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Présidentielle : dix questions sur la campagne invisible dans le monde de la finance

Publié
Temps de lecture : 21min
Article rédigé par franceinfo, Benoît Collombat
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Un millier de fonctionnaires d’État par an sont concernés par le pantouflage. Dix semaines avant la présidentielle, enquête sur ces transferts du public au privé, souvent dans la finance.

Le monde politique et le monde financier sont bien souvent imbriqués, entretenant des relations complexes et floues. Près d'un millier de fonctionnaires d'État se tournent chaque année vers le secteur privé et notamment la finance. On appelle cela du pantouflage. Quelques semaines avant l'élection présidentielle française, franceinfo enquête sur ces allers et venues et leurs éventuelles conséquences.

1Le "pantouflage", qu'est-ce-que c'est ?

Le pantouflage est le fait de passer du secteur public au secteur privé. À l’origine, cette expression est utilisée par les polytechniciens. En effet, dans le jargon de l'École polytechnique, il y a ceux qui choisissent "la botte", c’est-à-dire le public, et ceux qui choisissent "la pantoufle", le secteur privé. Le pantouflage concerne autant la droite que la gauche. Il s'agit d'un phénomène structurel, qui s’est accéléré ces dernières années, puisqu'un millier de fonctionnaires d’État par an sont concernés.

Parmi les "pantoufleurs" ayant eu des responsabilités à la tête de la France, il y a Julien Pouget, l'ancien conseiller économie de François Hollande qui est parti travailler pour Total, Xavier Piechaczyk, un ex-conseiller transport et environnement de du président, qui a rejoint le directoire de RTE (réseau de transport d’électricité), David Kessler, ancien conseiller culture et communication, qui est parti travailler pour Orange studio, et enfin Benoît Loutrel, qui était le numéro 2 de l’autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Acerp) et qui a été recruté par Google France.

Les hauts fonctionnaires aiment particulièrement le milieu de la finance

Mais, s’il y a bien un milieu que les hauts fonctionnaires affectionnent tout particulièrement, c’est celui de la finance, comme le démontre la liste non-exhaustive de personnalités qui ont rejoint le milieu de la banque. Par exemple, David Azéma était directeur général de l’agence des participations de l’État (APE), et il est recruté par l’une des plus grandes banques d’affaires américaines, Bank of America - Merryl Lynch. Il y a aussi Jean-Jacques Barbéris, qui fut conseiller pour les affaires économiques de François Hollande. À peine nommé, il est recruté par une société de gestion d’actifs liée au Crédit agricole et à la Société générale.

L'un des cas les plus emblématiques est peut-être celui de Jean-Pierre Jouyet, actuel secrétaire général de l’Élysée. Il a été directeur adjoint de cabinet de Lionel Jospin, directeur du Trésor, président de Barclays-France, secrétaire d’État aux Affaires européennes dans le gouvernement de François Fillon, président de l’Autorité des marchés financiers, et directeur général de la Caisse des dépôts et consignations.

2Existe-t-il un "rétro-pantouflage" ?

Le "pantouflage" fonctionne aussi dans l’autre sens : c’est le "rétro pantouflage". De plus en plus de hauts fonctionnaires partis dans le privé reviennent ensuite dans le public. On parle également de "portes tournantes" ("revolving doors" en anglais). Deux exemples : Emmanuel Macroninspecteur des finances parti travailler dans la banque Rothschild, avant d’être nommé secrétaire adjoint de l’Élysée, puis ministre de l’Économie et aujourd'hui candidat à la présidence de la République. Ou encore Nicolas Namias, passé par la direction du Trésor, la Banque Populaire Caisse d’Epargne, qui devient conseiller du Premier ministre Jean-Marc Ayrault et repart dans le privé, comme directeur de la stratégie de la banque d’affaire Natixis. 

3Comment expliquer ces allers-retours ?

Il y a d’abord un contexte historique et économique qui a évolué en défaveur de l’Etat. "Le rapport de force entre l’ordre économique et l’ordre politique a bougé en faveur de l’ordre économique. À l’échelle individuelle, les opportunités de carrière offertes à d’anciens hauts fonctionnaires dans le privé sont incomparables", analyse le sociologue Paul Lagneau-Ymonet. "Autrefois, vous pouviez décider de servir l’Etat parce que vous vouliez avoir le pouvoir, puis vous alliez dans le privé parce que vous vouliez l’argent", ajoute-t'il. "Aujourd’hui, vous pouvez avoir le beurre et l’argent du beurre, dans un temps très réduit." 

