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Culture d'info. Iris Brey : "Le plaisir peut passer par autre chose que la domination, il faut libérer les femmes et les hommes d'un poids énorme"

L'universitaire, spécialiste de la question du genre au cinéma publie "Le regard féminin, une révolution à l'écran" aux éditions de l'Olivier.

Article rédigé par franceinfo, Thierry Fiorile
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Iris Brey (Thierry Fiorile)

franceinfo : comment définissez-vous le regard féminin ?

 Iris Brey : Le regard féminin, ce n'est pas une inversion de ce regard masculin, ce n'est pas de regarder des hommes comme des objets, c'est de vraiment essayer de déplacer le regard et d'être dans l'expérience du regard féminin et de partager ce que les héroïnes ressentent. C'est d'arrêter d'être dans l'identification du héros, mais d'être dans le partage de l'expérience d'une trajectoire d'héroïnes.

On n'a pas attendu #metoo pour faire des films avec ce regard féminin…

Oui, le regard féminin il existe depuis la naissance du cinéma quasiment. Alice Guy, en 1906, commence à le mettre à l'œuvre en voulant raconter des histoires et des narrations qui ne parlent que de l'expérience féminine, notamment de la grossesse, alors que c'est quelque chose qu'en 2020, on n'a toujours pas fait. Donc, c'est un regard qui a toujours été là, mais qui a presque fait partie d'une contre-culture. Parce que la plupart des films qui mettent en avant ce regard féminin ont été invisibilisés, n'ont pas été montrés, ont disparu. Et il faut aujourd'hui, en tout cas, c'est ce que j'essaye de faire avec ce livre, les remettre en avant. Et montrer qu'en fait, ça fait un corpus et du coup, ça peut prendre corps. Et donc, on peut maintenant les voir.

L'un des plus beaux exemples aujourd'hui, c'est Céline Sciamma, Le portrait de la jeune fille en feu. En quoi, précisément, la façon dont elle filme ses protagonistes est révolutionnaire?  

D'une certaine manière, c'est révolutionnaire parce qu’elle invente beaucoup de choses. Céline Sciamma nous montre deux héroïnes qui sont à égalité déjà dans leur physique. Elles font la même taille, elles se regardent droit dans les yeux. Et puis, elles vont se désirer et elles vont se désirer en se regardant, en partageant et surtout en déconstruisant la notion de domination. L'une d'entre elles est peintre, l'autre est le sujet de la peinture, mais elle va décider justement de ne pas être juste objet, de la peindre, mais vraiment en sujet, et de lui dire qu'elle aussi, elle peut regarder. Et du coup, ça donne une histoire d'amour à égalité, sans drame, sans clash, sans tout ce à quoi on a été habitué dans les comédies romantiques, c'est autre chose. Ça dépasse tout ça et c'est très beau.

Est-ce que les hommes sont capables de ce regard-là?

Oui, absolument. Les hommes sont totalement capables de se plonger dans l'expérience féminine. Il faut le vouloir parce que c'est un geste conscient qu'un cinéaste fait quand il a vraiment envie d'être dans le corps des femmes. Mais James Cameron le fait dans Titanic. Kléber Mendonça Filho le fait dans Aquarius. Donc, il y a des œuvres vraiment très grand public et des œuvres du cinéma indépendant. Il y a des cinéastes qui ont envie de s'emparer des expériences féminines, mais c'est rare.

Il y a un chapitre passionnant et très fort dans votre livre sur le viol. C'est très important de dire à quel point le cinéma a façonné une l'érotisation du viol.

Ces agressions ont toujours été filmées du point de vue masculin, ont été minimisées, ont été filmées comme des scènes érotiques. Du coup, il y a beaucoup de messages brouillés qui sont envoyés aux spectateurs et spectatrices sur ce qu'est un viol et ses conséquences. Je pense qu'au moment de "Me Too", quand beaucoup d'hommes réalisent que quasiment toutes les femmes de leur entourage ont été harcelées, ont été agressées, ont été violées, il y a une prise de conscience qui se fait et on voit les choses un peu différemment. C'est la même chose que la fiction peut nous apporter : si on se plonge dans l'expérience du viol, je pense que oui, on s'interroge sur nos propres actes et sur notre manière de désirer. Et on comprend à quel point ces violences-là laissent des traces, parfois à vie.

Il est question de pouvoir dans les institutions. Cela changera quand les choses bougeront de ce côté-là aus si ?

Oui, bien sûr, il faut réfléchir à nos institutions. Il faut réfléchir à qui sont les personnes qui décident des récits qui arrivent jusqu'à nous, quels sont les films qui sont récompensés… En France, on a beaucoup de retard, mais j'ai l'impression qu'il y a quand même un petit frémissement. Avec les Césars, avec Terzian, on n'a plus envie de système opaque. On a envie de transparence. On a envie de comprendre et on a envie de savoir qui sont les personnes qui votent. Et ce n'est pas que dans le cinéma. Je pense que c'est partout. A ceux qui pensent que tout ça arrive avec un certain révisionnisme ou une certaine censure, je dis, non, absolument pas. Personne ne va interdire à ces hommes de faire du cinéma, de faire ces images-là. Moi, ce que j'espère, c'est qu'on revalorise certaines œuvres qui ont été oubliées, puis, surtout, qu'on s'intéresse à toutes celles qui sont en train d'arriver. Et les Césars montrent ça aussi parce que oui, il y a Polanski, mais il y a aussi Ladj Ly, Céline Sciamma. Et ça, pour moi, ce sont de nouveaux imaginaires qui arrivent jusqu'à nous. Tout le monde est gagnant, c'est à dire que de réfléchir au désir, au plaisir, ça peut passer par une forme de violence parce qu'il faut s'interroger sur des choses intimes, mais une fois qu'on se libère de ce regard masculin, c'est très, très joyeux.

Les hommes eux-mêmes se libèrent de l'injonction à la virilité ?

Oui, c'est la deuxième partie du programme. Je pense que la première partie avec "Me Too", c’était d'entendre la voix de ces femmes, de la recevoir. Et la deuxième partie, c'est de déconstruire. Qu'est-ce que c'est que la masculinité? Qu'est-ce que c'est que la virilité? Et de se dire que le plaisir peut passer par autre chose que la domination. C'est libérer les hommes et les femmes d'un énorme poids.  

"Le regard féminin, une révolution à l'écran" Iris Brey, Editions de l'Olivier

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