Cinéma : « Razzia », de Nabil Ayouch, au cinéma le 14 mars
Au Maroc, à Casablanca, entre le passé et le présent, cinq destins sont liés. Différents visages, différentes luttes mais une même quête de liberté. Et le bruit d’une révolte qui monte ...
Extrait d’un entretien avec Nabil Ayouch
Le film se déroule à deux époques. À quoi correspondent-elles dans le contexte marocain ?
La première période se situe au début des années 80 et l’autre en 2015. Le début des années 80 correspond, au Maroc, à une accélération des réformes de l’arabisation qui avaient démarré dans les années 60, à la fin du protectorat, et qui exprimaient alors une volonté du pays de réappropriation de son identité à travers la langue. Ces réformes, communes aux trois pays du Maghreb, se sont accélérées en 1982 avec, en premier lieu, la généralisation de l’arabe et, surtout, la bascule vers un enseignement pratique de l’arabe classique nécessitant des professeurs « importés » des pays du Moyen Orient : Arabie Saoudite, Syrie, Egypte… car les professeurs locaux n’avaient pas été formés. Evidemment, ils n’ont pas seulement apporté la langue avec eux, mais aussi une idéologie et un islam salafiste qui n’est pas l’islam marocain correspondant, lui, au rite malekite, ouvert et tolérant. Si cette arabisation est commune au Maroc, à l’Algérie et la Tunisie, elle a été accompagnée au Maroc d’une suppression des humanités dans le cursus universitaire : la philosophie et la sociologie ont disparu et, ainsi, il y a eu une forme d’anéantissement de l’esprit critique. On voit les dégâts que cela a pu produire trente ou trente-cinq ans plus tard avec la génération qui est issue de cette réforme.
La seconde époque du film est l’été 2015 qui, pour moi, a été extrêmement chaud dans tous les sens du terme. Elle a été le goulot d’étranglement des contradictions d’une société qui, par essence, se trouve dans le paradoxe d’un conflit flagrant entre tradition et modernité. Et là, d’un seul coup, une série d’affaires extrêmement révélatrices de ce paradoxe se sont produites. L’interdiction très violente (et illégale) de « Much Loved », assortie d’une vindicte populaire et de toute une série de manipulations, mais aussi, en même temps, un concert de Jennifer Lopez qui déclenche un tollé chez les islamistes, des homos qui se font lyncher, des filles qui portent une jupe et se retrouvent inculpées, jugées… Ces différents évènements se déroulent dans un contexte de manifestations que l’on retrouve dans le film, celle des islamistes, des conservateurs, durant lesquelles une majorité de femmes protestent contre la réforme du code de l’héritage. A la question posée par le conseil national des droits de l’homme, ces femmes montent au créneau pour dire: « Non, on ne veut pas de l’égalité dans l’héritage »… En septembre, une bonne partie du pays se retrouve, avec une vraie gueule de bois face à ces paradoxes, violents, terribles. « Razzia » relie les deux époques.
Le film met en scène plusieurs personnages dans des contextes très différents. Quand vous avez écrit le scénario avec Maryam Touzani, la première idée était de faire un film choral ?
Au tout départ, l’idée avec Maryam était de revisiter des personnages que nous avons connus. Pas forcément tels qu’ils sont dans le film mais des personnages dont j’ai approché la cosmogonie depuis que je me suis installé au Maroc en 1999. Et pour moi, ces personnages étaient tous issus d’une minorité. D’ailleurs, tout mon cinéma, depuis que j’ai commencé, est un cinéma de minorités: les enfants de la rue (Ali Zaoua, prince de la rue), les jeunes qui deviennent des bombes humaines (les Chevaux de Dieu), des prostituées (Much Loved) et tous ceux qui portent en eux une différence. En cours de route, on a compris avec Maryam qu’ils ne formaient pas du tout un ensemble de minorités, au contraire. Dans le Maroc d’aujourd’hui, ils représentent une majorité, les uns additionnés aux autres, mais une majorité silencieuse. Ils portent en chacun d’eux une part de rêve, de volonté d’exister, de souffle de liberté et ça nous semblait important de les faire exister indépendamment les uns des autres. Ils sont réunis par ce sentiment d’étouffement et ce désir de liberté, palpable, concret, qui est énoncé dès le début du film avec le poème berbère. Nous nous sommes dit qu’il y avait du lien à créer entre eux mais, dans la mesure où ils faisaient partie de cette majorité silencieuse, il y avait aussi la nécessité qu’ils ne se rencontrent pas.
L’autre grand personnage de « Razzia » est Casablanca, la ville…
J’adore cette ville. Elle est une source d’inspiration profonde et totale. Je n’ai pas beaucoup de lieux d’ancrage. Je suis né à Paris, j’ai grandi à Sarcelles, en banlieue parisienne dans la diversité culturelle, dans une ville Tour de Babel où tout le monde se côtoyait même avec un fort communautarisme, d’une mère juive et d’un père musulman, étudiant à l’école laïque républicaine, à moitié français et à moitié marocain, mais finalement ni l’un ni l’autre. Puis, à trente ans, j’ai la volonté de m’installer à Casablanca, car la société marocaine m’inspire. Au fur et à mesure, je rencontre la ville qui devient celle où je me sens véritablement chez moi. Casablanca est sale, bruyante, agressive, elle tourne le dos à la mer, elle est désordonnée, il n’y a aucun schéma directeur urbain, et, en même temps, elle est d’une richesse incommensurable. Sans doute parce que je n’ai pas commencé par le Casablanca du centre, qui est assez étroit, mais par celui de la périphérie. Probablement à cause de mon parcours, je m’intéresse toujours à ce qu’il y a autour. Par cercles concentriques, je me suis rendu compte que cette ville regorge de secrets et de mystères, surtout pour une ville neuve. Casablanca est rebelle parce qu’elle ne se donne pas. Il faut la prendre, la vivre ou, en tout cas, essayer. J’aime la montrer, cette ville, en faire un personnage.
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