"L'œil du 20 heures" : des bilans de compétences sous surveillance
Lorsqu’elle a découvert le résultat de son bilan de compétences, après sa formation en graphisme, Amandine a d’abord cru à une mauvaise blague. Elle égrène une liste sans fin : arboriculteur, coiffeur, commissaire-priseur, constructeur de décors... Une liste de plus de 360 métiers censés correspondre à son profil.
Pour la jeune femme, pas de doute. "Dix métiers auraient été beaucoup plus pertinents que neuf pages de métiers complètement hétéroclites et qui n’ont rien à voir les uns avec les autres." Pourtant, elle a obtenu ces recommandations après avoir réalisé différents tests, sans valeur scientifique, accompagnée par une conseillère. Sur ses envies de stabilité, d’autonomie ou d’international. Le tout pour 2 100 euros, financés avec l’intégralité de son compte personnel de formation (CPF). Avec le recul, reste à Amandine un sentiment de grand gâchis.
Le label Qualiopi, un sésame indispensable
Tous les actifs ont un CPF. Pour chaque année travaillée, votre compte est automatiquement crédité de 500 euros, financés en grande partie par votre employeur. Cette somme ne peut être utilisé que pour des formations.
Pour être référencés sur la plateforme officielle du CPF, les organismes de formation doivent obtenir le label Qualiopi, censé assurer la qualité et le sérieux du suivi. Et aussi respecter le format du bilan de compétences, défini clairement dans un document de la Caisse des dépôts et consignations, publié en mars 2023, qui en rappelle les règles d'éligibilité. Il ne s’agit pas de coaching, de développement personnel ou de bien-être.
Pourtant, une fois sur le site du CPF, des intitulés de bilans de compétences labellisés éveillent notre attention. Des bilans pour les profils dits “atypiques”, les hauts potentiels intellectuels ou des encore des bilans ésotériques. Nous nous inscrivons à l’un d’entre eux : un bilan de 24 heures, entièrement en ligne. Et dès les premières minutes, le discours a de quoi surprendre.
La conseillère nous annonce utiliser "des méthodes de coaching, de développement personnel et de spiritualité dans le premier module, dans le module super-pouvoirs”. D'après les règles, la première phase du bilan est censée être consacrée à l’analyse des besoins, pas à la "libération de son karma" (un des exercices apparaissant sur la plateforme de notre conseillère). Elle nous révèle avoir appris cette méthode et ces exercices énergétiques dans un centre bouddhiste. Lorsque nous lui posons la question d'un possible blocage du financement par le CPF, elle nous rassure : aucun souci, car elle respecte le protocole. Du moins en apparence. Car sur le devis qu’elle nous a envoyé, nulle mention du programme qu’elle compte réellement nous faire suivre. La prestation est facturée 1 997 euros.
Des dérives persistent
Ces pratiques abusives ne seraient pas une exception, d’après les représentants du métier. Sophie Clamens, déléguée générale de la Fédération nationale des centres interinstitutionnels de bilans de compétences, n'a pas l'air étonnée lorsque nous lui présentons les résultats de notre enquête. "Je suis effarée, c'est tout sauf du bilan de compétences, lâche-t-elle. On me fait encore remonter des cas comme ceux-là. Il y a encore des aberrations."
Ces dérives, la Cour des comptes les a signalées dans un rapport publié en juin. Pour y faire face, elle appelle à définir “un plan de lutte contre les fraudes à la formation professionnelle ciblant particulièrement la certification Qualiopi et le compte personnel de formation". A date, elle constate que les organismes de contrôle manquent de moyens pour remplir leur mission.
Des contrôles difficiles
Quelque 3 700 organismes de formation en bilans de compétences sont labellisés. Parmi eux, des entreprises qui se présentent comme “les leaders du marché”, avec leurs dizaines de conseillers à travers la France. Il s’agit en réalité d’un système de sous-traitance. Tous ces conseillers ne sont pas salariés, mais indépendants. Ils n’ont pas obtenu eux-mêmes le label Qualiopi. Mais en faisant partie du réseau d’une entreprise labellisée, ils sont disponibles sur le site du CPF.
Yvelise Garnier a réalisé des bilans de compétences pour l’une de ces entreprises. Pour elle, pas de doute : "L'intérêt est avant tout financier. Cela leur permet d'économiser des coûts sur les salariés. C'est une ubérisation du métier." Elle dit y avoir constaté un manque de sérieux. "On n'a jamais vérifié ni mon expérience, ni mes diplômes. J'aurais tout aussi bien pu raconter n'importe quoi." Elle a depuis mis fin à sa collaboration avec l'entreprise.
Contacté, le ministère chargé de l’Enseignement et de la Formation professionnelle, en charge du label Qualiopi, dit se trouver dans une “phase de régulation acharnée” des organismes frauduleux. Selon nos informations, il prévoit la publication d’un décret mettant fin à ce système de sous-traitance dans les prochains jours.
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