Affaire Benalla : le Sénat a-t-il porté atteinte à la séparation des pouvoirs ? On a posé la question à un constitutionnaliste
Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel, estime que la chambre haute reste dans son rÎle avec ses propositions pour améliorer le fonctionnement de l'administration de l'Elysée.
Une critique peu voilĂ©e. Le Premier ministre Edouard Philippe s'est dit "surpris", jeudi 21 fĂ©vrier, du rapport de la commission d'enquĂȘte du SĂ©nat sur l'affaire Benalla. Il juge que le SĂ©nat sort de son rĂŽle avec ses recommandations, sur l'organisation de l'ElysĂ©e. "Traditionnellement, la sĂ©paration des pouvoirs fait qu'il n'appartient pas ni Ă l'AssemblĂ©e nationale ni au SĂ©nat de se prononcer sur l'organisation interne de la prĂ©sidence de la RĂ©publique", estime-t-il.
Mais le SĂ©nat est-il allĂ© au-delĂ de ses prĂ©rogatives ? A-t-il vraiment violĂ© le principe de sĂ©paration des pouvoirs en Ă©mettant une liste de treize prĂ©conisations sur le recrutement et l'utilisation des collaborateurs Ă l'ElysĂ©e ? Franceinfo a interrogĂ©Â Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel Ă l'universitĂ© de Paris I â PanthĂ©onâSorbonne.
Franceinfo : Le Sénat a-t-il porté atteinte à la séparation des pouvoirs en émettant des propositions sur l'organisation de l'Elysée ?
Dominique Rousseau : Non, on ne peut pas parler ici d'atteinte à la séparation des pouvoirs. Il y aurait atteinte à la séparation des pouvoirs si le Sénat demandait des comptes sur le contenu de la politique du président de la République, s'il remettait en question des mesures qu'Emmanuel Macron a prises comme la suppression de l'impÎt sur la fortune ou la hausse des droits universitaires pour les étrangers. Mais là , le Sénat se contente de faire des recommandations sur l'organisation de l'Elysée en pointant des dysfonctionnements, et en préconisant davantage de transparence. Ces recommandations concernent uniquement l'administration de la présidence de la République. Donc, elles ne portent pas atteinte à la séparation des pouvoirs.
De la mĂȘme façon, et au nom de la mĂȘme conception de ce qui relĂšve ou non de la sĂ©paration des pouvoirs, j'ai dĂ©fendu une interprĂ©tation de la Constitution selon laquelle Emmanuel Macron pouvait ĂȘtre auditionnĂ© par la Commission d'enquĂȘte du SĂ©nat. Que dit en effet l'article 67 de la Constitution? Il dit que le prĂ©sident de la RĂ©publique ne peut ĂȘtre auditionnĂ© ni par une juridiction, ni par une autoritĂ© administrative. Une commission d'enquĂȘte du SĂ©nat n'est ni l'une ni l'autre. Et le prĂ©sident est bien le responsable en derniĂšre instance de l'administration de l'ElysĂ©e, au-dessus du secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral. On ne lui demande pas des comptes sur la politique qu'il conduit, mais sur l'organisation de son administration.
Donc, selon vous, le SĂ©nat ne sort pas de son rĂŽle ?
Non, pas plus que le président de la République ne porte atteinte à la séparation des pouvoirs quand il prÎne la diminution du nombre de députés ou de sénateurs, ou quand il veut accélérer le processus législatif ou interdire le cumul des mandats.
Personne n'a poussĂ© les hauts cris Ă ce moment-lĂ , et le principe de la sĂ©paration des pouvoirs, Ă juste titre, n'a pas Ă©tĂ© Ă©voquĂ©. Les sĂ©nateurs n'ont pas Ă reprocher au prĂ©sident de s'immiscer dans les affaires du Parlement parce qu'il veut diminuer le nombre de parlementaires. De la mĂȘme façon, le SĂ©nat ne sort pas de son rĂŽle quand il parle d'Ă©thique ou de droit du travail dans l'organisation de l'ElysĂ©e.
Pourquoi le SĂ©nat s'attire-t-il les foudres du gouvernement ?
Il faut rappeler que la fonction premiĂšre du Parlement n'est pas de voter la loi, mais de contrĂŽler l'action de l'exĂ©cutif et l'utilisation des deniers publics. Avec la commission d'enquĂȘte sur l'affaire Benalla, le SĂ©nat retrouve cette fonction du Parlement oubliĂ©e trop longtemps. Comme l'AssemblĂ©e nationale est soudĂ©e Ă l'exĂ©cutif par la grĂące du scrutin majoritaire Ă deux tours [qui facilite les majoritĂ©s tranchĂ©es, d'autant plus depuis que les lĂ©gislatives sont organisĂ©es dans la foulĂ©e de la prĂ©sidentielle depuis l'instauration du quinquennat en 2002], le contreâpouvoir passe nĂ©cessairement par le SĂ©nat.
Or le SĂ©nat, lui, ne donne pas de majoritĂ© automatique Ă l'exĂ©cutif et c'est vrai depuis longtemps. C'est le SĂ©nat qui se mobilise pour fait tomber le gĂ©nĂ©ral De Gaulle en 1969, avec Alain Poher prenant la tĂȘte du "cartel des non" au rĂ©fĂ©rendum [perdu par le gĂ©nĂ©ral De Gaulle et portant prĂ©cisĂ©ment sur la rĂ©forme du SĂ©nat]. Et faire le tomber le gĂ©nĂ©ral De Gaulle, ce n'Ă©tait pas rien ! C'est le SĂ©nat encore qui a bloquĂ© les rĂ©formes voulues par le prĂ©sident François Mitterrand sur l'extension du rĂ©fĂ©rendum.Â
Ce contreâpouvoir a constamment provoquĂ© l'irritation de l'exĂ©cutif contre une chambre qu'il n'a jamais rĂ©ussi Ă contrĂŽler. Car le SĂ©nat a toujours Ă©tĂ© dans l'opposition Ă l'exĂ©cutif, parfois sous une forme forte, comme on l'a vu avec le gĂ©nĂ©ral De Gaulle, parfois sous une forme plus douce, comme c'Ă©tait le cas contre ValĂ©ry Giscard d'Estaing. Tous les contreâpouvoirs agacent, mais sans contreâpouvoirs, il n'y a pas de dĂ©mocratie.
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