Ainsi, le salaire d’un haut fonctionnaire qui va "pantoufler" dans la banque peut être multiplié par dix, voire plus. Ces allers-retours sont d'ailleurs de plus en plus rapide : en théorie, un haut fonctionnaire sert l’État pendant dix ans, dont quatre juste après son diplôme, sous peine de rembourser "la pantoufle", c’est-à-dire une partie du coût de ses études payé par l’État. Mais dans la pratique, les délais pour "pantoufler" sont de plus en plus courts, spécifiquement dans certains corps de l’Etat, comme les Inspecteurs des Finances.

Selon le sociologue François Denord, "les sorties vers le privé s'effectuent relativement tôt" et cela concerne également des cadres de Bercy, où le MS3P (Mission suivi personnalisé et parcours professionnel) s’occupe de recenser les offres de recrutement venues du privé. 75 % des inspecteurs des finances, selon lui, iront pantoufler au cours de leur carrière, dont un bon tiers de manière durable ou définitive.

4Quel encadrement ?

Ces passerelles avec la finance finissent par déteindre sur l’état d’esprit de certains hauts fonctionnaires, et à créer une vision commune des choses, au détriment de la régulation financière. "Quand vous êtes au Trésor, vous savez que si vous voulez par la suite faire une carrière mieux rémunérée, vous allez le faire dans le secteur bancaire", analyse Christophe Nijdam, ancien banquier et ex-secrétaire général de l’ONG Finance Watch.  "Vous avez toujours un petit lutin à l’arrière de votre cerveau qui vous dit que ce n’est peut-être pas très malin d’aller à l’encontre des désirs du secteur bancaire… au cas où", ajoute-t'il. 

Ces pantouflages sont censés être encadrés par une Commission de la déontologie de la Fonction publique. Les avis de cette Commission ne sont pas publics mais un rapport annuel est publié. Les fonctionnaires ont l’interdiction pendant trois ans d’aller travailler dans une entreprise avec laquelle ils ont eu un lien. La grande majorité des demandes de pantouflages est validée par cette Commission de déontologie. Seuls 2% d’avis négatifs sont rendus.

Selon le président de la Commission de déontologie de la Fonction publique, la loi pénale est strictement appliquée. "Bien sûr, il y a une marge d’appréciation", explique Roland Peylet, "il n’est pas toujours facile de se faire une opinion juste sur la part qu’a pu prendre un fonctionnaire dans une prise de décision concernant une entreprise." Et il ajoute : "Des allers et venues sont non seulement possibles, mais à priori encouragées par le législateur, entre la fonction publique et l’exercice d’activités privées. Si le législateur prend une orientation contraire, nous ferons ce que veut le législateur." Plus de 50 % des autorisations de "pantoufler" sont assortis de conditions, émises par la Commission de déontologie. Mais le contrôle de ces réserves reste difficile à appliquer.

5À quoi sert la loi bancaire ?

La loi dite de séparation bancaire en juillet 2013 reste très timide et ne sépare pas réellement les activités spéculatives des banques, des activités de crédit. Thierry Philipponnat, directeur du think tank Institut Friedland, ancien secrétaire général de l’ONG Finance Watch n'est pas très positif sur cette loi. Selon lui, elle montre à quel point le lobby bancaire peut peser sur le législateur. "Cette loi a été adoptée parce que les responsables des grandes institutions financières ont convaincu ceux qui avaient le pouvoir politique que ce texte devait avoir l’apparence de la réforme. Mais en réalité, cette loi n’a pas changé grand-chose…" explique-t'il. 

Ainsi, par exemple, Marie-Anne Barbat-Layani, actuelle directrice générale de la Fédération bancaire française, passée par le Trésor, a conseillé le ministre PS des Finances Christian Sauter, avant de retourner dans le privé, comme directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole. En 2010, elle est nommé directrice adjointe du cabinet du Premier ministre François Fillon, avant de défendre aujourd’hui les banques françaises.

L'ancien banquier et ex-secrétaire général de Finance Watch, Christophe Nijdam, analyse : "Il y a une sorte de verrouillage et d’endogamie qui bloque ou limite la régulation bancaire. On se comprend, on parle le même langage. Nous sommes des experts. On va présenter des intérêts comme étant dans l’intérêt général. Circulez, il n’y a rien à voir !"

