progressivement coloré d’une autre signification : "le tournant de la rigueur", au sens d’une politique "solide, exacte, responsable". Les connotations négatives, qui étaient initialement attachées à ce mot, ont été peu à peu mises de côté. C’est ce qui explique qu'aujourd’hui encore, les gouvernements préfèrent parler de "plan de rigueur" plutôt que de plan d’austérité ou d’économies.

Un mot devenu ambigu

D’un côté, il nous ramène à des périodes difficiles. De l’autre, il est très difficile de s’y opposer. Comment faire, sur le plan du discours, pour refuser une politique économique qui se présente sous les apparences de la rigueur ? Le mot porte avec lui les apparences du sérieux, du pragmatisme et du bon sens : c’est pour cela que les gouvernements successifs ont été réticents à l’utiliser, mais ont fini par s’y résoudre. Ce n’est pas un tabou politique, simplement une arme rhétorique qu’on ne dégaine qu’au dernier moment, pour faire accepter des politiques difficiles.

Le gouvernement répondrait probablement qu’on ne peut pas s’opposer, raisonnablement, au fait de vouloir réduire le déficit public. C’est ce que ne cesse de répéter Bruno Le Maire. Mais c’est discutable. Pour répondre à une crise économique, il existe deux options. Soit réduire les dépenses publiques, pour répondre à la diminution des recettes – c’est la rigueur, l’austérité, l’économie. Soit, au contraire, augmenter les dépenses pour faire repartir l’économie, quitte à creuser, dans un premier temps, le déficit – c’est la relance. C’est, par exemple, ce qu’ont fait les États-Unis en 2022 avec l’Inflation Reduction Act : pour répondre à la crise inflationniste, ils ont aligné 500 milliards de dollars d’augmentation des dépenses publiques, avec, à la clé, un net rebond de croissance.

Austérité ou relance, quelle est la meilleure stratégie dans le contexte européen ? Ce n’est pas à moi de le dire : c’est un débat économique. En revanche, ce que je sais, c’est que présenter la politique de rigueur comme la seule politique rigoureuse, c’est tout à fait contestable.

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