Les Touloulous : figures emblématiques du carnaval en Guyane
Elles ont entre 26 et 78 ans, installées pour dîner sur la terrasse de chez Christiane, en banlieue de Cayenne. Dans quelques heures, elles deviendront Touloulous : elles seront déguisées de la tête au pied pour aller inviter des hommes à danser. Cette tradition fait partie du carnaval en Guyane, rituel incontournable pendant deux mois et qui démarre après l'Epiphanie. Les Guyanais font la fête en fin de semaine, défilent dans les rues, et se donnent rendez-vous aux soirées Touloulous (l'inverse existe aussi : les soirée Tololos).
"Ils font le 'piké' comme des chiens"
Ambiance bien animée dans cette famille, avec "Tata", doyenne, très loquace sur la question, qui ne pratique plus depuis quelques années et regrette que les jeunes ne sachent plus danser : "ça a beaucoup changé ! ", assure-t-elle. "Avant, c'était des hommes murs qui allaient là-bas, pas des petits jeunes comme maintenant ", dit-elle. "Maintenant ils font le 'piké' comme des chiens, c'est pas beau à voir ", ajoute-t-elle, en référence à ce pas de danse qui consiste à donner un coup de reins de manière vigoureuse à son partenaire. Mais les jeunes de l'assemblée ne sont pas d'accord et assurent qu'ils savent danser.
Après la soupe, après la galette, l'heure des préparatifs est venue, et chacune s'affaire à son costume : jupe, robe, cagoule, chapeau, chaussures, gants, le moindre centimètre de peau doit être couvert. Les femmes ne doivent pas être reconnaissables. Elles enfilent aussi de nombreux jupons superposés, pour modifier leurs formes. "Mais chez les jeunes, les tenues sont de plus en plus près du corps ", regrette Tata.
Julie, vêtue de nombreuses épaisseurs rouge à paillettes, change aussi de parfum, "des femmes mettent aussi des lentilles pour modifier la couleur de leurs yeux ", explique-t-elle. Les "métros" (les blancs) peuvent aussi se noircir le contour de l'œil. "Derrière mon loup je fais ce qui me plaît, me plaît, devinez, devinez qui je suis " : au passage notez que c'est bien ce genre de soirées que chantait en 1985 la Compagnie créole.
Mais certaines ont pris leur "retraite" des Touloulous, comme Christiane, qui reçoit chez elle ce soir : l'investissement revient trop cher pour elle, entre l'achat ou la location de costume, le prix de la soirée... Sans compter qu'à une époque les hommes payaient les boissons au bout de quelques danses, mais "plus maintenant " regrette Tata. "Depuis que la vie est devenue plus chère, beaucoup de gens raccrochent ", confirme Marie-Renée.
"L'anonymat permet d'aller davantage les uns vers les autres"
Pour Julie, Touloulou depuis quelques années, "c'est d'abord le plaisir de danser ". Vient ensuite le plaisir "d'être quelqu'un d'autre " et le "mystère ". "L'anonymat permet d'aller davantage les uns vers les autres ", confie-t-elle, en enfilant ses gants rouges, dernière touche du costume. "Le lendemain, je peux croiser dans la rue un homme avec qui j'ai dansé la veille, mais je fais comme si de rien n'était, de toutes façons lui ne me reconnaît pas ", ajoute-t-elle.
"Le code du Touloulou : il ne doit jamais se démasquer ", "l'homme doit tomber amoureux du masque, pas de la femme ", répète l'assemblée de femmes en cœur. "Malheureusement il y a des dérives, beaucoup de dérives ", note Marie-Renée tandis que Tata mentionne carrément des "orgies ".
"La femme a le pouvoir"
Maintenant direction la piste de danse : "Chez Nana", une des deux institutions des soirées Touloulous à Cayenne. Au bord du dancefloor, les hommes sont contraints d'attendre, car ce soir "le Touloulou est roi ", ce sont les femmes qui mènent et viennent choisir leurs cavaliers pour les entraîner sur la piste le temps d'une danse. "Le seul moment de l'année où la femme a le pouvoir ", disait une des Touloulous chez Christiane. Robert, au bord de la piste, confirme : "il y a un côté mystique, on se demande qui est sous le masque, c'est jouissif, on s'imagine des choses, il y a le mystère du Touloulou ".
Au rythme de la mazurka, de la biguine, de la rumba, les corps à corps s'enchaînent jusqu'à 5h du matin en général. "Quand je suis en forme je rentre le premier, et je sors le dernier ", explique un danseur qui se prépare à de telles soirées avec "un petit footing et une bonne soupe ". Monsieur considère qu'il est un des meilleurs danseurs, on le surnomme "le diabolo ", dit-il. "T ous les Touloulous me regardent et disent : il est bon ce mec ! ", assure-t-il. Et ce qu'il maîtrise particulièrement c'est ce fameux "piké" : "A gauche, à droite, au milieu, en arrière, dans tous les sens ", "ce ne sont pas les hanches, ce sont les fesses ". Il confirme qu'il s'agit là de gestes très sensuels :
"Je ne vois pas une personne sans masque faire ce truc-là"
Lorsque les lumières diminuent c'est le "quart d'heure de charme", le rythme ralentit, pour reposer le Touloulou et le cavalier. On dit que les hommes qui attendent trop longtemps sur le côté de la piste sont les moins bons danseurs. "On ne prend pas les sauvages, on prend ceux qui sont doux, ceux qu'on a repérés et qui dansent bien, ou ceux qui sentent bon ", confie une des Touloulous en modifiant sa voix pour ne pas être trahie en public.
La situation laisse place à beaucoup d'imagination : la légende dit que parfois sous les masques, les femmes seraient en fait des hommes. Tata raconte aussi qu'autrefois, quand "les hommes ne laissaient pas leurs femmes aller danser, elles ne disaient rien ", mais le soir venu, elles étaient là et le mari ne le savait pas, parfois même elles dansaient avec un autre homme juste à côté de lui.
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