6D'où vient le problème ?

Les questions posées par la nomination de François Villeroy de Galhau renvoient à la façon dont l’Etat considère l’oligopole bancaire. Pour Michel Crinetz, ancien superviseur financier, le problème est "plus structurel que personnel."  "On ne soupçonne pas le gouverneur de la Banque de France de défendre les intérêts de BNP-Paribas, explique Michel Crinetz. "Il va défendre les intérêts des banques, en général, au lieu de les superviser. Il considère qu’il est là pour favoriser les champions nationaux, que ce qui est bon pour la BNP ou pour la Société générale est bon pour la France. Il ne faut surtout pas les critiquer, ni les sanctionner."

Un rapport confidentiel de l’OCDE daté de 2009, fait le même constat en Australie, en Belgique, au Canada, en Irlande, en Nouvelle-Zélande, et au Royaume-Uni. Là encore, l’OCDE s’inquiète des conséquences du pantouflage et des "portes tournantes" sur les autorités de régulation. On y lira ainsi que "les relations proches entre, d’un côté, les régulateurs et le pouvoir politique, et de l’autre, l’industrie de la finance et ses lobbyistes, sont alimentées par le recyclage régulier de personnel entre ces deux univers. (…) S’attaquer aux portes tournantes constitue le début d’un processus indispensable afin de restaurer la confiance des citoyens dans le système politique et le fonctionnement des marchés financiers".

7Comment Manuel Barroso a-t-il été recruté par Goldman Sachs ?

Ce système des portes tournantes se retrouve également à l’échelle européenne. On a pu le constater, en septembre 2016, lorsque l’ancien président de la Commission européenne (2004-2014), Manuel Barroso a été recruté par la banque Goldman Sachs. Ce recrutement a provoqué une onde de choc. Une pétition lancée par des fonctionnaires européens a recueillie plus de 150 000 signatures. Un porte-parole des fonctionnaires européens, qui tient à rester anonyme, est très amer : "Nous avons l’impression d’avoir été trahis de voir que ce président de la Commission pour qui nous avons travaillé, rejoigne une banque impliquée dans le scandale des subprimes, et qui a aidé la Grèce à maquiller ses comptes et à spéculer sur ses malversations."

Selon les règles de l’Union européenne, ce pantouflage n’a pourtant rien d’illégal. En effet, les commissaires européens doivent respecter un délai de 18 mois avant de "pantoufler" dans le privé, ce qu’a fait Manuel Barroso. La Commission européenne propose désormais de faire passer ce délai à deux ans, trois ans pour les anciens présidents. Pour les députés européens, en revanche, il n’y a aucun délai légal pour "pantoufler", alors que leurs collaborateurs, eux, doivent respecter une période de deux ans.

8Quelle surveillance au niveau européen ?

Un comité d’éthique peut se prononcer sur ces "pantouflages". Mais ses avis ne sont pas contraignants. L’article 245 du traité de l’Union européenne prévoit seulement "un devoir d’honnêteté et de délicatesse de la part des commissaires dans l’acceptation de fonction, à l’issue de leur mandat." Ce comité d’éthique, nommé par le collège des commissaires européen, n’est pas vraiment indépendant. Il est composé de trois membres : un ancien juge néerlandais à la Cour de justice de l’Union européenne, un social-démocrate allemand, ex-membre du Parlement européen et un ancien haut responsable autrichien à la Commission.

Dans le cas de Manuel Barroso, le comité d’éthique a conclu qu’il y avait "sans doute, un manque de jugement" de la part de l’ex-président de la Commission européenne, mais "pas d’infraction". Une plainte a été déposée par le collectif d’employés des institutions européennes à l’origine de la pétition auprès du médiateur européen, l’irlandaise Emily O’Reilly : "Je vais faire une enquête. Je vais interroger la Commission et le comité d’éthique. J’ai le pouvoir d’examiner n’importe quel document qui puisse m’aider dans ma réflexion. Puis, je ferai des recommandations."

Le médiateur européen n’a pas de pouvoir de sanction, mais il peut mener des investigations et faire des propositions de réformes. À Bruxelles, 15 000 lobbyistes sont à l’œuvre. Des commissaires européens sont ainsi régulièrement recrutés par des entreprises avec lesquelles ils sont en contact.  Par exemple, la Néerlandaise Nelly Kroes, ancienne commissaire à la concurrence et à l’Economie numérique, est embauchée par Bank of America - Merryl Lynch et par la société Uber. On retrouve son nom dans l’affaire des Bahamas Leaks, par le biais d’une société off-shore qu’elle dirigeait. 

9Quelle est l'ampleur du phénomène en Europe ?

Le rapoort de l’ONG "Transparency International" permet de prendre la mesure de l’importance de ces pantouflages européens. 30% des anciens députés du parlement européen travaillent pour des organisations inscrites au registre des lobbyistes de l’Union européenne. Plus de 50% des ex-commissaires européens sont devenus lobbyistes. 

10Quelles conséquences sur les régulations financières ?

Après la crise financière de 2007-2008, le président de la Commission européenne Manuel Barroso a fait appel à un groupe d’"experts" pour rendre un rapport censé réformer "la supervision financière". Mais la plupart de ces "experts" étaient liés au secteur bancaire  (Citygroupe, Morgan Stanley, BNP-Paribas…).

Jacques de Larosière, ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI), ex-gouverneur de la Banque de France, conseiller de la banque BNP-Paribas et auteur d’un rapport sur la régulation et la supervision des banque, se souvient : "Lorsque Monsieur Barroso m’a appelé, j’avais officiellement quitté BNP-Paribas la veille. J’ai accepté de me remettre au travail. Mais je l’ai fait avec la considération de l’intérêt public. Je n’ai pas regardé si c’était intéressant pour BNP, cette idée ne m’a même pas effleuré…"

La régulation préjudiciable à l’activité économique ?

Outre "l’expertise", l’autre argument avancé par le lobby bancaire est celui d’une régulation qui serait préjudiciable à l’activité économique. Selon Sébastien de Brouwer, porte-parole de la Fédération européenne des banques, "les institutions européennes doivent connaître l’impact des décisions qu’elles prennent." "Pour connaître cet impact, les institutions ont besoin d’être informées par des experts", souligne Sébastien de Brouwer. "C’est le rôle que nous jouons. Nous sommes attentifs à l’impact de ces décisions sur le financement de l’économie."

Michel Barnier, commissaire européen chargé des services financiers et du marché intérieur, a tenté d’imposer des règles plus strictes pour les activités à risque des banques. Il s’est heurté à un mur. Le gouverneur de la Banque de France, à l’époque Christian Noyer, a clairement désavoué la volonté de régulation du commissaire Barnier : "Les idées qui ont été mises sur la table par le commissaire Barnier sont, je pèse mes mots, irresponsables et contraires aux intérêts de l'économie européenne. J’espère que ce projet restera enterré et qu'il n'aura aucune suite."

En cause, le manque d'expérience du terrain des décideurs politiques

Une quarantaine de textes ont finalement été adoptés mais sur l’essentiel, Michel Barnier n’a pas été suivi. Jean-Michel Naulot, ancien banquier, ex-régulateur à l’Autorité des marchés financiers appelle cela "le temps des lobbys" : "Aux Etats-Unis, le président Obama avait demandé au secrétaire au Trésor Paul Volcker de réformer les banques. On est passé d’un texte de 39 pages… à 950 pages ! Les textes sont dénaturés. Michel Barnier avait fait un excellent travail. Mais on en a fait des confettis." Au sein du Parlement européen, certains députés tentent de résister à cette "capture intellectuelle", comme par exemple Philippe Lamberts. "Le travail des lobbyistes financiers n’est pas très difficile, parce que bien souvent, avec des arguments bateaux, ils parviennent à emporter le morceau", souligne l'eurodéputé Vert belge. Et il raconte : "J’ai passé 22 ans dans le secteur privé, dans une multinationale américaine, j’ai constaté les ravages de la financiarisation. Donc, il ne faut pas venir me raconter des salades ! Malheureusement, la plupart des décideurs politiques n’ont aucune expérience de terrain. Ou alors, ils ne veulent pas mordre la main qui pourrait un jour les nourrir."

Aux États-Unis, ces pantouflages bancaires ont pris une ampleur considérable. Ainsi, de nombreux anciens membres de Goldman Sachs se retrouvent à des postes clés de l’administration du président américain Donald Trump. C'est le cas du conseiller du président, Steve Bannon ou du secrétaire au Trésor américain, Steven Mnuchin. Conséquence : Donald Trump vient d’annuler toute une série de régulations bancaires. Les "portes tournantes" sont donc désormais bien dans toutes les têtes.

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